Penser la littérature avec l’ivresse
1Disons-le d’emblée, l’ivresse ici n’est pas un thème mais le lieu même du discours : interrogeant ce qui dans l’immuabilité de l’écrit bouge et se défait, l’essai de Laurent Zimmermann évolue lui-même par boucles et par retours plus qu’en ligne droite. Cette thèse, indissociable de la pratique du langage qu’elle propose, s’inscrit dans une manière historique, contemporaine, définissant la littérature comme « énergie » capable de « remettre le langage en mouvement pour nous détourner du figement » (p. 159). Autrement dit, ce que vise cet essai avant tout est l’évaluation de l’action de la littérature, la définition de celle-ci par celle-là. C’est bien pourquoi c’est avant tout un espace qui s’y dessine — l’espace littéraire redéfini par ses « lignes de failles » autant que par ses frontières.
2Avant de rentrer dans la progression argumentative de l’essai, il est important de s’arrêter sur le statut des œuvres retenues. Les œuvres de Rabelais, Baudelaire, Apollinaire ne sont donc pas envisagées comme des catalogues thématiques, ni comme formant un héritage ni une famille, mais comme des lieux où la thématisation de l’ivresse accueille une mise en mouvement du langage qu’ils rendent visibles. C’est cette hybridation entre la pratique et la théorie, dans laquelle les séparations entre fiction et commentaire sont fragilisées, que recouvre le concept central de théorivresse.
3Elles ne forment donc pas un corpus (assurant une cohérence historique et/ou thématique), dans la mesure où le prélèvement est revendiqué véritablement comme méthode. Ce sont non seulement des œuvres mais, en leur cœur, des extraits qui sont prélevés pour élaborer le propos — car la théorie ne sort jamais des textes mais se tisse dans leurs motifs. Ainsi, à la fin de l’analyse des prologues de Gargantua et du Tiers Livre, où apparaissent respectivement une bouteille et un tonneau, le discours critique reformulant les enjeux dégagés entremêle son propos aux motifs et aux figures du texte :
C’est qu’en fait, l’auteur magicien est celui qui ouvre un monde spécifique, auquel le tour de la bouteille avait essayé, mais en vain, de fermer l’accès. Ce monde est celui de l’ivresse comme jaillissement du sens. Le sens disposé par l’œuvre littéraire est ce qui ne peut se proposer que comme jaillissement, comme percée dans le tonneau, et non comme ce qui serait en affinité avec la stricte délimitation d’une bouteille. (p. 42)
4L’éparpillement éclaire ainsi le fonctionnement du morceau : l’extrait n’est jamais considéré ni comme exemplaire, ni comme métonymique de l’ensemble. Certes, L. Zimmermann replace toujours le texte dans son contexte : ainsi, c’est sa situation dans l’architecture des Fleurs du Mal qui embraye la lecture de « L’Albatros ». Mais le morceau fait loupe plus qu’il n’est l’instrument d’une reconstitution : il fait saillie par son intensité, par son pouvoir de réverbération du savoir (de l’action) sur la langue que l’œuvre concentre. En ce sens, la démarche est absolument cohérente avec l’objet : l’ivresse est inséparable de la logique du surgissement, dont l’éparpillement n’est que la conséquence.
5L’essai s’articule en deux parties. Dans la première, L. Zimmermann s’attache à définir le « nulle part » comme le lieu instable par lequel se figure « cet avènement sans provenance qu’est le renouvellement du langage » (p. 8). Ce qui fait naître le nulle part autant qu’il le fait naître, c’est le « désauteur » — la force par laquelle l’autorité de l’auteur se dilue dans l’anonymat du discours : « Le nulle part est ainsi le lieu où le sujet, appelé à devenir auteur, trouve une ivresse décisive, libératrice, détentrice sans compter des moyens d’atteindre une embardée hors les chemins de la reproduction stérile » (p. 37). L’œuvre de Rabelais a de ce point de vue une valeur fondatrice car les deux postures de l’auteur (dans sa fonction de fixation du sens par la garantie du nom) et du désauteur s’y dessinent simultanément dans un conflit que l’ivresse nomme. Depuis son lieu (le nulle part) et depuis sa voix (le désauteur), l’ivresse relance le sens infiniment entre « inspiration » du côté de l’auteur et « répercussion » du côté du lecteur dans une mise en mouvement continue de ses signes.
