Cinéma québécois, littérature et adaptation : retour sur une décennie faste.
1Initiative du Centro Interuniversario di Studi Quebecchesi, l’ouvrage collectif Littérature et cinéma au Québec (1995-2005) témoigne de la vitalité croissante d’un champ d’intérêt dont le dynamisme croissant est manifeste, tant chez les chercheurs qu’auprès du public. Il est souvent difficile de rendre justice aux travaux collectifs et il n’y a pas d’exception ici, d’autant plus que le titre peut porter à confusion. En effet, loin de porter de façon générale sur ce très vaste ensemble qu’est la littérature et le cinéma au Québec, Littérature et cinéma au Québec (1995-2005) résulte de la mise en commun des savoirs et questionnements autour d’une question bien précise : comment une oeuvre littéraire — et plus particulièrement une oeuvre québécoise — devient-elle une oeuvre cinématographique ? Bien que l’ouvrage soit court et ne puisse offrir en 150 pages qu’une vision fragmentaire, il arrive quand même à présenter au lecteur un aperçu significatif de la situation dans la mesure où on a soigneusement veillé à choisir un éventail d’auteurs adoptant des perspectives diverses sur le phénomène.
2La période historique à l’étude correspond à un moment fort de ce secteur d’activité. Si le cinéma québécois a eu plusieurs périodes de développement intense (notamment dans les années soixante et soixante-dix), la période 1995-2005 a marqué une augmentation de la fréquentation et de la production cinématographique québécoise. Chiffres à l’appui, un communiqué de presse de l’Institut de la statistique du Québec faisait en 2006 le constat suivant : « En 2005, l’assistance aux films québécois a atteint de nouveaux sommets avec 5,0 millions d’entrées, ce qui équivaut à 18,9 % de toute l’assistance. Cette performance est d’autant plus remarquable que l’assistance globale des cinémas a connu un troisième recul consécutif cette même année ». Les données ajoutées plus loin sont également révélatrices d’un changement de comportement de la part du public, qui répond massivement à l’appel des artisans du cinéma qui ont milité pour que la qualité des productions québécoises soit reconnue et encouragée : « Les résultats exceptionnels du cinéma québécois au cours de la dernière année couronnent cinq années d’une croissance extrêmement vigoureuse, durant lesquelles le taux de croissance annuel moyen de l’assistance aux films québécois a été de 30,6 %, tandis que celui des films de pays étrangers a été négatif, soit de – 4,8 % »1. L’engouement actuel des cinéphiles québécois pour les films produits chez eux dépasse donc apparemment de loin l’effet de mode et il peut être utile d’évoquer ici deux hypothèses explicatives.
3Premièrement, il y a lieu de penser que la révolution numérique, qui permet de produire à moindres coûts des oeuvres de qualité, a vraisemblablement encouragé la multiplication des initiatives et l’émergence d’une nouvelle génération de jeunes réalisateurs. Habitués de composer avec les contraintes du marché et celles du milieu, ils ont appris à contenter la chèvre et le chou sans pour autant sacrifier leur Muse. La deuxième hypothèse est liée au contexte intellectuel qui prévaut depuis quelques années : alors que certains pessimistes dénoncent une certaine vacuité du discours — voire une pénurie d’idées — sur la place publique au Québec (notamment dans le discours politique, qui a vécu ses moments de crise), d’autres avancent que la parole de l’intellectuel s’est effacée pour laisser place à une culture de l’image2. En ce sens, le discours cinématographique est placé en position privilégiée pour traiter des questions de société et de celles liées à l’identité, aux mythes fondateurs ainsi qu’aux difficultés typiques auxquelles tout un chacun fait face en ce début de millénaire. Par exemple, le film de Denys Arcand, Les invasions barbares, abordait des sujets graves comme le fossé intergénérationnel et le rapport à la mort. Le film — qu’on l’ait apprécié ou non — n’a laissé personne indifférent et a généré nombre de discussions, des plus informelles aux plus pointues sur des thèmes comme l’euthanasie et les rôles familiaux : peut-on en dire autant des rapports gouvernementaux qui énoncent des recommandations sur ces sujets et des doctes ouvrages de nos penseurs qui doivent plus souvent qu’autrement se contenter d’un maigre auditoire ? Quoi qu’il en soit, les spectateurs sont de plus en plus nombreux à conjuguer ce goût pour un cinéma à leur image à un intérêt pour le phénomène lui-même, qui a abondamment été souligné dans les médias. Littérature et cinéma au Québec pourra d’ailleurs intéresser ceux qui ont apprécié la récente la série documentaire Cinéma québécois3, qui brossait un portrait de notre production cinématographique allant de la genèse jusqu’aux développements les plus récents de ce secteur de l’industrie culturelle.
