Récits d’ambassades et figures du messager
1Le présent ouvrage est le fruit d’un travail collectif de recherche entrepris par l’équipe « Écriture et Histoire » du Centre d’Études et de Recherches sur l’Imaginaire, les Écritures et les Cultures (CERIEC) de l’Université d’Angers. Il réunit des contributions portant sur ces figures de médiations que sont les ambassadeurs et messagers, dans des textes allant de l’Antiquité au XIXe siècle.
2 Revenant sur « Le meurtre des hérauts perses (Hérodote, VII,133-137) : écrire et réécrire l’Histoire », Laurent Gourmelen se penche sur le récit de l’historien grec consacré à l’assassinat, par les Athéniens et Spartiates, de deux hérauts perses en 491 av J.-C — occasion pour Hérodote de soulèver le problème de l’ambassade en temps de guerre. Au lendemain du meurtre, deux Spartiates sont envoyés comme échange au roi des Perses. Il refuse de les sacrifier ; cependant, la mort va frapper, quelques années plus tard, les deux fils de ces individus : Hérodote souligne donc, entre autre, la différence entre la justice des hommes et celle des dieux. La première est rapide et équivalente à la faute, la seconde opère en son temps et héréditairement. Néanmoins, en s’appuyant sur la version donnée par Thucydide (II, 67), Laurent Gourmelen rappelle qu’Athéniens et Spartiates étaient également coupables. Or, seuls ces derniers furent punis d’après Hérodote. En réalité, l’historien a modifié les événements historiques en fonction de l’éloge pro-athénien qui suit ses propos.
3Passant du monde grec au monde latin, Dominique Longrée vient offrir une « approche lexicométrique des messages et ambassades chez les historiens latins » : la distribution des termes d’« ambassade » et de « messager » tend à prouver que les deux notions, ainsi que les termes corrélés, sont très proches pour les auteurs latins, même si leur utilisation est surtout déterminée par la nature des faits décrits.
4L’étude de Blandine Colot, « Les Prophètes et le Christ “messager(s)” dans les Institutions divines de Lactance (250-325) : faire lire et entendre la révélation aux païens », montre comment Lactance a cherché à transmettre le message du christianisme aux païens. Dans le livre IV analysé ici et contrairement au reste ses Institutions, il recourt aux Écritures et au Christ, mais sans renoncer à mêler au christianisme deux autres sources de pensée : le paganisme romain et le judaïsme. C’est pourquoi il semble tout d’abord mettre sur le même plan le Christ et les prophètes : il les désigne tous comme messagers. En réalité, ce n’est pas exactement le cas : Lactance présente le Christ comme l’accomplissement des promesses. Ses paroles ne sont jamais citées. En revanche, l’auteur le désigne par différents noms. Pour Blandine Colot, c’est à travers ces diverses désignations et les prophètes que Son message est révélé. Les discours de ces derniers sont au style indirect libre : le lecteur a l’impression qu’ils sont prononcés par Dieu Lui-même. Les prophètes disparaissent ici au profit du seul message divin, qui se dispense alors de tout intermédiaire.
5Restant dans le domaine chrétien, l’analyse de Françoise Daviet-Taylor, « Annoncer, écouter, comprendre : messages et messagers bibliques dans la traduction gothique de Wulfila », s’intéresse à trois figures et personnages : les prophètes (avec Esaïe), les apôtres (avec Jean-Baptiste) et Jésus-Christ. F. Daviet-Taylor présente l’« élection » d’Esaïe. Elle souligne la liaison entre la parole qu’il a entendu (venant de Dieu) et ce qu’il va faire. Celle-ci est indiquée, en gothique, par la particule ga-. Le salut qu’il annonce est repris par Jean-Baptiste. Les prédictions des prophètes se réalisent avec Jésus-Christ. Il est à la fois le message et le messager. Ga- exprime ici la finalité, mais aussi l’accomplissement des prophéties. Dans un dernier exemple, F. Daviet-Taylor achève sa démonstration : la langue gothique prend part à l’énoncé qu’elle transmet et devient elle-même « ambassadrice de sens ».
6 L’étude de Sandor Kis, « L’insertion du message dans le texte narratif : le témoignage des Chroniques latines du Haut Moyen Age », s’attache aux récits d’ambassade, aux dialogues à distance et aux lettres que recèle ce corpus. L’essentiel du travail porte sur la première catégorie, bien ancrée dans ces textes. Il retient notamment le récit de Grégoire de Tours et la chronique de Frédégaire, qui relatent les mêmes évènements. Chez Grégoire de Tours, l’histoire est courte et précise. En revanche, une grande place est faite au romanesque et à l’anecdote chez Frédégaire. L’ensemble de la chronique paraît alors, pour Sandor Kiss, moins rigoureuse. Parfois, certains récits contiennent plusieurs ambassades. Cette complexité, qui peut aussi refléter celle que ressent le narrateur, sera également présente dans le texte narratif. Dans tous les cas, pour S. Kiss, le récit d’ambassade joue un rôle important sur la construction de la chronique.
