Au pays des réducteurs de textes
1« Les réducteurs de textes » : il y a quelque chose de volontairement plaisant et qui fleure bon le titre de roman populaire dans l’intitulé choisi par les éditeurs de ce dossier du Rocambole1. Il annonce une aventure palpitante, voire une expédition périlleuse, au cours de laquelle le lecteur découvrira le lieu reculé où se perpètrent d’étranges crimes ou rituels, mais ravivés par de sordides trafics, et dont le texte sort monstrueusement défiguré pour être porté autour de son cou, comme autant d’amulettes, par un éditeur triomphant.
2Les articles rassemblés par Daniel Compère et Philippe Ethuin portent tous, Rocambole oblige, sur le roman populaire français du milieu du XIXe siècle au début du XXe siècle, en tenant compte de rééditions parfois très récentes. L’éditorial rappelle que la revue s’est déjà intéressée au phénomène de la réduction dans des articles antérieurs. Le dossier réuni ici est cependant d’une autre portée. De fait, si les sept articles concernent parfois des cas particuliers jugés représentatifs ou des collections spécifiques, ils esquissent aussi une typologie du phénomène de la réduction dans le domaine et la période concernés.
3Dans son très long article inaugural (« De l’art de la coupe en littérature populaire. Étude de quelques cas », pp. 13-44), Philippe Ethuin étudie en effet le phénomène dans un corpus varié de romans populaires couvrant toute la période. Il aborde successivement les « différents types d’abrègement » (le resserrement de l’intrigue, la contraction des descriptions, la limitation des indications métadiscursives) qu’il articule logiquement aux différentes modalités énonciatives du roman (discours et récit, discours et métadiscours), puis leurs « intentions » (adaptation à un public, à un format, à une époque) et enfin leurs « conséquences textuelles et lectorales ».
4C’est dans ce dernier aspect de la réduction que pourrait résider une bonne part de l’intérêt de la question. Tout en filant par moments la métaphore à laquelle le terme de réduction peut renvoyer (l’introduction de Daniel Compère et de Philippe Ethuin s’intitule elle-même « Au pays des réducteurs de textes » ; Guillemette Tison reprend elle aussi la métaphore à l’intérieur de son article « De grandes œuvres classiques en Bibliothèque verte »), les auteurs abordent surtout le phénomène en terme de coupes (« De l’art de la coupe en littérature populaire. Étude de quelques cas », Philippe Ethuin ; « Les œuvres coupées : Roger-la-Honte de Jules Mary », Adeline Guérin ; « Maurice Leblanc ; coupes, réécritures et chapitres oubliés », Marc Georges ; « Comment on a raccourci Fantômas », Philippe Ethuin ; « Capendu censuré », Alain Fuzelier). Cette approche induit de concevoir le phénomène sous l’angle de la perte et il faut dès lors être attentif à distinguer le lecteur commentateur qui se livre au travail inverse de celui auquel a procédé l’éditeur, en reconstituant les lacunes, et le lecteur de l’œuvre qui, pour n’être parfois même pas au fait de la réduction, ignore ces lacunes. La notion de réduction, par les phénomènes qu’elle implique, engage directement le fonctionnement de la fiction, et en particulier de la fiction romanesque.
5Les articles mettent en évidence des points essentiels : l’absence d’indices de réduction, l’autorité que s’adjuge bien souvent l’éditeur, l’évolution des publics visés, qui sont tous rapportés à cette période et à ce genre spécifique qu’est le roman populaire des XIXe et XXe siècles. De fait, le recyclage est très important dans l’édition de cette époque, le phénomène est peut-être plus aisé dans la littérature populaire et plus encore dans le roman aux péripéties multiples. Cependant, d’une certaine façon, les articles font avant tout la démonstration de la valeur de la paralittérature comme matériau théorique, qui peut servir de révélateur au fonctionnement de la littérature tout entière.
6Un tel volume constitue en effet une incitation à l’analyse du phénomène ancien et récurrent de la réduction. « Réduire », « réduction » sont précisément les mots employés au XVIIIe siècle pour parler de cette façon dont le texte est traité dans ses différentes manifestations. Un exemple comme Clarissa, le roman de Samuel Richardson paru en Angleterre en 1747-1748 et traduit dès 1751 par l’abbé Prévost, montrerait assez que le phénomène concerne aussi une production qu’on ne placerait pas spontanément dans la catégorie, historiquement datée, du « roman populaire »2. Pas davantage que dans les exemples étudiés par les auteurs du Rocambole, les coupes ne sont bien souvent mentionnées, ou autorisées par les auteurs.
7La réduction pourrait s’en trouver redéfinie ou articulée à d’autres phénomènes qui en élargissent le champ de validité. Au sens strict, la réduction concerne le texte, conçu comme un ensemble matériel de signes dont la quantité se trouve amoindrie par un certain nombre d’opérations. Mais les conséquences pour le lecteur d’un texte réduit ne peuvent se limiter à une perte sous prétexte qu’il y a des coupes. Non seulement le phénomène de la réduction incite à développer l’étude de la réception historique des œuvres, à travers les versions partielles auxquelles accède le lecteur à un moment donné, mais il implique d’aborder les œuvres à travers la pluralité des textes, conçus comme des supports, variables et instables. Dans cette perspective, la réduction n’est pas un mouvement isolé et à sens unique : elle s’associe à l’augmentation, sans que l’on s’enferme nécessairement dans le cadre des exercices rhétoriques d’amplification.
8C’est en définitive la logique quantitative, qui semble pourtant inhérente à la réduction, qu’il faut dépasser en considérant cette dernière comme partie prenante du phénomène global de la transposition3. Dans le cas de la traduction, telle qu’elle est pratiquée jusqu’au XIXe siècle, qui distinguera la réduction et l’augmentation ? Dans le cas de l’adaptation dans un autre genre littéraire, comme le passage d’un roman au théâtre, on concevra aisément qu’il ne peut s’agir de pure réduction quantitative : les cent soixante-quinze lettres des Liaisons dangereuses deviennent une pièce de théâtre de quelques dizaines de pages chez Christopher Hampton, qui crée pourtant de nouvelles péripéties dans l’intrigue. La mise en image, dans le phénomène d’illustration ou celui de la transposition cinématographique, peut relever de la synthèse et de la réduction mais aussi du développement. L’équipe du Rocambole a d’une certaine façon conscience du fait que ces phénomènes sont liés : elle a consacré un numéro entier à un illustrateur4 et aborde dans le numéro qui nous intéresse, le phénomène des éditions illustrées.
9Les réducteurs de textes ne visent-ils pas d’ailleurs à faire prisonnier d’une gangue de peau, bouche et yeux cousus, l’esprit de leur victime ? Aborder ces collections de textes, c’est sortir la réduction de son rang de pratique éditoriale asservie aux lois du marché pour l’articuler à la réception des œuvres qui, partant, se défont d’une conception unique et finie du texte.