À quoi sert la philologie ? ou ce que peuvent encore les mots
1Paru en 2007, ce numéro de la revue bilingue Laboratoire italien. Politique et société, publié dans le cadre d’un programme de recherche autour de la pensée de la guerre en Italie (1494-1648), place au cœur de sa réflexion le statut et la place de la philologie dans les sociétés italienne et française, de la Renaissance à nos jours.
2Démarche salutaire, dans un contexte où le mot même de philologie, surtout en France, est généralement lié à l’idée d’une discipline élitiste et fermée sur elle-même. Passé le caractère en apparence « extravagant »1 de ce lien établi entre deux disciplines, philologie et politique, deux façons si différentes de penser le rapport de l’individu au monde, ce recueil d’articles présente l’intérêt de remettre le problème de la langue au cœur de la réflexion sur le pouvoir et d’envisager la philologie comme un mode d’action possible dans la société.
3La présentation de Christian Del Vento et de Jean-Louis Fournel pose comme préalable l’exigence d’une définition ouverte de la philologie. Il s’agit de dépasser une conception purement disciplinaire de la philologie entendue comme science du livre (paléographie ou étude des manuscrits) ou comme technique d’établissement des textes, pour revenir au sens premier du terme, qui évoque l’amour de la langue, l’attention portée à la vie des mots et à leurs effets. En ce sens, « toute philologie est politique et se doit de l’être »2, puisqu’elle envisage le discours comme un acte, comme une production vivante susceptible d’interagir avec un lecteur présent ou à venir, et par-là même d’agir sur la vie des individus et sur les sociétés.
4Les deux éditeurs retracent ensuite à grands traits une brève histoire de la philologie, de l’édition alexandrine des textes d’Homère au développement de la « philologie d’auteur » en Italie ou de la « critique génétique » en France3, pour finalement poser la question du devenir de la philologie à l’ère du numérique. Ils soulignent l’importance de la tradition philologique italienne, liée d’une part au rapport étroit qu’elle entretient avec la latinité, d’autre part à la spécificité d’une histoire nationale où la question d’une langue unitaire et l’émergence d’une littérature italienne ont occupé, dès la Renaissance, une place de tout premier plan. Si la philologie française bénéficie du legs de la tradition italienne, son apport devient plus notable à partir du XIXe siècle, avec les travaux de Gaston Paris et, surtout, du médiéviste Bédier, qui imposent une conception « naturaliste » et positiviste du texte à rebours de la tradition illustrée par l’Allemand Lachmann. Au cours du XXe siècle et plus particulièrement depuis une cinquantaine d’années, on assiste à un mouvement de « retour au texte » qui invite à repenser la question de la philologie et de ses enjeux.
5C’est donc dans une perspective doublement comparatiste que ce numéro de Laboratoire italien propose d’aborder le domaine de la philologie : d’une part, en envisageant celle-ci à travers le prisme du politique — et inversement — pour en mesurer les enjeux non seulement rhétoriques, mais juridiques, philosophiques et sociaux ; d’autre part, en confrontant le passé et le présent, et la tradition italienne à d’autres cultures — française notamment — pour renforcer le dialogue entre les textes du passé et le temps présent, et repenser la place de la philologie dans une société où la culture du texte est en pleine évolution.
6« À quoi sert (encore) la philologie ? » C’est cette question, posée par Frédéric Duval, qui inaugure le recueil avec une contribution sur les relations actuelles entre philologie et politique en France. Science « multiforme »4, la philologie n’a cessé de perdre du terrain par rapport aux disciplines qui lui étaient jusqu’alors associées : l’histoire, la linguistique et même la critique, dont les orientations ont été radicalement redéfinies par le structuralisme. Face au rejet actuel de cette « vieille » discipline, l’auteur rappelle les fonctions politiques traditionnelles de la philologie, et l’usage qu’en ont longtemps fait les intellectuels impliqués, dès l’Affaire Dreyfus, dans la vie de la cité. Jusqu’au début du XXe siècle, les études philologiques ont surtout servi le prestige national, en établissant un « canon » littéraire français et en affirmant un primat de la langue française fondé sur une étymologie parfois peu rigoureuse. Si de tels débats n’ont plus cours aujourd’hui, la philologie a encore un rôle à jouer dans la société : outre son importance dans la conservation et dans la transmission du patrimoine écrit, l’auteur rappelle son rôle essentiel dans la préservation d’un « décalage » salutaire entre le savoir des élites et une culture de plus en plus massifiée5 ; il souligne sa capacité de résistance aux impératifs utilitaristes du monde contemporain et, surtout, affirme le caractère nécessaire d’une science fondée sur l’herméneutique du discours dans l’expérience de l’altérité et l’apprentissage du « dissensus » démocratique6.