7 L’étude suivante est due à Gérard Jacquin : « Geoffroy de Villehardouin, le récit de l’ambassade à Venise : informer et convaincre ». Une ambassade française est envoyée à Venise pour obtenir une flotte. Geoffroy de Villehardouin relate avec précision la chronologie, les chiffres, les dates de cette mission. Il utilise également la focalisation externe. Il paraît donc vouloir informer avec objectivité. Néanmoins, au-delà de cette visée, Gérard Jacquin démontre que ce texte cherche surtout à convaincre ses destinataires. Geoffroy de Villehardouin mentionne, par exemple, le contrat entre messagers et Vénitiens au style direct, utilise le discours collectif, précise les gestes, les attitudes… Par cette mise en scène, il tente de susciter l’émotion et persuader ainsi du bien-fondé de l’expédition. La dénonciation de ceux qui désertèrent et entraînèrent l’échec de l’ambassade prend alors une véritable ampleur. Le récepteur ne peut qu’adhérer à son indignation.
8L’article de Maria Pavel, « Joinville, “Tesmoigneor des messages” dans la Vie de saint Louis » propose une analyse de la structure narrative des « stations d’ambassades » (unités où domine la Parole) en distinguant celles qui traitent d’entreprises réussies, et les malheureuses, qui se soldent par un échec total ou partiel. Elles ne sont pas isolées dans le récit mais s’y insèrent en justifiant son ordre chronologique, en recourant à une localisation spatio-temporelle unitaire et à une forte présence du narrateur. Les termes employés, les pronoms et les verbes d’énonciation y participent également. Néanmoins, Maria Pavel précise qu’établir un modèle-type des récits d’ambassade de Joinville reste impossible.
9 Passons de la vie de Saint-Louis au siècle de Louis XIV. Christine Noille-Clauzade confronte « Les trois morts de Bajazet, mimesis et pathos dans les récits factuels et fictionnels entre 1635 et 1672 la réécriture de l’Histoire dans les messages ». Elle s’appuie sur les trois versions existantes du décès de Bajazet. La première (factuelle) est constituée des dépêches de l’ambassadeur de Césy (1635-1646). L’une relate simplement la mort de Bajazet, les autres recourent au modèle chevaleresque, à l’amplification oratoire, aux passions ou encore réécrivent purement le texte. Un point commun les unit néanmoins : la prédominance de la mimesis des actions. Les deux autres œuvres sont fictionnelles. La nouvelle de Segrais, Floridon ou l’amour imprudent (1656) reprend ce récit sur le mode du roman galant. La mort politique de Bajazet y devient un crime amoureux. La poétique de Segrais est dirigée vers la mimesis des passions. Elle imite, pour Christine Noille-Clauzade, celle des Latins. Racine, dans Bajazet (1672), focalise le travail mimétique sur les passions. Cette imitation devient, dans son œuvre, la matière d’une action. Le pathos est au centre de sa tragédie. Pour Christine Noille-Clauzade, aucune narration n’est neutre. Chacune laisse apparaître une rhétorique et une poétique propres à l’auteur.
10Restant au XVIIe siècle, Eric Tourrette commente observe dans les Mémoires de Retz un « messager malgré lui ». E. Tourrette rappelle, tout d’abord, son affrontement rhétorique et politique avec Mazarin. Pris au piège, il devient messager de la reine Anne d’Autriche contre son gré. Sa mission est un échec. Eric Tourrette étudie un passage des Mémoires où Retz se donne, grâce au langage, une autre fonction dans l’Histoire. Il fait de ce moment un épisode idéal de sa vie. Par cette transformation écrite et à posteriori des événements, Retz triomphera finalement pour Eric Tourrette. Il devient, dans ses Mémoires, le véritable manipulateur de l’Histoire.
11 Le volume collectif s’achève sur d’autres mémoires. Dans « Chronologie et insertion des récits d’ambassade dans les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand », Franciska Skutta retient trois récits d’ambassade et en propose une analyse comparée ; elle examine leur insertion dans l’œuvre et leur traitement du temps. Dans le livre XXVI, Chateaubriand relate son voyage à Berlin (1821). Mais il quitte rapidement cette époque à travers, entre autre, une allusion à Combray (1786) ou au livre IV. Par ces exemples, Franciska Skutta souligne la manière dont le récit d’ambassade est à la fois inséré dans l’œuvre (avec le renvoi au livre IV) et bouscule également le temps de la narration. Puis elle passe au livre XXVII décrivant un déplacement à Londres. Chateaubriand y effectue des retours dans le passé, notamment en expliquant la genèse de cet ouvrage ou en évoquant son ancien amour.
12Néanmoins, ce texte s’insère également dans le reste des Mémoires, en apportant certaines informations ou réflexions nécessaires à l’ensemble de l’œuvre. Un récit d’ambassade peut aussi, selon Franciska Skutta, être continu. C’est le cas de celui de Rome, des livres XXX et XXXI. Chateaubriand n’y quitte jamais le présent. Cette relation fidèle s’accompagne d’un recours à certains documents de l’époque.
13 Ce recueil présente donc, à travers quelques études, les enjeux des récits d’ambassade et des figures du messager. Ces différentes analyses sont accompagnées d’un riche appareil critique, et offre une voie d’accès à quelques textes rares aux côtés du corpus attendu.