L’exigence de l’événement : critique génétique et études littéraires
1S’il revient à la philosophie d’évaluer la productivité de ses concepts, sans doute appartient-il à la critique génétique d’interroger la pertinence de sa démarche. De ce privilège, la discipline ne s’est pas privée ; les ouvrages, du fait d’un ou de plusieurs chercheurs réunis, sont légion (en témoigne ici même, le récent compte-rendu par Iona Both de l’ouvrage d’Almuth Grésillon : La mise en œuvre. Itinéraires génétiques1). Présenté comme « introduction », le collectif, sous la direction d’Olga Anokhina et Sabine Pétillon, Critique génétique. Concept, méthodes, outils, déroule un programme ambitieux, convoquant l’intégralité des acteurs de la génétique. Chercheurs et conservateurs, informaticiens et spécialistes des différents supports d’écritures ; au sein des chercheurs, spécialistes d’une génétique « scriptique » (attentive à l’élaboration syntaxique et stylistique du texte en devenir) comme d’une macro-génétique (prenant en charge les grandes unités), sont ainsi réunis autour du manuscrit considéré comme « objet d’investigations sémiotiques » (p. 5).
2La richesse de ces diverses approches, comme la variété des perspectives, emporte une difficulté non négligeable pour le rédacteur désireux de proposer un compte rendu ; c’est donc « en piqué » (selon cette possibilité de lecture libre évoquée par Barthes dans une page savoureuse du Sollers écrivain)2 que nous voudrions traverser l’ouvrage pour faire apparaître cinq préoccupations à partir desquelles penser le propre de la génétique : l’événement, le sentier, le mouvement, le devenir et l’exigence.
3De l’écriture, la génétique rend compte d’abord comme événement. Événement matériel, que la codicologie, science des supports d’écriture, se propose de prendre en charge. À ce titre, l’article de Claire Bustarret rappelle bien que la génétique doit être conçue comme une pratique avant d’être une théorie – axiome premier qui, on le verra, pose néanmoins plus d’une difficulté à la discipline. Marquée d’une « réputation de haute spécialisation technique », la codicologie ne saurait pour autant « élucider les énigmes de la genèse » (p. 47) : tout au plus donne-t-elle à voir le fétichisme d’un Gide « faisant fabriquer spécialement des cahiers pour son journal à partir d’un stock de vergé italien "Polleri", filigrané d’un magnifique cerf » (p. 50), ou peut-elle retracer le caviardage du manuscrit de Lol V. Stein fait « dentelle » par Duras (p. 54).
4Mais cet événement matériel s’offre dans le même temps au jeu de l’aléatoire : Irène Fenoglio avance la possibilité de considérer l’« événement graphique » comme un lapsus écrit, dont l’étude (selon qu’il forme hapax ou se révèle récurrent) peut renseigner sur les mécanismes profonds en jeu au moment du geste de scription. Ces mécanismes dépassent le cadre de l’intention et, en ouvrant sur l’inconscient du scripteur, invitent à prendre en compte la possibilité de l’accident. C’est d’ailleurs à une théorisation de l’accident, souvent perçu comme perturbation dans la rédaction, que travaille Daniel Ferrer : s’il entrave la bonne marche de l’écriture, l’accident (qu’il s’agisse de Joyce corrigeant une épreuve sur un papier de mauvaise qualité, ou de Stendhal griffonnant pendant qu’il dicte à son secrétaire) peut se voir intégré à la suite de la rédaction. Il conviendrait dès lors de considérer l’œuvre à la fois comme « structure émergente », mais aussi, selon une métaphore empruntée à l’économie, comme fruit d’un « effet de sentier » témoin de la « dimension de l’imprévisibilité et de la rupture » (p. 124). Il s’agit bien, ainsi, comme le suggère Louis Hay, de « faire parler à la fois les objets et les signes » (p. 24) : donner voix au matériel (au support) ; donner sens au contingent (à l’aléatoire).
5On pourrait dès lors retenir une des images choisies par Daniel Ferrer : celle d’« un sentier dans la forêt » (p. 130). Car la génétique se veut parcours de ce chemin d’écriture, remontée depuis le texte imprimé jusqu’aux coulisses d’une création toujours singulière. Ainsi Almuth Grésillon place-t-elle l’étude de L’Ardoise de Ponge sous l’égide de la citation bien connue de Borges des « sentiers qui bifurquent » (p. 85). Face à l’énigmaticité d’une « parole poétique qui résiste », la possibilité d’ouvrir « l’atelier de l’écrivain » constitue une chance, celle de découvrir l’important intertexte littéraire mobilisé par le poète (une fable de La Fontaine, un extrait de l’Ancien Testament et une des Satires d’Horace) et in fine substitué par lui, au point de ne laisser « aucune trace dans le texte définitif » (p. 96). Catherine Viollet, à partir d’une nouvelle de Thomas Mann née d’un récit dont son épouse, Katia, retrouve un matin le souvenir, démontre comment « le texte final – du moins pour la dernière partie de la nouvelle – se démarquant à peine de ses différentes sources, apparaît comme un tressage intertextuel, ou encore comme un véritable "montage", selon les termes de l’auteur » (p. 109). Ces « études de cas », pour trouver leur pleine justification dans l’ouvrage, portent avec bonheur leur nom : elles exemplifient en outre la réserve exprimée par Bernard Brun, à l’étude des dactylographies et épreuves proustiennes, d’une « résistance de l’écriture » (p. 115). Si l’écriture, comme processus mis en lumière par la génétique, résiste, c’est bien en ce que les observations menées à chaque fois sur un document précis ne sauraient ouvrir facilement à un classement « catégorique » (ibid.).
