« L’autobiographie littéraire » de Pierre Jean Jouve
1Pierre Jean Jouve reste sans doute un auteur trop peu lu. Pour autant, il est un poète majeur que la critique est loin de délaisser. En décembre 2008 ont paru, outre le Jouve de Béatrice Bonhomme auquel nous consacrons cette note, Pierre Jean Jouve : voyage au bout de la psyché, à l’Atelier du roman, n° 56, et Pierre Jean Jouve, une poétique du secret. Étude de « Paulina 1880 », de Lauriane Sable, chez L’Harmattan. Le dernier numéro (n° 9) de la série Jouve dirigée par Christiane Blot-Labarrère à la RLM est consacré au Baroque dans l’œuvre de Pierre Jean Jouve. Sont également à paraître aux éditions Calliopées deux importants volumes : Jouve, poète européen, dir. Béatrice Bonhomme et Jean-Yves Masson, avec la collaboration de Laure Himy-Piéry, Tristan Hordé et Jean-Paul Louis-Lambert (actes des colloques Jouve de la Sorbonne en 2006 et de Saorge en 2007) ; Intégrités et transgressions de Pierre Jean Jouve, dir. Béatrice Bonhomme, avec la collaboration de Aude Préta-de Beaufort, Jean-Paul Louis-Lambert et François Lallier (actes du colloque « Relectures de Pierre Jean Jouve » de Cerisy-la-Salle en août 2007). Enfin, la Société des lecteurs de Pierre Jean Jouve créée par Béatrice Bonhomme et Jean-Yves Masson et le très utile site Pierre Jean Jouve activement tenu par Jean-Paul Louis-Lambert témoignent de la vitalité et du renouvellement des études jouviennes.
2Le livre de Béatrice Bonhomme vient combler un manque. L’auteur met à contribution sa longue fréquentation de l’œuvre de Jouve, les études les plus récentes, un entretien personnel avec Catherine Jouve, la petite-fille du poète, et l’érudite bibliophilie de Jean-Pierre Louis-Lambert pour proposer une synthèse critique inédite, qui sera fort précieuse à tout amateur de Jouve désireux de trouver une introduction d’ensemble à une œuvre riche, complexe, et plus d’une fois déroutante. Des notes, une chronologie et une bibliographie sélective figurent à la fin de l’ouvrage.
3Le sous-titre — « biographie » — ne doit pas tromper : Béatrice Bonhomme, qui s’en explique dans son avant-propos, ne s’intéresse pas tant à la vie qu’au « processus de reconstruction de la vie » (p. 12), et ce qu’elle entend produire est de l’ordre de l’« autobiographie littéraire » : ni chronique ni biographie au sens strict, mais autoportrait du poète « en miroir ou au miroir de l’œuvre » (ibid.). Les six parties de l’essai confirment ce choix. Seule la première, qui fait en partie écho au Jouve avant Jouve de Daniel Leuwers1, suit plus visiblement un fil chronologique, tandis que les cinq autres abordent les questions majeures où l’œuvre n’a cessé de puiser son impulsion.
4Les quatre premières sections de la première partie, « Entre le réel et l’imaginaire », présentent les événements vécus par Jouve et les étapes de sa formation jusqu’à sa mort en 1976 : 1887-1903, l’enfance sombre dans une famille bourgeoise et catholique sévère et déchirée, la dépression et la maladie, l’expérience des toxiques ; 1903-1910, l’adolescence, l’attrait pour un érotisme morbide, les premières admirations symbolistes et néo-symbolistes dans le sillage d’Édouard Charpentier et la co-fondation de la revue Les Bandeaux d’or, l’Italie ; 1910-1921, le mariage avec Andrée Charpentier, l’engagement pacifiste et humanitaire dans la proximité de l’unanimisme et de Jules Romains, l’évolution vers l’art social de Jean-Richard Bloch, l’idéal pacifiste et l’amitié avec Romain Rolland ; 1921, la rencontre avec la psychiatre Blanche Reverchon et, simultanément, la rupture avec Romain Rolland et les anciennes amitiés, le rejet de l’art utile, le divorce avec Andrée Charpentier et le reniement de l’œuvre antérieure à 1924 au nom de l’entrée dans une vita nuova éclairée par la découverte de la psychanalyse et l’influence considérable de Blanche, par les liens étroits avec la Collège de sociologie (Bataille, Masson, Klossowski) et par la lecture des mystique. L’apport de l’essai de Daniel Leuwers est indéniable, mais Béatrice Bonhomme s’attache à ressaisir, par une lecture précise de textes largement cités, le jeu des échos entre la vie et l’œuvre, où la seconde se réapproprie la première. L’auteur propose également un repérage original des liens avec l’unanimisme présents dans le roman de jeunesse de Jouve intitulé Rencontre dans le carrefour. Enfin, toute la section qui concerne Blanche est riche d’informations neuves. La consultation des manuscrits permet de montrer à quel point, à partir de 1924, Jouve « se reconstruit en se créant un masque, un personnage » (p. 77) : c’est l’écriture même du poète qui renonce à la spontanéité de ses débuts pour une calligraphie calculée. Les apports du récent colloque de Cerisy permettent aussi d’évaluer le travail du traducteur des Sept Mers de Kipling. Les contacts de Blanche Jouve avec les milieux savants de la psychanalyse sont évoqués avec précision, de même que les relations de Jouve avec le Collège de sociologie. Non seulement Catherine Jouve, par son témoignage inédit, mais Henry Bauchau, Yves Bonnefoy, Pierre Emmanuel, Salah Stétié, Frank Venaille, Jean Wahl sont convoqués dans cette exploration des années décisives où Jouve associe psychanalyse et mystique dans l’élaboration d’une érotique à dimension métaphysique.
