L'émission littéraire télévisée a-t-elle vraiment existé ?
1Depuis l’ouverture au grand public du très riche catalogue de l’Institut National de l’Audiovisuel en 2006, la curiosité du citoyen a pu se joindre à celle du chercheur et pousser celui-ci dans ses retranchements. Désormais, les premiers travaux de recherche sur le contenu même des émissions de télévision sont rendus possibles par la confrontation de différents types de sources : enregistrements des émissions, documents de programmation (rapports de chef de chaîne, bulletins de presse), presse de programmes (Télérama, Télé 7 jours, Télé-poche…) et d’information générale (Le Monde, Le Figaro, Libération, L’Humanité), les fonds d’archives publiques (Fonds Pivot, fonds INA, fonds CSA, fonds Jérôme Bourdon…), les sources orales esquissent un panorama des richesses et des lacunes archivistiques dont la bibliographie actuelle reste tributaire. Ainsi, la question de la réception des programmes télévisuels des années 1950 aux années 1970 reste délicate à traiter précisément tant la consultation de sondages sur une période suffisamment représentative est rarement possible.
2Arpenter les sentes de la médiation littéraire au petit écran en laissant de côté les dramatiques, feuilletons et pièces de théâtres d’une part, en embrassant un corpus très étendu (106 programmes entre 1953 et 1996) représente un travail au long cours et impose des choix difficiles en termes d’échantillonnage, de périodisation, d’épistémologie.
3C’est donc à l’aune d’une tâche rude, parfois ingrate mais souvent exaltante qu’il faut appréhender le nouvel ouvrage de Patrick Tudoret, écrivain et docteur en sciences politiques.
4L’auteur a choisi de reprendre le paradigme de l’ambivalence du rapport entre l’écrit et l’écran1 en se privant des données concernant les pratiques culturelles des Français2 et la bibliographie correspondante3. Deux points nodaux guident notre propos :
5- éprise de sémiologie (Umberto Eco), d’anthropologie (Marc Augé) et d’histoire littéraire (Albert Thibaudet), son approche distingue trois temps essentiels de l’émission littéraire à la télévision française : la paléo-télévision (la télévision des pionniers, encore expérimentale et ignorant les impératifs d’audience), la néo-télévision (marquée par la concurrence et la recherche d’audience), la sur-télévision (où la quête du divertissement et l’hédonisme dominent). L’émission littéraire y est dépeinte comme l’acmé de l’exception culturelle française et sa disparition éventuelle comme la fin de celle-ci.
6- éloignée des problématiques chères à l’histoire des médias, elle omet de soulever un problème de définition de l’émission littéraire en-soi, d’interroger l’hégémonie de deux émissions (Lectures pour tous, Apostrophes) et les longs interrègnes qui leur succèdent, de penser la complexité des sujétions auxquels sont soumis les métiers de la télévision, de montrer en quoi le rayonnement culturel d’Apostrophes a pu permettre à l’émission littéraire de devenir pour un temps un modèle télévisuel d’exportation. « L’effet Pivot » proprement dit4, ses précédents, ses homologues français et étrangers sont abordés trop succintement : Apostrophes couronnant toute la pyramide de la médiation littéraire, les émissions radiophoniques et les organes de la presse écrite les plus influents ne sauraient être laissés de côté. Cependant, le développement sur le passage d’une génération de « passeurs littéraires » (Claude Santelli, Pierre Dumayet, Pierre Desgraupes, Max-Pol Fouchet…) à une génération de « passeurs culturels » (Michel Polac, Marc Gilbert, Bernard Pivot) ne manque pas de justesse à l’instar des paragraphes concernant les héritières de Bouillon de culture.
7La synthèse de Patrick Tudoret s’arc-boute autour de quelques idées maîtresses.
