Quand la linguistique éclaire l’art théâtral
1Lorsqu’en 1987 Jean-Claude Milner et François Regnault s’associent pour composer ce « court traité à l’intention des acteurs et des amateurs d’alexandrins », leur objectif est de renouveler radicalement l’approche et l’enseignement de la diction théâtrale en France. Comment ? En affirmant une scientificité de la diction basée sur une connaissance précise à la fois des règles propres à la langue et de celles propres au vers, ou plus exactement à l’alexandrin classique. L’ambition est à la fois immense — il s’agit de balayer toute diction impressionniste ou fantaisiste, née des « caprices » de l’acteur ou de son maître, au profit d’une diction normée, rationnelle et scientifique basée sur la linguistique — et limitée, puisque les auteurs se cantonnent à la forme spécifique, quoique paradigmatique, de l’« alexandrin de Corneille et de Racine ». Il s’agit en outre d’une approche partielle de la diction puisque contrairement aux habituels traités sur la question, l’ouvrage ne prétend pas du tout faire travailler l’acteur sur la dimension purement physique de la diction ou sur l’interprétation elle-même. Les auteurs s’en expliquent d’ailleurs à la fin du traité (« Envoi ») en distinguant clairement la « diction » du « jeu » : l’une relève pour eux de la science (même s’il existe également, nous le verrons, un art de bien dire, c’est-à-dire de bien réaliser les principes linguistiques et métriques présents dans chaque vers), l’autre de l’art à proprement parler (l’art du comédien). Ce traité s’inscrit en fait au croisement de deux ensembles disciplinaires habituellement éloignés : linguistique et métrique d’un côté, art théâtral de l’autre. Or, l’approche est novatrice dans les deux domaines : tentative de linguistique appliquée d’un côté, réforme de la diction par une science du langage de l’autre.
2Le but des auteurs est en effet de donner aux acteurs les moyens d’analyser, à partir d’une connaissance de quelques grands principes linguistiques et métriques, tous les cas de figure possibles d’alexandrins (classiques), ces unités de souffle qui, tout en appartenant bien sûr à la langue, sont régis par des contraintes phonologiques propres (décompte des syllabes, rime, règle des quatre accents) : depuis celui dont les spécificités phonologiques coïncident parfaitement avec la diction en langue jusqu’aux cas difficiles où les contraintes métriques entrent en « contradiction », selon le terme des auteurs, avec la langue. La notion linguistique sur laquelle se fonde toute leur théorie de la diction est celle de « mot phonologique » : aussi emploient-ils tout un chapitre du traité à la définir de façon très pédagogique, reléguant à la fin du livre (dans le chapitre « Éclaircissements et compléments ») les débats de spécialistes.
3Tout l’art de « bien dire » le vers consiste dès lors pour Milner et Regnault dans le choix raisonné d’une « stratégie » (dite « stratégie de transaction », p. 17), qui permette de tenir ensemble les exigences de la langue et du vers. « Ne céder ni sur le vers ni sur la langue » (p. 16) : telle est la loi fondamentale de la diction selon ce traité. Pour ce faire, les auteurs vont proposer de façon méthodique et extrêmement subtile une diction s’étageant en plusieurs degrés de force, qu’ils nomment « diction scalaire ». Ainsi le e muet, la liaison ou encore l’accent, parties obligées de tous les traités de diction tant il est vrai que se condensent en elles les principales difficultés orales de la langue française, se prononceront selon les cas de façon forte, moyenne, faible ou très faible (l’échelle de force pouvant même atteindre cinq degrés pour ce qui est de l’accentuation). Rien de systématique donc dans la diction de l’alexandrin : tout est affaire de lois linguistiques et métriques certes, mais surtout d’analyse au cas par cas. Par exemple, pour la liaison, il faut savoir pour bien dire le vers qu’un adjectif épithète est lié au nom qui le suit mais non à celui qui le précède, ou encore qu’une consonne disparaît à la fin d’un mot phonologique tandis qu’elle se prononce en liaison à l’intérieur (« Ce peintre vit à Paris » vs. « La peinture vit à Paris »). « Parfois il faut, pour déterminer la diction la meilleure, raisonner quelque peu » (p. 73), déclarent ainsi les auteurs. De plus, définissant l’alexandrin classique comme l’émanation même d’une esthétique de la coïncidence (la diction du vers doit coïncider le plus possible avec la diction de langue), les degrés de prononciation seront à déterminer par les acteurs à l’aune de ce principe. Une diction forte (ou directe) sera de mise quand il n’y a nulle « contradiction » entre la langue et le vers ; une diction faible (ou indirecte) — pour la liaison ou le e muet, elle se marque par une syllabation anticipée et un allongement — lorsqu’une tension apparaît entre ces deux ordres.
