Acta fabula
ISSN 2115-8037

2009
Janvier 2009 (volume 10, numéro 1)
Valérie Stiénon

Perspectives pour une sémantique des objets discursifs

Julien Longhi, Objets discursifs et doxa. Essai de sémantique discursive, Paris, L’Harmattan, coll. « Sémantiques », 2008, 322 p.

1Julien Longhi consacre son ouvrage à poser les fondements d’une approche dynamique de la constitution des formes sémantiques en discours. Avec clarté et ambition, ce vaste projet se formule de la sorte : « Nos propositions théoriques concernant les objets discursifs visent en fait à reconduire les dimensions énonciatives et discursives au sein même des objets, afin de procéder à une analyse sémantique qui soit déjà discursive dans son principe. » (p. 58) À quel(s) niveau(x) discursif(s) et par quelle(s) composante(s) le sens se construit-il ? Telle est la question fil rouge, située entre linguistique, sémantique, sémiologie et phénoménologie. On pressent d’emblée la complexité de la réponse, d’autant qu’elle touche aux fondements, aux méthodes et aux enjeux de certains secteurs de la linguistique et à leurs rapports controversés aux sous-disciplines connexes. On entrevoit cependant que, désormais, « il est devenu possible de ne plus instrumentaliser la linguistique en s’en servant comme d’un simple outil, pour ensuite l’exclure du moment interprétatif. » (p. 25)

2D’un ordonnancement exemplaire, l’étude procède en trois étapes : un panorama critique à orientation prospective, une mise à l’épreuve des propositions avancées grâce à trois études de cas sur des corpus distincts, journalistique, littéraire et politique (les objets discursifs INTERMITTENT dans Le Monde et Le Figaro de 2003, LIBÉRAL dans les œuvres de Stendhal et de Balzac et LIBÉRALISME dans les discours politiques de Chirac, Madelin et Le Pen entre 1997 et 2004), suivies d’un retour réflexif sur les acquis de l’étude. Au fil d’une démonstration parfaitement maîtrisée, l’auteur procède à des synthèses théoriques fondées sur d’indispensables révisions conceptuelles. Il ne manque pas, notamment, de se prononcer en faveur d’une articulation du concept de formation discursive (F.D.) élaboré par Michel Pêcheux à celui de conditions de production (CP), dans la mesure où « [l]a F.D. à l’œuvre dans un discours agit sur les C.P. par sa spécificité, en même temps que les C.P. influencent l’appréhension qu’ont ces F.D. du discours et de son positionnement. » (p. 39)

3L’approche choisie par J. Longhi nécessite une problématisation du concept de sens commun, car « [l]a question reste de savoir quelles sont les conséquences de la visée d’une sémantique du sens commun dans la tâche qui est la nôtre, à savoir l’élaboration d’une théorie sémantique discursive, qui devra se concrétiser dans l’étude des objets discursifs, à travers la description de l’évolution des topoï adossée à une étude de la doxa. » (p. 99) C’est en jonction de la sémantique et de la linguistique du discours que s’offre la sémantique du sens commun développée par Georges Elia Sarfati, en tant que cette « théorie linguistique du sens commun est naturellement un point central : centrale car elle jette certaines des bases de l’articulation Discours/sémantique ; mais centrale également car, sans proposer une méthodologie pour l’analyse des corpus — ce que nous cherchons en particulier à réaliser — elle pose certains postulats pour l’analyse des ensembles discursifs, que nous retiendrons. » (p. 91) Il resterait à évaluer dans quelle mesure cette approche linguistique peut gagner à s’articuler aux acquis de la théorie du discours social élaborée par Marc Angenot et basée quant à elle, en héritière des champs disciplinaires sociologiques, sur la modélisation en synchronie d’une division du travail discursif propre à un état de société.

4Parce qu’il sont d’efficaces outils de description du sens en discours, on conçoit le rôle majeur joué par les topoï dans cette articulation théorique. Et pas de topoï sans doxa, bien que traiter de cette dernière s’annonce problématique, le terme la désignant étant en lui-même éminemment polémique. Comme le rappelle G. E. Sarfati dans sa préface à l’ouvrage, cette notion platonicienne est initialement convoquée comme repoussoir dans l’élaboration d’une théorie de la connaissance, avant d’être reprise par Aristote dans l’optique langagière des arts du discours, puis de devenir un objet de la linguistique progressivement passé de l’illégitimité au statut de concept opératoire, même si ses acceptions divergent encore selon des influences allant de la sociologie aux sciences cognitives et à l’histoire des mentalités. Ainsi que l’expose succinctement G. E. Sarfati, « [i]l en est résulté une extension de l’interrogation rhétorique au tout de la discursivité » (p. 10), ce qui a permis d’opérer le passage des héritages de la poétique (canon des genres) et de la philosophie politique (étude de l’idéologie) à la prise en considération de multiples contextes responsables des modes de constitution et de circulation des énoncés. La situant du côté des objets discursifs qu’il étudie, J. Longhi formule une définition générale de la doxa en tant que « délimitation d’une région du sens commun, comme telle dotée de son dispositif de topoï spécifiques. » (p. 17).