8D’abord, la paléo-télévision a permis à l’émission littéraire d’affirmer son pouvoir et à l’auteur de retrouver une légitimité fortement contestée par Roland Barthes et Michel Foucault à l’apogée du « champ du signe »5. Lectures pour tous, la première veillée littéraire6, a institué un rapport particulier de la télévision au livre, à l’auteur , à la littérature. Diffusée sur la première chaîne entre 1953 et 1968, elle juxtaposait deux ou plusieurs entretiens-confessions d’auteurs invités sur le plateau menés par Pierre Desgraupes et Pierre Dumayet et les chroniques de Nicole Védrès et Max-Pol Fouchet. La formation humaniste des quatre protagonistes (Les 2 Pierre sont licenciés en philosophie, Max-Pol Fouchet, professeur de lettres au lycée d’Alger, y a dirigé de 1939 à 1948 la revue littéraire Fontaine) et leur sérieux professionnel ont convaincu toute une génération d’écrivains d’apparaître pour la première fois à la télévision afin d’y défendre leur livre, entraînant un effet certain sur les ventes de leurs livres, préfigurant « l’effet Pivot ». La primauté de la personnalité de l’auteur sur son œuvre vigoureusement défendue par Sainte-Beuve et récusée par Proust7 y trouve ici ses lettres de noblesse, introduisant une distinction entre les auteurs télégéniques et les autres, réfractaires ou peu rompus à l’exercice de l’interview. L’ouvrage visionnaire de Julien Gracq, La littérature à l’estomac, avait déjà dénoncé dès 19508, cette course à la consécration littéraire et marqué sa préférence pour un public certes plus restreint (50 personnes) mais réellement au fait des arcanes de son œuvre.
9Ensuite, la disparition de Lectures pour tous, victime de l’éviction de ses producteurs après la grève de l’ORTF (Office de Radiodiffusion Télévision française) en mai-juin 1968, entraîne paradoxalement « la conquête du champ littéraire par la télévision ». Plus que jamais, l’émission littéraire s’assimile à une « exception culturelle. Les héritières de Lectures pour tous et de Livre, mon ami (1959-1968, produite par Claude Santelli), soit une émission littéraire généraliste et une émission littéraire destinée à la jeunesse ne dérogent pas à l’idéal de démocratisation culturelle partagée par les professionnels de la télévision et l’autorité de tutelle : ce sont Le Temps de lire et Les Cent livres des hommes, respectivement produites et présentés par Pierre Dumayet sur la 1ère chaîne de l’ORTF de 1970 à 1973, Claude Santelli et Françoise Verny sur la 1ère chaîne de l’ORTF de 1969 à 1973 mais aussi En toutes lettres et Le Fond et la forme. Avec l’émission de plateau, cet équilibre fragile bascule : sommé de se déplacer sur le plateau, l’auteur est soumis à Post-scriptum, mais plus encore à Ouvrez les guillemets et à Italiques, à une kyrielle de questions par des chroniqueurs, tout à la fois critiques littéraires de presse écrite, membres de jurys littéraires et écrivains, sous la direction du meneur de jeu qui encadre les débats. Le débat autour du livre aux dépens de l’examen critique du livre s’inscrit comme une tendance notable à Apostrophes, émission littéraire reine qui marque la transition entre la paléo-télévision et la néo-télévision, le passage de la télévision des années 1970 aux années 1980, du service public télévisuel encore pénétré d’une mission culturelle et à une télévision concurrentielle en butte aux sondages d’audience, désormais mesurés par l’Audimat (1981) puis le Médiamat (1990) et rendus publics le lendemain, du silence accepté à sa hantise. A la faveur de la disparition de l’ORTF en décembre 1974, naît l’émission littéraire en majesté, Apostrophes. Pendant 70 minutes, son jeune producteur-présentateur, Bernard Pivot, interroge seul sur le plateau, quelques invités, sélectionnés sur la foi de la production éditoriale du moment et de leur rapport plus ou moins étroit avec le thème défini chaque