5Après les quatre premières sections qui ont mené de l’enfance à la mort de Jouve, les sections cinq, six et sept achèvent le passage du réel à l’imaginaire. Il s’agit désormais, à travers trois ensembles textuels, de la constitution d’une érotique investie par la mort et l’absence. La figure de Lisbé-Hélène, présente tout au long de l’œuvre (La Rencontre dans le carrefour,1911 ; Dans les Années profondes, 1935 ; Matière céleste, 1936-1937 ; Kyrié, 1938 ; La Vierge de Paris, 1939 ; En miroir, 1954), apparaît de façon exemplaire comme le fruit d’un « travail nervalien de transformation, de sublimation, d’altération du réel » (118). À la fois passionnément aimée, redoutée, révérée et absente, elle incarne le lien profond et sacré entre l’Éros et la Mort qui se trouve aussi, pour Jouve, au cœur de la poésie : réactivant le double mythe d’Hélène et d’Eurydice, elle est non seulement l’initiatrice du travail poétique, mais la poésie, c’est-à-dire, selon Jouve, « la vie même du grand Éros morte et par là survivante ». Avec Les Beaux Masques, écrit dans les années trente, ensemble inachevé de séquences érotiques où Jouve « observe et utilise des expériences sexuelles vécues en proximité de la mort […] avec une terrible distanciation » (133), c’est le même mythe qui se développe. Mais le poète y observe Lisbé-Hélène, figure prostituée et misérable, avec une froideur et une cruauté dont on comprend qu’elles aient suscité les réticences d’Yves Bonnefoy. Béatrice Bonhomme a le mérite de ne rien dissimuler de cette face dérangeante de l’érotique jouvienne. À l’inverse, Diadème (1949), Ode (1950) et Langue (1952) associent la prostituée Yanick (le « cygne » d’Ode) aux thèmes du Nada (dès 1925, Jouve lit les mystiques, surtout Jean de la Croix) et de la « Chine intérieure » (au contact de la poésie de Segalen et de Perse), dans le sens d’une « écriture de la réticence et de l’absentement » (152). Béatrice Bonhomme analyse dans des pages inspirées ce qui se rapproche, selon elle, de l’esthétique de la « fadeur » mise en évidence dans la pensée chinoise par François Jullien. À la « Sueur de sang » des premiers recueils se substitue une poétique « du vide en travail dans la pensée », « un art poétique du seuil et du bord » (ibid.).
