Pantomime et théâtre du corps
1L'ouvrage se compose d'articles très variés qui retracent les différents visages de la pantomime, tant par ses origines, que par ses développements géographiques. Les annexes complètent l'ensemble par des extraits d'écrivains et des descriptifs de pantomimes du XIXe siècle, au cœur de son succès. Entre les sources de la Commedia dell'Arte, qui donnent les couleurs du Pierrot légendaire de Debureau, à partir des Lazzi aux motifs récurrents fondés sur une diégèse nécessaire, et la naissance du cinéma parlant, de nouvelles approches scéniques du geste théâtral et chorégraphique, la pantomime s'est peu à peu transformée, imposée par quelques personnalités du XIXe siècle, puis soumise et insérée aux mises en scènes modernes et contemporaines. Les études, présentées dans un ordre chronologique, déclinent ainsi les spécificités de la pantomime à travers plusieurs pays et dramaturgies, qui vont de l'Italie à la présence d'une «Europe du silence», suisse, belge, autrichienne et anglaise.
2La naissance du XXe siècle fonde alors un tournant pour cet art, confronté à des esthétiques opposées (Espagne), mêlé à d'autres arts (danse, mime, théâtre) et questionné dans ses fondements et ses influences pour ses fonctions scéniques: que devient, selon l'expression de Rykner, ce "corps imprononçable" de la pantomime fin-de-siècle, qui signe "l'absolu de l'image"? Une nouvelle veine scénique et dramaturgique surgit ainsi de cet héritier des anciens tréteaux qui prône une scénographie exigeante, par la mise en valeur de l'esthétique de l'Image, par un double modèle: Beckett et Wilson. Une place essentielle est pourtant consacrée à certains auteurs autrichiens qui ont mis à jour les enjeux et les possibles de la pantomime, toujours attachée à une expression du corps, en-deçà ou au-delà du langage, selon ses approches.
3Née sur des tréteaux en bravant la censure, puis surgissant dans les ombres romantiques des bouges et de traversées parfois étonnantes dans les arcanes et les bas-fonds de la misère sociale, elle est aussi un art qui a permis au théâtre de développer les recherches sur les non-dits, l'inconscient, les virtualités du corps et les arcanes psychologiques des êtres (manques, absences, fragilités, etc.), avant d'être travaillée par les tenants d'une importante stylisation, dans le sillage des théories de Craig, pour signifier l'expressivité et la maîtrise de ce langage du corps (au-delà du Verbe).
La censure officielle n'empêchera pas les forains de continuer leur lutte contre la Comédie-Française et ceux-ci finiront par s'imposer sur les scènes parisiennes. L'histoire de la pantomime ne faisait ainsi que commencer.
4Après une introduction menée par Arnaud Rykner, Johne Clarke et Nathalie Rizzoni retracent les origines de la pantomime, tant par la Commedia italienne, que par les représentations populaires dans les foires, entre succès et déboires, dûs aux provocations d'un personnage codifié avant tout par son célèbre habit, dès le XVIIe et le XVIIIe siècles. Théophile Gautier le décrit ainsi, au XIXe siècle, traumatisé par le marchant d'habit : "Pierrot ne possède d'autres vêtements que ses grègues et sa souquenille de toile blanche". Avec sa calotte noire sur la tête et ses joues blanches, il se distingue aisément des autres figures traditionnelles. Lié à Colombine et à Arlequin, il appartient à des intrigues très différentes, trop souvent oubliées ou méconnues que rappelle cet ouvrage. L'objectif n'étant pas dans ces approches de faire le protrait de la pantomime légendaire de Debureau, analysée par ailleurs, ce livre montre ses ancrages et ses variantes dans différents pays, ainsi que ses ouvertures possibles dans les dramaturgies et les arts contemporains.
5Une deuxième partie développe d'emblée ses enjeux avant de laisser place à des auteurs et à des artistes particuliers, pour finir sur une ouverture plus générale tournée vers la danse.
