Voyage au centre du roman vernien
1Jules Verne et les inventions romanesques constitue un fort volume de plus de 500 pages, résultat d’un colloque qui s’est tenu à l’automne 2005 à l’occasion du centenaire de la mort de Jules Verne. Les organisateurs du colloque, Christophe Reffait et Alain Schaffner, ont réuni, aux éditions Encrage de l’Université de Picardie, les contributions de ce colloque généraliste dans le bon sens du terme : il s’agissait d’explorer l’art romanesque de Jules Verne. À la fois simple, immense et fascinante, cette question ouvrait ainsi des perspectives qui ont été explorées par pas moins de trente-trois collaborateurs. Comme le font remarquer les directeurs de la publication (p. 10-12), l’année du centenaire a été l’occasion de nombreuses publications consacrées au romancier et l’on ne peut que se réjouir de cette floraison d’études verniennes, qui prouvent la vitalité de l’imaginaire de l’auteur des Voyages extraordinaires. Mais indéniablement, le présent volume se démarquera par son amplitude et la valeur des collaborateurs qu’il a su mobiliser. Il ne peut être question de rendre compte de chacune des contributions : l’énumération aurait certes quelque chose de vernien, mais elle resterait fastidieuse (il faudra malgré tout ici et là s’y résoudre). Dressons la cartographie générale du volume, divisé comme il se doit en cinq continents (parties).
2Dans la première partie, « Le roman de la science », Jacques Noiray, Christèle Couleau, Marta Caraion, François Angelier, Maryse Petit, Regina Patzak et Roger Bozzetto s’interrogent sur les multiples relations que le roman de Jules Verne entretient avec la science. L’ambition de Verne est celle d’une « vulgarisation au deuxième degré » (Noiray, p. 34), c’est-à-dire d’intégrer au roman cette matière première abondante que sont les sources scientifiques consultées par le romancier, ce qui suppose toutefois bien plus qu’une simple reprise. Le romancier doit se plier aux contraintes du savoir scientifique tout en modelant ce savoir à partir d’une poétique romanesque originale qui fonde, en retour, un imaginaire de la science. Réconciliation profonde de l’art et de la science, le roman de Verne rend d’une certaine manière caduque le débat qui opposait les tenants de l’Art pour l’Art et les partisans d’une littérature au service du progrès, débat si vif dès le début du second Empire.
3Dans « Géographie et anthropologie », Guy Barthèlemy, Laurence Sudret, Régos Tettamanzzi, Françoise Michel-Jones, Anna Gourdet et Thierry Santurenne explorent certains imaginaires géographiques verniens, tels les pôles, le Royaume-Uni, l’Amazonie et l’Inde. Le regard que pose Verne sur le monde est complexe, il reflète un moment phare de la mondialisation, de l’industrialisation et de la colonisation. Un imaginaire exotique s’invente alors dans le monde occidental, imaginaire des extrêmes, du lointain, mais aussi recadré dans une représentation occidentalisée. Celle-ci a pour effet de teinter tout voyage d’une certaine monotonie, qui ne sera renversée qu’au prix d’une « déréalisation du monde » (Gourdet, p. 180) : certains paysages verniers ressemblent à des décors de théâtre et à des panoramas, ou alors ils s’assimilent aux planisphères lorsqu’ils sont contemplés du ciel (Cinq semaines en ballon). Le voyage devient alors artifice, et donc œuvre littéraire. Même la représentation de la violence exotique (par exemple l’anthropophagie dans Les enfants du capitaine Grant), que l’on peut aborder chez Verne à partir de l’anthropologie de René Girard, se trouve « édulcorée » par sa spectacularisation, « compromis entre le réel et sa propre déréalisation » (Santurenne, p. 187).