6Tel est le cadre conceptuel à l’intérieur duquel se déploient les analyses des œuvres de Rabelais et de Baudelaire. Néanmoins, il est important de noter que ce cadre n’est pas l’instrument d’un lissage de la singularité des œuvres, mais s’attache au contraire à la faire saillir. Le nulle part signifie à la fois la même énergie et l’unicité de son événement : s’il est de l’ordre de « l’échappement incontrôlable hors de toute prévisibilité » (p. 45) chez Rabelais, c’est le « buter contre [qui] est la marque la plus nette de l’ivresse baudelairienne dans le nulle part » (p.58). Le franchissement de la frontière qui sépare l’auteur du lecteur est la figure du nulle part rabelaisien ; le mouvement de chute allié à la logique de l’accident est celle qu’invente Baudelaire.
7La deuxième partie de l’essai reparcourt les œuvres de Rabelais, Baudelaire et Apollinaire, en suivant, à partir de ces « préalables », de ces conditions de possibilité que sont le désauteur et le nulle part, les « moyens de la transformation », soit l’espace (poétique) ouvert par l’ivresse, à observer. Les coordonnées de cet espace sont doubles : d’une part, L. Zimmermann s’intéresse au scénario racontant l’irruption de l’ivresse (« l’émergence revendiquée », p. 80). D’autre part, il s’attache à décrire ce qu’il nomme le « site » de la transformation — les choix stylistiques et esthétiques affirmés par l’œuvre dans sa refondation du discours (« la pierre de touche en langue », p. 81). Ce sera, par exemple, la « ronde de l’ivresse » chez Rabelais, à la fois scène (thématique), motif et espace discursif : c’est là, au chapitre 5 de Gargantua, qu’apparaissent à la fois le « vrac de langue » (p. 93) et le « dialogue infixé » (p. 95, l’impossibilité d’assigner le discours à un foyer de parole identifiable et fixe). L’emballement lexical et l’essentielle polyphonie du texte rabelaisien sont les produits d’une jouissance sous l’effet de laquelle la langue se modifie.
8Suivre le tracé de l’ivresse conduit finalement à dresser une carte de la littérature dynamique : c’est une topographie que L. Zimmermann entreprend de faire. Le vocabulaire critique, d’abord, se compose de métaphores spatiales : la « table d’éparpillement », le nulle part comme « moment de crête » (p. 77), la « barrière » (l’accident) comme nécessité chez Baudelaire comme obstacle nécessaire à la création, la poursuite de ce qui dans l’œuvre relève « du mouvement, de la circulation » (p. 140), l’identification de « zones de théorisation » (p. 157), etc. Mais plus profondément, l’action de l’œuvre est toute entière saisie par la problématique de la transgression. Le nulle part rabelaisien est ainsi décrit comme le « moyen de franchir le rideau qui sépare l’auteur et le lecteur » (p. 47), et l’écriture chez Baudelaire comme « une modification du sujet hors de toute possibilité, une entrée du sujet dans un circuit (celui de l’inspiration et de la répercussion) qui outrepasse les limites de ce qui est calculable » (p. 75). Ces mouvements de sortie, d’arrachement (la manière dont le dire « sort le sujet de soi » chez Apollinaire, p. 150) ou de franchissement, sont la condition de la vitalité du langage — soit de l’existence même de la littérature. L’enjeu est bien de formuler la vérité même de la vie des livres.
9C’est bien pourquoi la perspective adoptée ne connaît pas l’historicisme, mais lui oppose la récurrence d’un motif par-delà la tradition : la progression linéaire est étrangère à la transgression et à ses boucles.
10C’est aussi pourquoi l’idée centrale de cet essai est celle d’un enchevêtrement de la théorie dans la pratique. La « théorivresse » (p. 158) désigne précisément cet espace de langue hybride — à la fois tressage de la théorie et de l’écriture et tension entre un maximum de concept et un maximum d’équivoque.
11Pour le dire en un mot, et résumer dans ce mot les qualités de cet essai, il faut bien y lire l’accomplissement d’une vision — une manière de voir la littérature par le prisme bataillien de la transgression, une manière de prêter attention à ce qui dans l’œuvre réfléchit la vision de la langue qui l’ordonne.