6Frédérique Lansac, Thibault Triqueneaux et Arnaud Rykner consacrent ainsi trois chapitres aux suggestions suscitées par ce personnage: "nous sommes en 1842 lorsque Le Marrrchand d'habits fait sa première apparition sur la scène du Boulevard du Temple, au théâtre des Funambules". C'est par le motif du crime et de la misère, de l'effroi et de ses traces laissées dans le corps des êtres, que cet ouvrage conduit à approfondir l'image donnée par le célèbre film de Carné, Les Enfants du Paradis, où les pauvres allaient "au paradis", (le dernier étage), quand ils pouvaient aller dans les théâtres officiels. Mais sans confondre davantage le mime Marceau et la pantomime de Debureau, toujours liée à une intrigue, un second chapitre fait une comparaison avec le personnage donjuanesque, les "pantomimes macabres", aux couleurs des revenants, qui hantent l'humain. C'est Don Juan face à la statue qui se met en mouvement et le fascine: "Doit s'accomplir devant lui et à ses dépens la "magie" blanche de la pantomime, cet idéal d'une émotion à son comble". Un léger déplacement montre que le second enjeu de la pantomime réside dans sa représentation d'une affectivité exacerbée et dans sa capacité à susciter une émotion très intense, au point de mettre à jour les silences du verbal, selon le troisième chapitre d'Anaud Rykner, consacré à ses liens à la psychanalyse. Du corps forain au "corps macabre", nous passons ainsi au "corps illogique", qui laisse voir les interstices de l'affect, pour les développer et les mettre en scène. C'est autour de ces propositions de lecture que différentes orientations européennes sont situées, qui s'appuient précisément sur les découvertes littéraires, sociales, et psychanalytiques, etc. du XXe siècle.
7Deux orientations principales s'appuient alors sur la pantomime, à partir d'Artaud et de Craig, pour la mise en scène, et autour de Schnitzler et de Hofmmannsthal, pour la dramaturgie, en-deça et au-delà du langage, entre l'affect illogique, non maîtrisé, et la stylisation menée avec minutie grâce à l'esthétique du corps. Selon Rykner, ces images de la pantomime annoncent "un théâtre où le corps prend le pas sur le langage, où le numéro de cirque côtoie la danse pure en déchirant le tissu du récit scénique, où les projections lumineuses et les éclats de musique font défaillir les derniers restes d'un texte réduit à l'état de trace, pour le meilleur et pour le pire." La pantomime suscite peu à peu la rencontre entre différentes approches artistiques, par sa capacité à travailler le geste du mime par sa résonance narrative, forte de ses silences éloquents.
8Mark Codson, Ingrid Mayeur, Catherine Mazellier et André Combes présentent ensuite dans un troisième ensemble les exemples avant tout dramaturgiques des frères Hanlon en Suisse, une analyse du Pierrot Macabre belge de Hannon (1886), et les expériences autrichiennes de Beer-Hoffmann, Hofmannstahl, et Schnitzler, liées aux découvertes psychanalytiques, entre le rêve d'une "transparence" et l"opacité" décelée dans la gestuelle. La pantomime nourrit ainsi la réflexion sur le geste, pour donner naissance à une gestualité concertée, malgré ces positions opposées.
9Les quatre derniers chapitres, d'Hélène Beauchamp, Catherine Dousteyssier, Pierre Piret et Hélène Harmat insistent enfin sur les nouveaux territoires ouverts à la pantomime au XXe siècle, tant par le passage du cinéma muet au cinéma parlant, que par les évolutions des indications didascaliques chez les dramaturges (en passant par Valle Inclan, Lorca, Beckett et Genet) et l'esthétique des mises en scène, par l'exemple de la danse contemporaine, influencée par certains traits de la pantomime.
10Au cinéma, "les personnages ont tendance à "en faire trop". Leur jeu se caractérise par l'outrance, l'excès. La pantomime est essentiellement relayée par deux personnages : l'Évêque de Bedford, incarné par Louis Jouvet et William Kramps le tueur de boucher [....], interprété par Jean-Louis Barrault, mime de formation, que l'on retrouve bien évidemment en Debureau dans Les Enfants du Paradis. Ce dernier donne une interprétation très pantomimique, baroque. Il s'assimile à une marionnette, un automate monté sur ressort." Pour Rykner, la photographie a permis à ces figures de se faire encore davantage connaître, pour trouver d'autres continuateurs par des acteurs comme Charlie Chaplin.
11Au théâtre, la pantomime permet aux deux grands dramaturges que sont Beckett et Genet de questionner les possibles de la mimesis théâtrale censée représenter les arcanes insondables et "aliénées" pour Beckett, ainsi qu'une stylisation chorégraphique foisonnante pour Genet, œuvrant à la réflexion sur l'identité des êtres et des conditions, etc.
12Sans oublier que se joue désormais la "rencontre d'un comédien et d'une danseuse", puisque la mise en scène contemporaine s'est orientée vers de nouvelles recherches en danse, (A. T. DE Keersmaeker, F. Verret, etc.) et au théâtre (Théâtre du Radeau, etc.).
13À l'aube du XXIe siècle, ce collectif dresse ainsi un panorama historique très intéressant pour la compréhension de l'évolution des nouvelles esthétiques artistiques liées à la pantomime et aux arcanes plus cachées du Pierrot légendaire, vêtu de blanc et de noir, de trouble et de maîtrise, de transparence et d'opacité.