6La deuxième partie prend le risque de recourir à la notion galvaudée de « chemin initiatique ». Démarche malgré tout justifiée, non seulement dans la mesure où les romans attestent la présence, chez Jouve, d’un « imaginaire de type initiatique » (157), mais surtout parce que le poète conçoit et construit en ce sens son propre parcours créateur. Les fictions initiatiques prennent de ce point de vue une valeur réflexive chez cet écrivain qui ne cesse, dès 1925, de revendiquer la plus intransigeante rigueur formelle. Les points sur lesquels s’articule son rejet du surréalisme sont clairement rappelés : artificialité de l’automatisme, insuffisance d’une démarche qui s’arrête en deçà du sens, « exploitation publicitaire de l’inconscient ». Béatrice Bonhomme montre fort bien comment Jouve rejoint la conception romantique d’une forme organique et organise son œuvre de façon architecturale autour d’une recherche de nature spirituelle (affirmée dès le célèbre avant-propos de Sueur de sang). La consultation des manuscrits et des éditions originales permet également à l’auteur de montrer que le souci de la forme s’étend, chez Jouve, à la mise en page et à la typographie, jusqu’à le pousser à refuser, par exemple, le retour à deux lignes d’intervalle d’une même lettre disposée à la même hauteur. Les précisions apportées par Béatrice Bonhomme permettent de mesurer l’écart entre la présentation originale des textes et celle qui en est faite — avec l’aval de Jouve — dans l’édition du Mercure de France à partir de 1964 (reproduite en 1987).
7Envisageant ensuite « la vie au miroir de l’art », Béatrice Bonhomme aborde la question des rapports de Jouve avec la musique et la peinture. Passionné de musique et doté de connaissances techniques dans ce domaine, Jouve vit dans la fréquentation de Mozart, à qui il consacre un essai, mais aussi de Berg, Mahler, Schubert, Schönberg, Webern, Bartok, Hindemith, Martinu. En s’attachant en particulier, avec l’appui d’études critiques récentes, à Mozart, Mahler et Berg, Béatrice Bonhomme fait parfaitement mesurer l’ampleur de la fascination du poète pour des génies où il entend l’écho du drame d’Éros qui occupe sa propre poésie. Les croisements avec la peinture sont décrits avec la même attention. La collaboration de Jouve avec le dessinateur, peintre et graveur Frans Masereel, l’amitié, brisée par Jouve en 1960, avec le dessinateur et peintre Joseph Sima, la collaboration avec Balthus font l’objet de développements du plus grand intérêt. L’auteur retrace l’histoire et le contexte de ces collaborations, les suit à travers les éditions originales des livres de Jouve, scrute les interactions entre peinture et écriture.
8Les trois dernières parties de l’essai, consacrées à la « conversion » de 1924, à la vita nuova à partir de 1925 et à la « quête philosophique », forment une sorte de triptyque.
9La crise de 1924 amène à s’interroger sur la nature des « valeurs spirituelles » auxquelles Jouve choisit désormais de vouer sa poésie. Poésie ou prière ? Poésie et prière ? En se tournant vers ce qu’il nomme, dans En miroir, « l’Idée religieuse la plus inconnue, la plus haute et la plus humble et tremblante », Jouve n’évoque pas une conversion à une religion dogmatiquement constituée. Quoique les valeurs et les images chrétiennes aient leur place dans son œuvre, ce qu’il formule est, selon Béatrice Bonhomme, une « esthétique religieuse avec deux absolus en interaction profonde : la beauté poétique et la quête du sacré » (270). Resterait sans doute à interroger les lieux, les modalités, les ambiguïtés aussi d’une telle « interaction », si les limites de cet ouvrage déjà fort consistant le permettaient. Quant à la fréquentation des mystiques par Jouve, elle donne lieu à d’éclairants rappels concernant Catherine de Sienne, figure récurrente, St François d’Assise, dont le poète a traduit le Cantique du soleil, Ste Thérèse d’Avila dont le Livre de la Vie trouve des échos dans Paulina 1880 et St Jean de la Croix, chez qui Jouve a puisé la notion du Nada et trouvé un exemple de mystique négative traversée par la tradition des Pères de l’Église, par la mystique rhénane et même sans doute par le judaïsme, la mystique musulmane et l’Orient. Après Ursula Schneider, Béatrice Bonhomme met également en évidence la façon dont Jouve prolonge la conception kierkegaardienne, analysée par Jean Wahl, d’un salut passant par l’approfondissement de la faute, développe l’image d’un Dieu de nuit, caché, présent-absent. La question des liens possibles entre prière et poésie, mystique et poésie est reprise, dans le sens d’un « pouvoir religieux » de l’esthétique : « médiation vers l’absolu », la parole poétique n’est pas « la véritable parole », « mais toute parole s’ouvre à l’éternité et y plonge ». Béatrice Bonhomme cite les travaux de Jérôme Thélot sur la « poésie précaire » : c’est aussi bien à tout un ensemble de réflexions parcourant le XXe siècle au moins depuis Prière et Poésie de l’abbé Henri Brémond dans les années vingt qu’il serait possible de renvoyer. Pour ce qui est des contacts de Jouve avec la Gnose, nombreux sont les aspects de l’œuvre de Jouve qui, dès le Paradis perdu, incitent à en formuler l’hypothèse. Béatrice Bonhomme trouve à son tour de nombreux indices d’une telle convergence, tout en concluant que le gnosticisme de Jouve serait resté « une tentation, rien de plus » (330). La question reste tout de même posée de savoir dans quelle mesure Jouve a pu avoir, ne serait-ce que par des lectures, des contacts effectifs avec la gnose.
