L'œuvre de Colette : de l'autobiographique à l'autofictionnel
1Nous le savons désormais, c’est Serge Doubrovsky qui inventa, en 1977, le terme « autofiction », ainsi que l’a démontré récemment Philippe Gasparini dans sa remarquable étude Autofiction, une aventure du langage (Le Seuil, 2008). Mais comme l’auteur du Livre brisé le déclare régulièrement, s’il a créé le néologisme, lui a permis de rentrer dans le dictionnaire et le langage critique, il ne prétend à aucun moment être l’inventeur de la « chose ». Il cite d’ailleurs volontiers certains de ses prédécesseurs, c’est-à-dire ceux qui, avant lui, faisaient de l’autofiction sans le savoir. Parmi eux, on retrouve notamment le nom de Louis-Ferdinand Céline, d’André Breton, de Jean Genet ou encore de Colette dont le roman La Naissance du jour (1928) illustre bien l’autofiction telle que l’entend Serge Doubrovsky. C’est sur cette dernière que Stéphanie Michineau se penche dans la présente étude, en cherchant à la situer dans l’échiquier générique.
2Comme il est désormais de coutume dans toute approche d’un auteur par le biais de l’autofiction, il s’agit, dans un premier temps, de se positionner dans l’ensemble des acceptions du terme existantes. C’est chose faite dans la première partie où sont reprises et confrontées les définitions de Philippe Gasparini (avant la publication de son dernier essai), de Vincent Colonna, de Marie Darrieussecq ainsi que de Jacques et Éliane Lecarme. De même, Stéphanie Michineau retrace rapidement l’histoire du genre afin de revenir sur son origine, ses prémices, sa « préhistoire ». Elle souligne à cette occasion le rôle de la psychanalyse dans l’élaboration du concept, met en relief que le genre s’est souvent prêté à l’écriture des minorités et que c’est une des raisons pour laquelle Colette investira l’autofiction étant confrontée à « la crise identitaire […] que connaissent les femmes écrivains à son époque ». Enfin, la synthèse historique permet-elle de dégager l’importance de la Seconde Guerre Mondiale dans l’émergence de l’autofiction et de signaler qu’elle a souvent constitué un moyen pour exprimer l’indicible (chez des auteurs aussi différents que Guibert ou Kosinski) et « l’étrangeté de soi à soi ».
3Dans la deuxième partie de son analyse, « Les romans de Colette : une gradation vers l’autofiction », Stéphanie Michineau cherche à démontrer que « les romans de Colette ne se cantonnent pas à une dimension purement fictive. » Pour ce faire, elle envisage d’abord l’arrière-plan autobiographique de textes tels que Claudine à l’école ou Claudine à Paris et met en relief la manière dont elle s’inspire de sa vie, de celle de ses proches, allant même jusqu’à ne pratiquement pas masquer les patronymes des personnes qui nourriront ses personnages. Ensuite, admettant que Claudine constitue un miroir de Colette, et ne s’arrêtant pas au seul critère de l’homonymat, Michineau avance que les romans du début du cycle des Claudine « tendent à dépasser le statut de simples romans pour accéder à celui d’autofiction ». On le voit ici, le terme « autofiction » s’entend dans un sens large qui fait abstraction de la présence du pacte autobiographique sur laquelle aime à insister Serge Doubrovsky dans sa définition du genre. S’il n’y a pas homonymat entre auteur narrateur et personnage, la critique relève cependant la présence de patronymes transparents, tel celui de « Loquette » dans la nouvelle « Music Halls » qui permet « l’identification partielle pour le lecteur de l’auteur à travers son personnage ». Michineau se penche ensuite sur les romans dans lesquels Colette paraît en son nom propre, à savoir le triptyque composé de La Maison de Claudine, Sido et La Naissance du jour pour révéler que dans ces cas-là, les livres d’apparence autobiographique « ne peuvent être reconnus comme tels dans la mesure où il reposent sur des anecdotes fictives. »
4Enfin, pour clore cette partie, l’auteur s’interroge sur la manière dont Colette met en place un « pacte autofictionnel » dans ses « romans à l’arrière plan autobiographique » et les dans ses « autobiographies romancées » en s’appuyant notamment sur l’étude du paratexte et du métatexte. Elle révèle ainsi qu’aucun des textes étudiés ne peut être rangé parmi les « autobiographies sans en infléchir le sens conféré par l’auteur » dans la mesure où leur contenu est majoritairement fictionnel et qu’ils n’ont ainsi que l’apparence de l’autobiographie.
5La troisième partie, intitulée « L’autobiographie à l’ère du soupçon dans l’œuvre de Colette », se penche sur le traitement « de certains topoï autobiographiques chez Colette pour souligner dans quelle mesure elle les dépasse pour mieux les intégrer dans une démarche qui lui est propre. » Parmi les lieux communs ici envisagés on trouve le récit d’enfance, l’énonciation et notamment la forme autodiégétique dont jouissent de nombreux textes de l’auteur. L’emploi de la première personne favorise ainsi « un rapprochement dans l’esprit du lecteur entre l’héroïne et Colette » et donne souvent l’impression de livres « d’inspiration autobiographique ». Si ces éléments rapprochent les textes de Colette de l’autobiographie ils s’en détachent aussi dans la mesure où l’auteur cherche à échapper à une autobiographie « fabriquée ». Pour le démontrer, Michineau aborde de manière intéressante les traits d’une écriture autobiographique féminine, le rôle du poids de la société dans l’écriture autobiographique de Colette mais aussi des questions liées à la forme ou au genre qui distingueraient le corpus étudié de l’autobiographie canonique le situant plutôt dans ce que Philippe Lejeune nomme « l’espace autobiographique » situé entre réel et imaginaire.
6Enfin, puisque les textes de Colette ne correspondent pas à ce que l’on nomme traditionnellement autobiographie, Michineau décide de les envisager par le prisme de l’autofiction dans sa quatrième et dernière partie : « L’autofiction comme recherche de l’authenticité chez Colette. » Au début de cette dernière étape, la critique note que l’autofiction « se définit essentiellement par une recherche : recherche d’un sujet presque insaisissable en son essence mais aussi d’un espace-temps oscillant entre rêve et réalité, projection plus que rétrospection. » Si la première partie de la citation nous paraît tout à fait juste, la notion d’oscillation entre rêve et réalité nous semble définir une conception de l’autofiction relativement large. Mais l’intérêt de l’analyse est qu’elle se termine par une définition qui pourrait convenir aux textes de Colette de même que celle de Doubrovsky ne correspond, en fait, qu’à ses propres « romans ». Ainsi, Michineau conclut qu’« une autofiction est un récit où l’écrivain se montre sous son nom propre (ou l’intention qu’on le reconnaisse soit indiscutable) dans un mélange savamment orchestré de fiction et de réalité dans un but autobiographique. »
7L’analyse riche de Stéphanie Michineau apporte une contribution intéressante non seulement aux études colettiennes mais aussi à l’approche des genres de l’autobiographie et de l’autofiction, de leurs limites, de leurs frontières communes et des espaces qu’ils investissent dans la littérature du XXème siècle.