semaine. Quelquefois, il réserve l’honneur d’un « Grand Entretien », c’est-à-dire d’un entretien à domicile d’une heure, à quelques rares élus : Louis Guilloux, Francis Ponge, Claude Lévi-Strauss, Georges Dumézil… Adossé au magazine Lire, financé par Jean-Claude Servan Schreiber et fondé par Bernard Pivot en 1975, Apostrophes livre un verdict qui fait figure de palmarès médiatico-littéraire. Le rendez-vous littéraire de la télévision française a lieu chaque vendredi soir, en direct, à partir de 21 h 35, sur Antenne 2 et ce, de 1975 à 1990. « L’effet Pivot » est double : succès d’audience, il séduit entre 2 et 4 millions de téléspectateurs et les convainc de plébisciter les ouvrages des invités jugés les plus convaincants (les rayons Apostrophes des librairies et de la FNAC guidant leur choix). Sur la foi d’une prestation télévisuelle vouée à l’arbitraire du moment, se confirment donc une tyrannie de l’Audimat et une instance de légitimation littéraire admirée à l’étranger, revêtant les ors d’une « exception culturelle à la française ». A la fin des années 1980, cet âge d’or s’essouffle, l’appétit de consensus télévisuel l’emportant chez les invités comme chez les téléspectateurs sur la soif de controverses et de scandales médiatiques (comme la sortie prématurée de l’écrivain américain Charles Bukowski en 1978)9.
10Une fois Apostrophes sabordée par son capitaine, survient une phase de déclin de l’émission littéraire qui nous est aujourd’hui familière. Moins prescriptrices de livres que jadis, désertées par leur public traditionnel, talonnées par les émissions de variété (comme Nulle Part Ailleurs, diffusée à partir de 1994 sur Canal + ou Tout le Monde en parle, produite et présentée par Thierry Ardisson sur France 2 de 2000 à 2006) plus habiles à susciter comme à manier le scandale, elles consacrent à l’image de Bouillon de culture (diffusée sur Antenne 2 puis France 2 de 1991 à 2001, présentée et produite par Bernard Pivot) et Campus (produite et présentée par Guillaume Durand sur France 2 de 2002 à 2008) la souveraineté médiatique durable de « bons clients », invités récurrents assurés d’obtenir l’onction de la critique journalistique moribonde (la critique littéraire proprement dite est morte) : Philippe Sollers ou Bernard-Henri Lévy auxquels Josyane Savigneau a souvent réservé un accueil très favorable dans Le Monde des livres, Jean D’Ormesson, Max Gallo et débordant largement la sphère littéraire ou artistique : journalistes, acteurs, dirigeants économiques et politiques, essayistes de circonstance s’y croisent dans une télévision de plus en plus sensible au divertissement. Rares sont les émissions littéraires comme Caractères (produite par Bernard Rapp, elle succède à Apostrophes) ou Droit d’auteurs (produite par Frédéric Ferney de 1996 à 2008 sur la Cinquième puis sur France 5) à pouvoir maintenir, au détriment de l’audience, une exigence sans faille quant aux qualités de leur plateau et du dispositif. La « sur-télévision », synonyme d’éclatement des chaînes et des pratiques de téléspectateurs, reflète une inaptitude du téléspectateur à se penser dans un cadre intellectuel ou spatial qui dépassent ses horizons mentaux.
11Ainsi, hormis Pierre Dumayet, lorsqu’ils proposent à des lecteurs anonymes de se plonger dans la redécouverte d’ouvrages classiques de la littérature française, d’en souligner les passages essentiels pour converser à domicile avec lui pour Lire c’est vivre (1975-1987, émission mensuelle diffusée sur Antenne 2), Michel Polac ou Claude Santelli recueillant les souvenirs littéraires d’anonymes pour Bibliothèque de poche (1966-1970) ou Les Cent livres des hommes (1969-1973), bien peu d’émissions littéraires auront laissé à la lecture et à l’exploration de l’œuvre la place qu’elles méritent, préférant mettre l’accent sur la personnalité de l’écrivain, qu’il fût prête-nom, novice ou confirmé.