6Parce qu’elle se veut attentive aux « virtualités », aux « bourgeonnements » ou « bifurcations » de l’écriture, parce qu’elle explore les « pistes multiples », les « nouvelles "trappes" qui s’ouvrent, pour utiliser une image que Ponge a lui-même utilisée » (p. 95), l’attention portée à la genèse doit donc se concevoir dans le mouvement. C’est selon ce principe qu’Anne Herschberg Pierrot propose de repenser le style, comme un travail incessant autant qu’instable de reconfiguration de l’œuvre en cours par rapport à l’ensemble de ses virtualités. À rebours de la conception d’une « catégorie homogène et stable » (p. 143), il s’agit bien là d’esquiver, ou plutôt de déplacer la vieille lune du style comme « écart » – « non plus par rapport à une norme, mais à l’intérieur de l’œuvre elle-même » (p. 138).
7L’accent porté ici sur l’instabilité demande à être réinscrit dans une problématique plus large, suggérée par la conclusion procurée par Pierre-Marc de Biasi : celle des arts plastiques. Si la possibilité d’importer méthodes et outils de la génétique littéraire vers d’autres formes de création reste en débat, on retiendra néanmoins le lien à construire entre l’émergence de la discipline avec le contexte culturel dans lequel cette dernière s’inscrit : le « concept même de processus créatif semble, à l’époque moderne, être devenu l’objet même des arts plastiques » (p. 182). La critique génétique, comme le rappelle Louis Hay, n’est pas « fille de la théorie » (p. 21) ; au moins est-elle fille de son temps : elle témoigne de la nécessité de rendre compte, depuis le terrain de l’analyse, de ce renversement qui voit, au cours du XXe siècle, l’art (littéraire, plastique) mettre en scène son propre processus de création.
8Or, cette attention nouvelle n’est pas sans susciter une inquiétude, formulée par Bernard Beugnot : en venant rouvrir l’espace clos du texte, fétichisé par une certaine critique comme seul lieu de son analyse, la génétique joue quitte ou double – ne court-elle pas le risque pointé par Robert Melancon de voir « l’œuvre dévorée par le processus de sa production » ?3 L’interrogation ici formulée manifeste le souci constant de la discipline de venir interroger ses présupposés. Et ce, en dépit du juste avertissement de Marie Odile Germain : « Comment parler de ce qui est d’abord une pratique, même si cette pratique peut être réflexive ? » (p. 60). Si la question est posée par l’auteur à partir de son propre travail de conservateur, elle semble mettre au jour l’un des soucis constants de la génétique.
9Car l’ouvrage permet également de pointer le devenir de la discipline. L’ouverture aux nouvelles technologies, mais aussi l’apport des sciences cognitives, apparaissent comme les deux tentations d’un renouvellement de la génétique « rattrapée par l’Histoire », au moment où la pérennité du recours au manuscrit se montre compromise (traitement de texte oblige). Jean-Louis Lebrave et Jean-Gabriel Ganascia, notamment en présentant la base de données MUSE (répertoire des supports et instruments d’écriture du XVIIIe jusqu’au XXe siècle), insistent sur la « conjonction entre les impératifs du traitement des données génétiques par les linguistiques et les contraintes du traitement informatique » (p. 69). Or, l’outil informatique, s’il permet l’exhaustivité dans le traitement de corpus longs, n’en emporte pas moins une question redoutable : comment analyser, coordonner, mettre en perspective… en un mot penser ces données ? À l’opposé, la tentation des sciences cognitives n’apparaît-elle pas comme trop réductrice ? Si « le plus grand défi du généticien reste le brouillon mental » (p. 8), la conception cognitiviste du texte comme « produit d’une activité de résolution de problème », dans laquelle on peut distinguer trois étapes (planification, formulation, révision), ne peut figurer – et Denis Alamargot y insiste bien dans son article – qu’un auxiliaire dans une « pluridisciplinarité » encore à définir.
10Reste « la valeur épistémologique de la critique génétique » (p. 7), que cette valeur se pense en terme d’apports (dont nous avons tenté de donner les grandes inflexions) ou d’horizon. Horizon en partie problématique, notamment lorsque se lève le spectre de la théorie. Impossible théorie ? Pour Bernard Brun, « chaque fonds manuscrit, pour ne pas dire chaque page, requiert une méthode spécifique et différente » (p. 120), précepte qui pose le problème du délicat passage de la logique inductive de la génétique (abordée notamment par Louis Hay) à un modèle déductif. Ce dont Bernard Beugnot choisit de rendre compte comme d’une « difficulté » ou d’une « ambition » : « comment passer de l’analyse des dossiers qui prouvait son efficacité et sa validité, de la collection des cas singuliers à des constantes, des observations de portée plus générale, sinon universelle » (p. 39). Pareille question engage plus qu’une légitimation institutionnelle ou universitaire de la discipline : elle recoupe notre appréhension du fait littéraire. La littérature existe-t-elle en dehors de l’événement singulier qui la voit naître, se déploie-t-elle indépendamment d’une appropriation individuelle du monde et de la langue ? C’est bien là, semble-t-il, que réside la nécessité de la génétique, par le souci du détail, du fortuit ou de l’accident qui est le sien. Dans sa démarche comme dans sa mise en œuvre, elle rencontre les études littéraires au lieu même de leur plus grande exigence. Une exigence formulée par les deux coordinatrices de l’ouvrage : « interroger l’instable et le changeant », qui pourrait bien rendre compte du plus actuel de notre propre rapport à la littérature, pour peu qu’on veuille bien définir le contemporain comme ce temps préoccupé par son présent.