4On revient à plusieurs reprises sur la question de l’identité québécoise, thème polémique et récurrent, dont la pertinence ne saurait être mise en doute. Qu’est-ce qui fait qu’une oeuvre est proprement québécoise ? Sur quoi repose cette spécificité culturelle et cette identité québécoise qui, pour ne plus être contestée, n’est pas pour autant clairement définie ? Est-elle territoriale ? Linguistique ? Politique ? Les auteurs n’offrent pas de réponse définitive, mais joignent leurs voix à ce questionnement. Notons au passage le texte d’Alberto Manguel qui présente divers aspects de la culture Inuit par le biais d’une analyse du film Atanarjuat, réalisé en 2000 par le cinéaste inuit Zacharias Kunuk et premier film à être tourné en inuktituk. La variété du cinéma québécois s’exprime donc dans la diversification des genres, mais aussi dans l’ouverture progressive à une expression des cultures qui cohabitent sur son territoire ou à proximité4. On remarquera également les références fréquentes à la question des « mythes fondateurs », thème incontournable du cinéma québécois (voir notamment dans la contribution de Josiane Ouellet, p. 100).
5On sera donc tenté de se ranger à l’avis de Carla Fratta, qui a dirigé la réalisation de l’ouvrage, lorsqu’elle affirme d’emblée que « le cinéma est un loisir plus populaire que la littérature » (p. 7). En revanche, elle discute sans détours l’idée selon laquelle et qu’entre la littérature et le cinéma, il y aurait une distance infranchissable. C’est donc une enquête concertée sur la « manière dont les deux médias peuvent se greffer l’un sur l’autre » (p. 7) qui est livrée au lecteur. L’un des points d’intérêts de l’ouvrage est d’ailleurs qu’il donne un aperçu de la diversité de la production cinématographique québécoise mais surtout, qu’il rend compte de la diversité des approches adoptées par les chercheurs lorsqu’ils s’emploient à étudier ces productions. La diversification des genres cinématographiques, qui s’est manifestée plus intensivement ces dernières années, est en effet mise à l’honneur et étudiée sous plusieurs formes. Mais le principal mérite de l’ouvrage est qu’il révèle en filigrane des pistes de réflexion sur le rapport entre les différents genres artistiques et amène le lecteur à reconstruire au fil des textes un questionnement sur la spécificité de ces genres. Par exemple, dans « Le théâtre au cinéma », Michel Marc Bouchard amorce une discussion autour des points de contact entre théâtre, cinéma et roman (p. 50) : il s’interroge sur les points communs entre ces médias et les culs-de-sacs qui risquent de se présenter sur la route de celui ou celle qui cherche à transposer une œuvre d’un à l’autre sans en tenir compte. Alors qu’on pourrait être porté à penser que l’oeuvre qui passe du théâtre au cinéma est moins limitée dans ses possibilités en raison des caractéristiques mêmes du support, Bouchard explique (exemples à l’appui) que paradoxalement, le cinéma est plus limité que le théâtre dans ses possibilités de représentation en raison de ses coûts de production. L’ouvrage remet ainsi sur la table quelques questions qui se rattachement ultimement à la réflexion en ontologie de l’art : c’est le cas notamment lorsqu’il évoque la distinction entre œuvres populaires et œuvres d’auteur, débat souvent biaisé mais néanmoins pertinent et actuel. Un succès populaire ne peut-il pas être aussi un film d’auteur ? Si oui, on se demandera à quoi sert cette bipartition souvent inutile. Qu’est-ce qui fait qu’un film est populaire ? L’intention du réalisateur ? Les efforts consacrés à sa diffusion ? Les recettes ? La question est complexe et ne saurait recevoir une réponse définitive.