10La vita nuova dans laquelle Jouve entre en 1925 est aussi le temps d’une « réconciliation avec les poètes intercesseurs » (331) : Hölderlin, Baudelaire, Mallarmé. L’accueil fait à Hölderlin en France a été, on le sait, immense. Jouve joue dans ce contexte un rôle important. Sa traduction, avec la collaboration de Pierre Klossowski, des Poèmes de la folie de Hölderlin (Fourcade, 1930, d’après l’édition de Franz Zinkernagel ; rééd. Gallimard, 1963), accompagnée d’un avant-propos de Bernard Groethuysen, aura une grande postérité (ajoutons que Pierre Emmanuel a consacré un recueil à la folie de Hölderlin, d’après la traduction de Jouve). Cette traduction permet en effet un accès direct à des textes qui, bien souvent, n’étaient encore connus qu’à travers le commentaire de Heidegger. Béatrice Bonhomme montre aussi comment Jouve nourrit sa propre inspiration de sa lecture des poèmes de Hölderlin (en témoignent une série de causeries de 1951 intitulée Folie et génie et des jeux d’intertextualité). Elle analyse également les points de tangence entre les deux univers, ce qui permet de comprendre ce qui pouvait, chez Hölderlin, fasciner Jouve, bien au-delà de tout effet de mode. Sur les rapports entre Jouve et Baudelaire, beaucoup a été dit et l’auteur choisit de renvoyer aux travaux de Jérôme Thélot pour s’attacher davantage à la relation à Mallarmé, qui renvoie, comme elle le souligne, en amont à Baudelaire et en aval à Yves Bonnefoy. L’analyse démontre de façon convaincante à quel point, pour Jouve, Mallarmé est indissociable de Baudelaire.
11La « quête philosophique » de Jouve est le troisième pan de la recherche menée par Jouve tout au long de son œuvre à partir de 1925. C’est par l’intermédiaire de Romain Rolland, puis de Blanche Reverchon et de Freud, que Jouve découvre la philosophie de Schopenhauer. Béatrice Bonhomme met en évidence une proximité entre le concept de la souffrance et du vouloir-vivre schopenhaueriens et l’éros jouvien, et souligne combien la place accordée au non-conscient, la parenté entre folie et génie rapprochent Jouve de Schopenhauer et, à travers lui, de Freud. Chez le philosophe, Jouve trouve à conforter sa vision du péché (la faute est la vie même) et du rachat (Schopenhauer affirme la supériorité morale du christianisme et la puissance purificatrice de la douleur). Sur ce point, les remarques de Béatrice Bonhomme sont précieuses : elles permettent de proposer une réponse à la question des rapports de Jouve avec la gnose, puisque la vision tragique du monde développée par Schopenhauer est susceptible d’avoir fourni au poète des images analogues. Quant à la fréquentation de Kierkegaard, Béatrice Bonhomme la replace utilement dans le contexte de la réception du philosophe en France dès 1900. Elle cite également le témoignage de Salah Stétié qui affirme que Jouve a suivi certaines conférences de Jean Wahl à la Sorbonne et relève les traces d’une véritable proximité entre le couple Jouve et Jean Wahl. Trois occurrences explicites dans l’œuvre de Jouve prouvent en outre l’attention que le poète a portée à Kierkegaard et justifient la recherche des parentés entre la pensée du philosophe et l’imaginaire jouvien à laquelle se livre le critique.
12Pour finir, la conclusion insiste sur le dynamisme singulier d’une œuvre mue par le désir et ressaisit avec une ferveur sensible les singularités d’un lyrisme exigeant et ouvert.
13Ajoutons que bien des pages de l’essai font entendre non seulement la voix du critique, mais encore celle de l’écrivain qu’est Béatrice Bonhomme (signalons son dernier recueil poétique, le très beau Passant de la lumière, édité par L’Arrière-Pays fin 2008) : le juste équilibre accompli entre ces deux voix n’est pas chose si courante.