7L’utilité de la philologie ainsi posée, les contributions suivantes étudient dans une perspective chronologique la diversité des rapports qu’elle a entretenus ou entretient encore avec la politique. Sur un arc temporel allant de la première Renaissance à l’époque contemporaine, deux périodes sont privilégiées : le XVIe siècle et la période contemporaine (XIXe- XXe siècle) en Italie. C’est, en effet, au cours de la Renaissance italienne que les rapports entre langue et politique se posent pour la première fois avec acuité. L’article de Mario Pozzi, consacré au lexique politique italien de la Renaissance, revient sur la difficile constitution d’une langue unitaire dans un pays composé de multiples petits États et confronté à une situation linguistique particulièrement complexe, où cohabitent un latin encore très vivace, de nombreux dialectes et une langue toscane désignée par les Florentins impliqués dans la « question de la langue » (questione della lingua) comme langue nationale. Sous l’influence de l’humaniste Pietro Bembo s’impose dans la société cultivée un italien hérité de la poésie pétrarquiste, voulu comme universel et atemporel, d’usage strictement littéraire et peu adapté à exprimer les réalités politiques nouvelles. Les penseurs politiques florentins du début du XVIe siècle, comme Machiavel et Guicciardini, ont ainsi été amenés à forger une langue propre à exprimer la réalité concrète, faisant de Florence un « laboratoire » pour la langue de la politique7. Au même moment, des villes comme Venise devenaient également de grands centres de diffusion de textes diplomatiques qui ne ressentaient pas forcément la nécessité de renouveler la pensée ni le lexique de la politique. La situation politique et linguistique de l’Italie du XVIe siècle place ainsi le lecteur devant la nécessité de remettre les mots dans leur contexte pour pouvoir redonner tout son sens au langage de la politique.
8Telle est la difficulté qui se pose au traducteur de textes politiques, rappelle Jean-Claude Zancarini à propos de cette forme particulière de « philologie politique » qu’est la traduction. Éditeur et traducteur, avec Jean-Louis Fournel, de textes de républicains florentins écrits pendant les guerres d’Italie — citons, parmi les plus importants, Le Prince de Machiavel et l’Histoire d’Italie de Guicciardini —, l’auteur souligne les profondes affinités qui unissent l’activité de « l’artisan-traducteur »8 et celle du philologue, tous deux confrontés à la nécessité d’une lecture lente et minutieuse, qui seule permet de saisir le contexte propre à la publication d’un texte, de tenir compte de la conjoncture ou, pour reprendre une expression de Machiavel, de la « qualité des temps » (qualità de’tempi)9. Cette démarche proprement philologique, qui permet d’établir des échos ou des écarts dans et entre les textes et évite la tentation de l’interprétation rétrospective, est aussi une démarche politique, au sens où elle implique une réflexion critique sur le sens et les enjeux des mots. L’évolution du mot libertà dans la Florence républicaine et de l’usage qu’en fait Guicciardini est un bon exemple de cette interaction constante entre la conjoncture politique et la valeur des mots. La traduction entend ainsi montrer comment se construit une langue de la politique dans une époque donnée.
9Cette attention prêtée au sens et au « temps » des mots ne vaut pas pour les seuls textes politiques. L’exemple des Vies de Vasari, que développe Enrico Mattioda, témoigne d’une extension de l’usage des mots de la politique à l’esthétique et à l’histoire de l’art. Les biographies de Vasari empruntent à l’historiographie du temps et particulièrement à Machiavel des mots comme licenza, virtù, fortuna et prudenza, ou encore l’expression qualità de’tempi. Appliquées à la peinture et à l’architecture, ces notions permettent à l’auteur des Vies d’exposer un idéal artistique défini comme un savant équilibre entre le respect des règles et la liberté (licenza) artistique ; rapportées à la vie et aux mœurs de l’artiste, elles nourrissent une analyse critique des rapports entre l’art et le pouvoir. La figure de l’artiste courtisan, suffisamment virtuoso et prudente pour maintenir une sage distance avec les milieux du pouvoir, incarne un possible équilibre entre art et politique.
10Les articles suivants se concentrent sur une histoire contemporaine (XIXe-XXe siècles) fortement liée, en Italie, à l’héritage du Risorgimento. Il convient de rappeler en deux mots que la période du Risorgimento, entre les années 1820 et l’achèvement de l’Unité italienne (1870), fut le cadre d’une résurgence de la « questione della lingua », centrée sur la possibilité d’une langue nationale accessible à tous et capable de transcender les dialectes. L’article de Francesco Sberlati s’intéresse à une figure majeure du nationalisme linguistique italien, l’écrivain Alessandro Manzoni, auteur du célèbre roman Les Fiancés. Disciple de Fauriel, Manzoni constate dès les années 1820 la pauvreté expressive de la langue italienne et la nécessaire diffusion d’un italien supra-dialectal, sur le modèle linguistique français. Considérant que l’évolution des moyens d’expression est indissociable du progrès social, il entreprend des recherches historiques qu’il entend mettre au service des masses et de leur conscience nationale. Ses recherches sur la Lombardie médiévale, largement inspirées de la méthode philologique d’Augustin Thierry, tentent une réévaluation de cette période de l’histoire qui éclaire, pour Manzoni, l’identité populaire italienne ; cette idée est ensuite développée dans les états successifs de son roman.