4« Des jeux formels au roman romanesque » est composé des contributions de Daniel Compère, Christian Robin, Sylvain Venayre, Jacques-David Ebguy, Yvon Le Scanff et Christian Chelebourg. Cette partie explore certains éléments de la poétique romanesque vernienne, comme l’intégration d’autres genres au sein même du roman (conte, poème, monologue, etc), les jeux formels auxquels se livre l’écrivain, qui ne sont pas sans préfigurer les expérimentations du Nouveau Roman, ou encore les procédés récurrents de conclusion des romans, très proches des procédés du conte pour enfant (« ils vécurent heureux… »). Si Verne est romancier, c’est donc aussi par cette conscience de romancier et de conteur qui affleure ses textes, laquelle l’invite à s’inscrire dans une tradition (celle de la robinsonnade, par exemple), à l’explorer, à l’expérimenter et à y réfléchir au sein même de la fiction. Cette partie est donc particulièrement intéressante en ce qu’elle contribue à reconnaître la modernité quasi formaliste et « métaromanesque » (Chelebourg, p. 264) de Jules Verne.
5La quatrième partie s’emploie notamment à défaire un stéréotype tenace porté habituellement aux romans de Verne, celui de romans à peu près exclusivement masculins. « L’amour et l’humour dans le romanesque vernien », avec les contributions de Jean-Pierre Picot, Isabelle Casta, Patrick Berthier, Jérôme Solal, Vincent Tavan, Monique Crampon et Timothy Unwin, montre au contraire la richesse des figures féminines et tout le ressort dramatique qui entoure leur présence. Il y a parfois chez Verne un « climax » de la déclaration amoureuse (Picot, p. 290) qui se déroule à un moment particulièrement crucial de l’aventure. Fiancées, mères, sœurs, compagnes de voyages parsèment l’œuvre du romancier et témoignent parfois d’un « éros tourmenté » (Casta, p. 299) que l’on a souvent occulté. Les premières créations du jeune Verne étaient des pièces de vaudeville qui lui permettaient de faire osciller le comique et le sentimental en un équilibre qu’exploiteront mieux les romans à venir (Berthier). C’est d’ailleurs ce qui a poussé Reffait et Schaffner à inclure dans cette partie les contributions qui portent sur l’humour vernien. Celles-ci montrent entre autres ce qui peut rattacher Verne à la fin de son siècle, les récits de l’écrivain s’élaborant en effet au moment où s’invente l’humour moderne. C’est jusqu’à l’esprit fumiste que Jérôme Solal tente ainsi de rattacher certains aspects du romancier des Voyages.
6La dernière partie, « Filiations et réception », s’intéresse aux relations que l’œuvre de Verne entretient avec certains mouvements littéraires contemporains (tel que le naturalisme) ou encore aux dettes qu’elle doit à des précurseurs. Ces ultimes contributions sont celles de Denis Mellier, Dimitri Roboly, Christophe Reffait, Joseph-Marc Bailbé, Jean-Luc Joly et Alain Schaffner. Elles portent sur Verne et le fantastique, sur l’intérêt de Verne pour Edgar Poe, et s’ouvrent également sur l’après Verne, en rapprochant ce dernier de Georges Perec (J.-L. Joly) ou encore en s’interrogeant sur la fortune critique de L’Île mystérieuse, roman souvent commenté par la critique d’après-guerre pour sa richesse de « roman romanesque » et de « roman du romanesque » (A. Schaffner, p. 490, reprenant les deux catégories établies par Jean-Marie Shaeffer). Si cette dernière partie est plus hétéroclite que les précédentes, elle n’en demeure pas moins intéressante. Elle donne enfin la place à un « Envoi » de Jean Delabroy, écrivain et fameux critique vernien, qui prend des allures émouvantes d’un adieu à Verne : « C’est la dernière fois que je m’exprime sur Verne ».
7Composer des actes de colloques est toujours un exercice périlleux, promesse d’ouvrages à l’équilibre instable et susceptible de n’intéresser que les spécialistes. Cela est vrai de ce Jules Verne et les inventions romanesques, mais c’est une réussite du genre par la qualité constante, tout au long de l’ouvrage, des contributions. Un index des noms et des titres aurait été souhaitable tant la matière est dense et variée, mais au bout de 500 pages il fallait sans doute mettre un terme au voyage.