12Malgré tout l’intérêt qu’elle revêt, la synthèse de Patrick Tudoret soulève quelques objections qui résultent dans un premier temps, d’une périodisation sujette à caution et de la difficulté de traiter d’un trait un genre télévisuel caractérisé par la diversité des dispositifs, des métiers de la télévision comme du livre et des personnalités impliqués ; dans un deuxième temps, d’une appréhension un peu trop catégorique des pratiques culturelles des Français, de leur rapport au petit écran et à la lecture ; dans un troisième temps, du recours à l’argument « d’exception culturelle à la française », anachronique pour une bonne partie de la période étudiée et oublieux de la diversité des télévisions étrangères. En revanche, le « relais générationnel » (Jean-François Sirinelli) entre les pionniers de la télévision littéraire et leurs successeurs permet de comprendre l’articulation entre l’émission littéraire, respectueuse du champ littéraire et le magazine littéraire, plus enclin à s’ouvrir aux débats de société. De même, le recours aux « non-lieux » de Marc Augé10, au « lector in fabula » d’Umberto Eco11 et au témoignage d’écrivains éconduits par la télévision éclairent-ils l’atonie actuelle de l’émission littéraire au petit écran.
13Le découpage chronologique choisi par Patrick Tudoret appelle un questionnement sur les ruptures inhérentes à l’émission littéraire. Peut-on distinguer trois périodes (1953-1980, 1980-2001, 2001 - …) sans morceler le « moment Apostrophes » (1975-1990)12 ? La disparition de Lectures pour tous en mai 1968, la dislocation de l’ORTF à la fin de 1974 et la mort annoncée d’Apostrophes en juin 1990 constituent trois jalons essentiels de la médiation littéraire : le premier marque le premier coup d’arrêt à l’émission littéraire reposant sur l’entretien-confession (les deux Pierre voient l’auteur comme un « dossier à instruire ») et la chronique de Max-Pol Fouchet conçue comme une sobre épure magistrale tandis que le second entérine la primauté du magazine littéraire, formule où le livre est le support d’un débat dépassant – contrairement à l’émission littéraire pensée par les pionniers de la télévision – le cadre strictement littéraire et que le troisième scande la fin du magistère télévisuel d’un débat à partir des livres érigé en « émission littéraire par excellence », Apostrophes. Plus encore, 1953 et 1990 méritent de plus amples explications. Le caractère précurseur de la radio dans la médiation littéraire devrait être souligné (Philippe Lejeune étudie ainsi la fortune éditoriale de ces petits intermèdes radiophoniques qu’étaient à l’origine les Grands Entretiens accordés par Paul Claudel à Jean Amrouche ou Paul Léautaud à Robert Mallet) car ce média reste pour la télévision un vivier d’hommes et une source d’inspiration. C’est à la radio que se rencontrent les deux Pierre : jeune licencié en philosophie intronisé par Jean Touchard, patron de la Maison des Lettres puis par Jean Lescure, poète et directeur des services littéraires de la RDF (Radiodiffusion française), Pierre Dumayet sympathise avec Pierre Desgraupes et les deux Pierre présentent ensemble … un magazine littéraire radiophonique, Domaine français et collaborent à la revue Fontaine où ils font la connaissance de Max-Pol Fouchet. Dans le même ordre d’idée, comment penser le parcours télévisuel de Michel Polac, assistant de Daisy de Galard à Dim Dam Dom, puis producteur de Bibliothèque de poche (1966-1970) et surtout de Post-scriptum (1970-1971) sans se référer à son expérience radiophonique ? A Paris-Inter devenu France Inter, il co-produit de 1954 à 1971 avec François-Régis Bastide, la célèbre émission Le Masque et la plume où les duels rhétoriques entre Georges Charensol et Jean-Louis Bory permettent aux films loués par les deux compères de connaître un surcroît de fréquentation. A la disparition de Post-scriptum victime de la censure décidée par le conseil d’administration de l’ORTF, ce sont les libraires et les éditeurs qui viennent protester, ce fait même attestant d’un « effet Polac » sur les ventes de livres. A rebours, en 1990, la construction d’une hagiographie apostrophienne débute par la publication d’un livre d’entretiens avec l’éditeur et historien Pierre Nora, la mise en vente de cassettes vidéo retraçant les moments les plus prestigieux d’Apostrophes (les « Grands Entretiens ») et un hommage quasi unanime auquel s’associent à la fois la presse écrite (Le Monde, Le Figaro dont Bernard Pivot a été de 1958 à 1974 une plume alerte, du Figaro littéraire puis des pages littéraires du journal) et à la presse de programmes (Télérama est dithyrambique). De l’annonce de la décision prise par Bernard Pivot d’arrêter Apostrophes en septembre 1989 – soit la rentrée littéraire et télévisuelle – à la dernière émission diffusée le 22 juin 1990 à 20 h 40, une mémoire sélective et louangeuse se met en place. Elle occulte la perte d’audience de l’émission consécutive à la privatisation de TF1 en 1987 qui s’est tournée vers les programmes les plus fédérateurs (jeux, feuilletons et séries américaines, variétés).