6La lecture de la dizaine d’articles amènera ainsi le lecteur à effectuer une interrogation en amont. À force d’examiner comment le livre devient film, d’autres questions affluent : comment transposer l’oeuvre sans la dénaturer ? Quelles sont les exigences propres à chaque médium ? Où s’arrête l’emprise de l’auteur, lorsque le livre devient film? Les réponses varient selon les collaborateurs, et c’est là un autre point d’intérêt de l’ouvrage. Le texte d’André Gaudreault et Philippe Marion, notamment, présente une analyse serrée du concept d’adaptation dans ses diverses acceptions (p. 13-29). Adapter, expliquent-ils, c’est autant traduire que trahir ; entre les deux, un océan de possibilités. Par conséquent, le lecteur sera amené à réfléchir sur ses propres exigences en matière d’adaptation. S’il est tout naturel d’apprécier plus ou moins durement les adaptations de livres à l’écran en fonction de leur fidélité à l’oeuvre originale, nous avons en tant que spectateurs tendance à oublier qu’une adaptation est une oeuvre à part entière, autonome. Le texte de François Barcelo répond donc avec humour au texte de Gaudreault et Marion en montrant concrètement comment, du roman à l’écran, l’oeuvre se transforme souvent au point de se dédoubler (et même parfois de devenir étrangère à elle-même).
7Littérature et cinéma au Québec est donc en quelque sorte un dialogue entre la théorie et la pratique. La discussion sur le thème central — soit le lien qui unit la production littéraire et la production cinématographique québécoise — s’offre au lecteur dans une perspective multiple : sous le regard du créateur (auteur, réalisateur), dans l’analyse minutieuse du théoricien ou encore sous le témoignage éloquent des chiffres (on trouvera en effet de nombreuses statistiques qui brossent un portrait révélateur du dynamisme du 7e art qui est produit au Québec, notamment dans le texte de Josiane Ouellet). Le lecteur appréciera sûrement le texte de Michel Marc Bouchard, qui dévoile sans pudeur les joies et malheurs d’un auteur dont l’oeuvre (théâtrale, dans son cas) est portée à l’écran (p. 43-52). Mais l’intérêt du texte de Bouchard tient surtout à ce qu’il met le doigt sur une difficulté majeure liée à l’adaptation au grand écran : le financement. Cette prosaïque réalité — à savoir que le Québec est un petit marché, que ses réseaux d’exportation commencent à peine à s’établir et donc que le cinéma québécois n’est pas encore très « rentable » — est celle-là même, dit-on, qui fait à la fois le succès et les difficultés du cinéma québécois. Le manque de financement évoqué par Bouchard devient alors moteur de la créativité dans la mesure où il force les artisans à « faire mieux avec peu ». Ainsi, en plus des questions théoriques, le lecteur bénéficiera d’une somme d’informations sur le milieu du cinéma québécois. L’amateur (néophyte ou chevronné) pourra notamment en apprendre un peu plus sur les rouages de l’industrie et le rôle de divers organismes de financement et de diffusion — l’Office National du Film5, la SODEC, Téléfilm Canada,… — dans le développement de l’industrie cinématographique québécoise (voir notamment l’article de Desbiens, p. 50 et celui de F. Barcelo, p. 31-40).
8En terminant, mentionnons l’apport de Marie-Frédérique Desbiens, dont la contribution se démarque. Desbiens offre une analyse minutieuse et éclairante d’un événement historique (la Rébellion des Patriotes) raconté dans l’œuvre de deux piliers du cinéma québécois : Michel Brault et Pierre Falardeau. Alors qu’à première vue, on aurait pu s’attendre à ce que les deux films possèdent nombre de ressemblances parce qu’ils traitent d’un même évènement historique (qui nous est transmis non seulement à travers les récits d’historiens mais surtout par les lettres du Patriote Chevalier de Lorimier, dont une édition critique a également été co-réalisée par Desbiens6), le texte fait ressortir de façon nette la différence de traitement et d’approche des deux réalisateurs et propose un argumentaire complet qui fait appel à plusieurs dimensions de l’oeuvre. Manifestes entre autres dans la psychologie des personnages, dans la forme (cadrage, plans, éclairages) et dans le contexte de production, les différences entre les deux oeuvres sont soulignées de façon à bien mettre en évidence que la mise en images d’un texte est une opération où la subjectivité du réalisateur est prégnante, déterminante. Jamais lourde, l’analyse est fine et détaillée et surtout, animée d’un souci didactique bien dosé : Desbiens nous sert dans ces pages à la fois une leçon d’histoire et une leçon d’esthétique en présentant les oeuvres de deux réalisateurs aux parcours bien différents mais dont les intérêts se rejoignent.
9Bref, Littérature et cinéma au Québec (1995-2005) propose un regard rétrospectif sur une décennie riche de productions et de réflexions. Deuxième production du groupe de travail du CISQ, qui avait en 1995 fait une entreprise analogue, on attend avec intérêt la suite.