5On comprend alors l’importance de l’examen du statut des proverbes, que J. Longhi replace dans leurs conditions d’énonciation, afin de les étudier « non plus comme des dénominations, ni comme des dénotations de topoï, mais comme des constructions discursives particulières au sein d’une situation d’énonciation particulière. » (p. 84) Ce faisant, il ouvre leur analyse au cadre discursif et les considère comme des narrations d’éléments du sens commun. Ainsi entendus, « […] les proverbes cristalliseraient non seulement ces évidences naturelles du sens commun, mais serviraient également de catalyseurs dans l’énonciation du sens commun en discours. Redéfinissant ainsi les proverbes dans une perspective à la fois phénoménologique, topique et performative, ils servent d’emblème à ce que nous entendons par proposition énoncée […]. » (pp. 86-87).

6Se pose alors une question fondamentale pour la démarche du linguiste, entre formalisme et ouverture contextuelle : « comment déterminer, en discours, et pour des objets porteurs d’enjeux symboliques importants, ce qui leur est intrinsèque, et ce qui leur est extrinsèque ? L’hétérogénéité des sens qui caractérise bien souvent les objets conduit à prendre en compte l’importance de la compétence topique. Elle détermine en effet une partie de l’acceptabilité du sens construit, et joue donc un rôle fondamental. Mais nos recherches ont également permis de souligner l’importance de la performativité : la force illocutoire qui accompagne la construction du sens a également un rôle important dans sa perception. » (pp. 150-151)

7De ce travail rigoureux et nuancé, l’apport majeur est sans doute celui de la prise en considération d’une « dynamicité » de la constitution du sens en discours afin d’en proposer une modélisation par saisie en trois phases, révélant stabilités et plasticités de la micro-genèse sémantique. Prenant résolument parti pour une performativité conçue comme un catalyseur participant pleinement à la dynamique discursive de constitution des formes sémantiques, J. Longhi s’oriente, pour finir, vers l’hypothèse d’une co-construction du contexte par les énoncés eux-mêmes.

8Une telle étude des objets discursifs nécessite de repenser dans leurs frontières respectives les notions très usuelles de discours, de genre et de texte. Pour dépasser la dichotomie texte comme produit vs discours comme ensemble des conditions de cette production, l’articulation texte/discours requiert de se garder d’une réification du texte, au profit d’une considération plus large du para- et du péritexte permettant une ouverture du texte au discours, point central de la démarche de J. Longhi. Et ce dernier d’amorcer à cette occasion un retour sur les postulats méthodologiques de la linguistique de corpus, afin de déterminer si le corpus doit constituer l’observatoire d’une théorie a priori ou un observé permettant de décrire et d’élaborer des modèles a posteriori. Il s’agira d’appréhender le corpus comme un recueil de propositions énoncées plutôt qu’un relevé d’occurrences. Quant à lui, « le concept de genre sera considéré comme peu pertinent : dans un cadre discursif, son rôle médiateur avoué par F. Rastier entre le discours et le texte, n’est pas si présent dans les dynamiques de constitutions sémantiques. […] Nous privilégierons la sélection selon certains types de discours (médiatique, littéraire et politique), cherchant alors les spécificités discursives de chacun dans les mécanismes de construction du sens. » (p. 59)

9La variété des théories convoquées se trouve impliquée dans un décloisonnement réfléchi à la base d’une exploration critique des outils conceptuels, en vue d’en formuler les limites et d’en mettre à l’épreuve les possibles heuristiques dans le cadre d’un syncrétisme épistémologique souhaitable. Soulignons à cet endroit la clarté et le potentiel didactique des schématisations qui jalonnent la démonstration. La démarche s’appuie donc sur un balisage conséquent de la problématique étudiée, au carrefour de nombreux champs disciplinaires. En somme, comme le constate avec justesse G. E. Sarfati, « [l]a contribution de Julien Longhi participe assurément de cet ample mouvement de redéfinition du programme descriptif de la linguistique puisque, sans confusion des registres, il œuvre dans le sens d’une reprise exigeante des acquis disponibles pour proposer un cadre théorique élégant et productif. » (p. 10)