14Plus profondément, la relation entre le livre et la télévision est dépeinte de manière tranchée. Observés entre 1973 et 1989, la réduction de la part des « forts lecteurs » (ceux qui lisent plus de 25 livres par an) et le maintien d’une part non négligeable de non-lecteurs déclarés nourrissent et sous-tendent un tel argumentaire. Pourtant, les analyses de Felouzis/Establet invitent à fortement nuancer le propos et repenser cette relation selon le thème de la complémentarité. L’évolution épistémologique qui sépare les travaux de Pierre Bourdieu de ceux de Bernard Lahire dénote aussi une mutation fondamentale des pratiques culturelles des Français : plus polymorphes, le lecteur et le téléspectateur sont susceptibles de butiner des genres littéraires ou télévisuels plus hétérogènes en 2006 qu’en 1979. Le flou sémantique du terme « émission littéraire » dissimule mal la disparité des formules choisies et le caractère aléatoire de la réception. Sophie de Closets rappelle le manque de données continues sur les audiences et les ventes de livres qui empêchent de conclure définitivement à l’existence d’un « effet Lectures pour tous » constant. « L’effet Pivot » repose sur une observation plus suivie des ventes et des audiences par les éditeurs et les producteurs de télévision. Alors que l’ORTF gardait secrète les données quantitatives et qualitatives d’audience, les portant à la connaissance de ses directeurs et eux seuls, les sociétés de programme nées en 1975 (TF1, Antenne 2, FR3) cherchent à rivaliser d’audace et d’audience et les audiences de leurs programmes-phares font l’objet d’une publicité soutenue. Il semble que « l’effet Pivot » prime les écrivains invités pour la première voire à la deuxième fois à Apostrophes (Bernard-Henri Lévy en 1977 chaperonné par son éditrice chez Grasset Françoise Verny13, Henri Vincenot en 197814, Vladimir Jankélévitch en 198015…) et qu’il soit difficile à anticiper, une bonne audience ne garantissant pas un succès de librairie et vice-versa (bien que l’émission sur les paysans ait été beaucoup moins regardée que ses devancières, Montaillou, village occitan d’Emmanuel Le Roy Ladurie qui y était défendu par son auteur, a été un retentissant succès éditorial). De nombreuses modes intellectuelles ont aussi éclos dans le giron d’Apostrophes (« Nouveaux philosophes », « Nouvelle Histoire »). La bonne fortune connue par Bernard Pivot à Ouvrez les Guillemets et à Apostrophes s’émousse à Bouillon de culture : argument légitimant face à ses concurrents (La Rage de lire, produite par Georges Suffert en 1980 sur TF1 ou Ex-libris produite par Patrick Poivre d’Arvor sur la même chaîne à partir de 1988), elle s’est muée en ennemi farouche en 2001 avec la publication de La remontrance à la ménagère de moins de cinquante ans16. L’artefact du « questionnaire Pivot » à Bouillon de culture n’a pas enrayé cette érosion de l’audience.