4L’acteur, qui a le droit de ne pas être linguiste, pourrait être effrayé devant les multiples cas de figure et règles que met en lumière le traité (ce dernier procédant par subdivision méthodique des « problèmes » de diction), si les auteurs n’avaient soin de répéter qu’il s’agit là non de prescriptions artificielles, qu’il faudrait apprendre par cœur sans comprendre, mais de phénomènes de diction somme toute naturels : « il suffit de parler français pour les respecter » (p. 98) — toute la difficulté résidant cependant dans la conscience de ce naturel…
5Ainsi, entre les contraintes du vers et celles de la langue, se trouvent exclues aussi bien la diction fantaisiste que la diction mécanique, à laquelle pourrait mener une attention exclusivement métrique au vers, comme forme prosodique abstraite. Et l’on comprend mieux l’affirmation par les auteurs d’une liberté bornée par le seul exercice de la raison pour l’acteur appliquant les principes du traité (« La liberté de l’acteur est totale, à condition qu’elle soit rationnellement exercée », p. 62) : la diction du vers devient le résultat d’une analyse et d’un choix éclairé, capable de définir des priorités. Par exemple, les auteurs choisissent, pour ce célèbre vers de Bérénice, « Dans l’Orient désert quel devint mon ennui ! », qui pose le problème d’un second hémistiche avec trois accents de langue potentiels quand seuls deux accents de vers sont tolérés, de faire porter l’accent de vers sur l’outil syntaxique « quel », plutôt que sur « devint », car c’est un accent qui existe en langue. De même, s’offre le recours au contre-accent, qui existe en langue, lorsque l’hémistiche ne consiste qu’en un seul mot phonologique comme dans ce vers de Corneille, « La prostitution, l’adultère, l’inceste » où, comme le disent les auteurs, « le seul accent de langue disponible est alors le contre-accent » (« La prostitution… »). On le comprend, les règles linguistiques patiemment délivrées tout au long du traité sont conçues comme des ressources d’intelligence du vers face à d’apparentes apories métriques.
6Cependant, le traité ne prétend pas tout résoudre et reconnaît certains irréductibles. Par exemple, devant le fameux « trimètre » de Suréna (« Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir ») tant commenté par les métriciens, ils refusent, au nom du principe de coïncidence propre au classicisme, de faire porter l’accent sur le second « toujours » (ce qui permettrait pourtant d’obtenir les quatre accents de vers), car ce serait une violation majeure, en langue, de la syntaxe et de la sémantique. Or, ce choix est révélateur de plusieurs aspects fondamentaux, quoique parfois implicites, de la théorie de la diction développée par ce traité. Tout d’abord, ce choix affirme la primauté des principes linguistiques sur ceux de la métrique : le vers est un fragment de la langue commune, il ne constitue pas une autre langue (une langue poétique) et il ne peut non plus être manié comme une pure et simple abstraction métricienne. Ensuite, corrélativement à ce premier point, cette diction impose en fait une certaine esthétique, celle du naturel. Certes, cette esthétique se trouve légitimée par le type de vers étudié, l’alexandrin classique, mais relève surtout — puisque d’ailleurs les auteurs refusent toute entreprise de restauration de la diction d’époque — d’un goût contemporain. Ce qu’ils refusent, et ils ne manquent pas de violence et d’ironie pour fustiger leurs ennemis, c’est la diction « subjectiviste, expressionniste, pseudo-romantique » (p. 28) ou encore la « glorieuse tradition des Chargeurs réunis » (p. 179), ceux qui ajoutent des accents d’intention non prévus par la langue ou le vers. Or, ils imputent en grande partie ce qu’ils estiment être des fautes de goût en matière de diction à des idées fausses de la langue et du vers (d’où leur volonté de restituer la vérité sur le vers dans leur court traité). Par exemple, ils dénoncent Grammont qui, dans Le Vers français, en parlant d’accents d’insistance là où Milner et Regnault ne voient quant à eux que de simples contre-accents (qui existent dans le parler courant, naturellement prononcés moins fort que les accents de mot), légitimerait chez les acteurs une diction accentuellement chargée. Si c’est là sans doute accorder une influence excessive aux traités ou manuels concernant le vers et la manière de le dire, c’est surtout nier la part culturelle de toute diction : relevant à la fois d’un goût historiquement marqué (goût pour l’artificiel ou au contraire pour le naturel, goût pour le ton monocorde ou pour le ton expressionniste) et d’un rapport au texte dit (valorisation du texte vs. valorisation de la performance par exemple).