11Au-delà du cas singulier mais emblématique de Manzoni, Emanuele Cutinelli-Rèndina montre, à travers l’exemple des éditions nationales préparées entre le Risorgimento et la période fasciste, la persistance d’une forte influence de la politique sur la philologie au tournant des XIXe et XXe siècles. Le choix des auteurs édités, qu’il s’agisse de Galilée, Machiavel et Mazzini pendant le Risorgimento, ou plus tard de d’Annunzio, Foscolo, Manzoni et Alfieri, trahit en effet la volonté de faire du texte le reflet du « génie » national. La deuxième partie de l’article, centrée sur les travaux de Benedetto Croce à l’époque fasciste, montre à l’inverse comment la philologie peut aussi influencer la politique. À partir de trois exemples de textes anciens édités et commentés par Croce, l’auteur explique que le travail du philologue peut, dans certains cas, devenir un instrument de combat contre le régime en place ou une incitation à ne pas perdre l’espoir dans des temps meilleurs.
12Parmi les intellectuels italiens du XXe siècle, Gramsci est sans doute l’un de ceux qui a le plus pensé le lien entre philologie et politique. L’article de Paolo Carta développe ce point en relisant les Cahiers de prison à travers le regard d’un professeur de philosophie sarde, Antonio Pigliaru, qui s’est particulièrement intéressé à la question de l’enseignement universitaire et au rôle de la philologie dans la pensée gramscienne. La rigueur philologique représente pour Gramsci un modèle de la pensée politique : incitant à l’exercice constant de la critique, elle évite que la réflexion philosophique ne verse dans le statisme de l’idéologie. La « philologie vivante » théorisée par Gramsci apparaît ainsi comme un élément essentiel de la participation des individus à la vie politique.
13Point d’aboutissement de ces réflexions, le dernier article du recueil (E. Mattioda) s’interroge sur le devenir de la philologie à l’ère du numérique. Les techniques de numérisation ont en effet ouvert de nouvelles voies en facilitant la visualisation et la comparaison des différents états d’un texte. Elles ont ainsi accéléré la remise en cause, engagée dès les années 1960, de la recherche d’un « meilleur » état du texte, présumé plus conforme aux « dernières volontés de l’auteur » ; la tendance actuelle est à repenser le rôle respectif des diverses figures qui ont contribué à l’achèvement du texte et au passage du manuscrit au livre. L’auteur met en garde contre une transcription trop « conservatrice » des textes, qui nuit à leur accessibilité et en éloigne le grand public. La philologie la plus actuelle est donc encore affaire de politique : il s’agit de repenser le statut de l’écrit dans une société qui tend de plus en plus à faire de la littérature un simple vestige du passé.
14À noter enfin, en marge de ces contributions, deux rubriques qui pourraient encore alimenter un débat loin d’être épuisé sur les rapports entre philologie et politique. Dans la section « Débats », C. Del Vento et J.-L. Fournel reconstituent un entretien croisé avec Mauro Bertani, Alessandro Fontana et Michel Senellart, qui ont entrepris d’éditer en France et en Italie les cours donnés par Michel Foucault au Collège de France entre 1970 et 1982. S’y pose de manière très pratique un vrai problème de philologie politique : pourquoi éditer ces cours ? Comment retranscrire sans le trahir un enseignement oral ? Enfin, dans quelle mesure doit-on respecter les dispositions de l’auteur après sa mort, et comment servir la présence de l’auteur dans le débat public sans heurter le droit des héritiers ?
15La rubrique « Documents et interprétation » propose quant à elle la reproduction des pages centrales d’un discours d’Atto Vannucci, historien du XIXe siècle et acteur du Risorgimento en Toscane, présenté par Laura Fournier-Finocchiaro. Une illustration par l’exemple des rapports entre philologie et politique : prononcé à l’occasion du quatrième centenaire de la naissance de Machiavel (1869), le discours d’Atto Vannucci analyse les écrits d’un Machiavel « anticlérical », devenu pour l’occasion le porte-parole des Italiens hostiles au pouvoir papal et à l’emprise de l’Église catholique sur l’Italie réunifiée.
16Sans doute l’un des intérêts majeurs de ce numéro de Laboratoire italien est-il d’avoir mis en évidence les relations profondes entre philologie et politique à des époques aussi éloignées que la Renaissance et l’époque contemporaine, sans pour autant gommer les apports spécifiques de chacune des périodes étudiées. La présence aussi précoce que durable d’une « question de la langue » en Italie rend l’exemple transalpin particulièrement apte à nourrir le débat sur l’utilité de la « philologie », entendue au sens large comme relation critique aux textes et aux mots. Plusieurs articles — on mentionnera notamment, pour mémoire, ceux d’E. Cutinelli-Rèndina et d’E. Mattioda, ainsi que la présentation de C. Del Vento et de J.-L. Fournel — se terminent sur une incertitude : la philologie est-elle encore capable de gagner l’intérêt d’un public élargi ? Plus généralement, le texte écrit peut-il encore susciter la réflexion critique et inciter ses lecteurs à agir dans le monde contemporain ? L’engouement récent du public pour des textes qu’on croyait définitivement relégués au statut de « classiques » pour lycéens — on se contentera de citer La Princesse de Clèves… — redonne à ces questions toute leur actualité.