15Malgré la complexité du comparatisme, il semble bien, n’en déplaise à l’auteur, que d’autres télévisions nationales aient cherché à reproduire « l’effet Pivot », voire aient réussi à préserver l’existence de programmes littéraires sur une longue durée. Si l’Amérique du Nord, admirative devant Apostrophes, bénéficie de sa programmation, avec un différé de trois semaines, grâce à une chaîne universitaire new-yorkaise diffusée par le câble ou une chaîne de télévision québecquoise, la télévision italienne se montre certes impuissante à trouver son Apostrophes mais propose plus de 58 programmes littéraires assez proches dans l’esprit de ses homologues français entre 1954 et 199417.
16Deux thèmes retiennent, à bien des égards l’attention. Le « relais générationnel » intervenu à l’aube des années 1970 est bel et bien un tournant : les « instituteurs » s’effacent devant des meneurs de jeu. Outre les deux Pierre et Max-Pol Fouchet déjà évoqués, l’exemple de Claude Santelli révèle cet idéal de démocratisation culturelle partagé par les dirigeants de la télévision et les professionnels qui y travaillent. Fils d’un Inspecteur général de l’Instruction publique, étudiant en lettres après une scolarité aux lycées Montaigne et Louis-le Grand à Paris, il est professeur de français à l’École pratique de l’Alliance française, chargé de conférences à la Fondation Nationale des Sciences politiques avant de devenir auteur dramatique à la RTF en 1954, réalisateur de télévision en 1956 puis producteur de Livre, mon ami et des Cent livres des hommes entre autres. Les pionniers de la télévision officient dans des genres télévisuels fort différents : ainsi les 2 Pierre présentent avec Pierre Lazareff et Igor Barrière Cinq colonnes à la une. Les meneurs de jeu, cantonnés dans un genre télévisuel spécifique, doivent composer avec une certaine spectacularisation du petit écran, plus friand de scandales, de controverses et d’ouverture aux questions de société. Cette tension entre les publics, les professionnels de l’ORTF et l’autorité de tutelle a condamné l’ORTF.
17La difficulté d’un programme littéraire à s’imposer durablement et en bonne place dans la grille des programmes depuis la fin d’Apostrophes s’assimile, comme le relèvent Patrick Tudoret et Olivier Bourgois dans son rapport à la ministre de la Culture, à sa mise en minorité dans la médiation littéraire : les éditeurs et les écrivains privilégient une apparition dans une émission de variétés comme celles défuntes de Thierry Ardisson ou Marc-Olivier Fogiel voire, un aparté au Journal Télévisé, plus consensuel et fédérateur. Face aux magazines culturels (Campus, Cultures et Dépendances, Chez FOG), survivent des formules intransigeantes sur leur contenu et leurs invités liés au monde littéraire (Droits d’auteur puis Le Bateau-livre, La Grande Librairie, Les Mots de Minuit).
18L’ouvrage de Patrick Tudoret fait certes naître dans l’esprit du lecteur quelques doutes liés à la cohérence interne et à la cohérence externe. Comment confondre dans une même admiration le jugement sans complaisance de Julien Gracq sur la médiatisation littéraire et la fortune connue par Lectures pour tous (1953-1968) sans évoquer la sévérité des attaques essuyées par la première des émissions télévisées de la part d’une frange des intellectuels18 ? Comment démontrer la force de l’ « effet Pivot » et relever les affres connues par Maria-Antonietta Macchiochi après une joute oratoire perdue contre Simon Leys à Apostrophes19 ?
19Néanmoins, la consultation d’un appareil critique conséquent adossé à un recours assez fréquent à l’enquête orale (écrivains, éditeurs, professionnels de la télévision ont été sollicités) plaide en faveur d’un regard souvent contempteur de la médiatisation accrue de l’écrivain mais ambitieux pour l’auteur, le livre et la littérature. Subsiste donc la délicate question de la valeur de l’œuvre sur laquelle l’auteur et l’historien du fait culturel divergent20.