7Ce que visent au fond les auteurs, c’est une diction utopiquement « objective » et totalement soumise au texte. Tout l’art du comédien réside pour eux dans la diction la plus juste possible (« juste » au sens où elle se conforme aux lois fondamentales du vers, à la fois linguistiques et métriques) ; les autres choix de diction sont considérés comme relevant du n’importe quoi ou de la recherche gratuite d’effets. Or, l’idée d’une objectivité en matière de diction est très contestable : dire le vers, c’est le vocaliser et par là même faire entrer en jeu des éléments non linguistiques, fondamentalement hors-texte quoique signifiants, comme par exemple le timbre ou l’intonation. Ainsi, dans le chapitre consacré à « l’accent dans la langue », les auteurs laissent volontairement de côté la question de l’intonation en invoquant l’idée que le vers, en la matière, ne se distingue pas de la langue commune (« Le vers est constitué de phrases qui suivent les intonations de la langue commune », p. 105) : c’est là confondre le vers dans son existence textuelle et linguistique (tout aussi abstraite que son existence purement métrique) avec sa réalisation, laquelle actualise nécessairement une idée du vers, voire plus largement de la littérature.
8Malgré ces quelques remarques sur la façon dont les auteurs imposent implicitement une certaine esthétique à la diction théâtrale, nous ne pouvons que saluer la réédition en poche de cet ouvrage : Dire le vers s’impose aujourd’hui, par la subtilité des « stratégies » de diction proposées ainsi que par ce perpétuel souci de ramener le vers à la langue, comme un traité de référence pour l’art théâtral. En outre, pour qui étudie la diction dans le cadre de recherches sur la littérature et non en tant que comédien, certains éléments développés rapidement aux marges du propos principal du traité se révèlent particulièrement intéressants, comme par exemple le bref détour par Rimbaud pour mieux faire comprendre la spécificité prosodique du vers classique (règle selon laquelle « l’accent de vers (fixe ou mobile) rencontre toujours un accent de langue », p. 149) : à partir de ce vers du « Bateau ivre », « Fileur éternel des immobilités bleues » qui place de façon résolument non classique un mot atone en 6e position, les auteurs proposent de ramener l’invention formelle à celle d’une nouvelle diction (« imposer un nouveau vers, en imposant une nouvelle diction », tel est le « dessein » de Rimbaud). Si malheureusement les auteurs renoncent dans le cadre de ce traité à « discuter » de ce que pourrait être cette diction rimbaldienne (dans sa réalisation même), ils invitent cependant à un examen inédit de l’invention poétique (au théâtre mais aussi en poésie) : dire le vers, c’est-à-dire au fond l’écouter, permettrait d’entendre directement la nouveauté littéraire. Nous ne savons pas, faute de témoignages assez nombreux, la façon précise dont les vers de Rimbaud étaient dits à son époque, ou mieux la façon dont Rimbaud lui-même disait ses vers (accentuait-il le fameux « des » atone ?), mais ce que nous ne pouvons pour les poètes d’hier, nous le pouvons pour ceux qui, à partir d’Apollinaire, ont enregistré leurs propres vers, livrant ainsi des documents infiniment précieux pour comprendre leur idée du vers ainsi que l’inscription de leur art dans une histoire des pratiques littéraires. Pour ce champ d’études encore largement vierge, le traité de Milner et Regnault est susceptible de fournir à l’analyse d’intéressants outils, tant par la manière convaincante dont il permet de penser l’articulation entre vers et langue, que par l’invention d’une terminologie extrêmement claire et précise pour caractériser les phénomènes de diction.