Identité masquée, frontière floue. Le roman policier belge, une esthétique de la dissolution
1Éditée depuis 1997 par l´Association des Amis du Roman Populaire, la revue Le Rocambole se donne, selon ses propres termes « tout le domaine du populaire pour champ d’investigation ». Son numéro 45 paru à l’hiver 2008, contient un dossier sur le « roman policier belge » établi en grande partie sur des éléments avancés lors d’une journée d’études consacrée au sujet1, le 29 novembre 2007 à Amiens.
2En l’absence d’une histoire complète de la littérature noire et de ses origines, les points de vue ne peuvent être que ponctuels, s’établissant soit à partir d’une période historique, soit à partir d’une thématique. Le roman policier belge, notion floue dont nous verrons s’ébaucher les contours dans le cours des interventions successives, dépend de ces deux catégories d’analyse, sans pour autant pouvoir y être subsumé. D’une part, son histoire, chaotique autant que cyclique, se caractérise par un phénomène d’édition intermittent, avec ses pics et ses gouffres, dont il s’agira de quantifier les aspects et d’expliquer les causes. D’autre part, le parti-pris de retenir les seuls romans d’auteurs francophones a pour conséquence de poser de manière cruciale l’axe d’attractivité périphérie-centre, à travers les rapports instables des auteurs vis-à-vis de Paris.
3Or, dans les deux approches, on verra se mettre en place une situation critique, à la fois terriblement limitée dans un cadre de subordination, et exaltée dans son lien identitaire. La question du roman policier belge dévoile un côté méconnu des rapports de domination dans l’édition internationale, sinon exemplaire, du moins expansif, ouvrant sur l’universel de la création dans son aspect le plus impérialiste. Le thème du petit pays, celui de la frontière invisible, ou bien au contraire totalement étanche, sont des clés de lecture de la définition complexe, et toujours inachevée, de l’essence d’une littérature nationale.
4Parmi les six articles qui constituent l’architecture du dossier proprement dit, on distinguera la contribution d’Isabelle Casta2, qui présente le personnage d’Harry Dickson3 en tant que prototype d’un genre extra-humain. Elle voit en effet dans la mort du héros et sa renaissance automatique un thème récurrent des aventures du « Sherlock Holmes américain » tel que recréé par Jean Ray. La descente aux enfers, la « catabase » inlassablement suivie d’une résurrection, qui rythme de nombreux épisodes de la série, perd du fait de sa régularité convenue toute aura de nouveauté, voire tout intérêt dramatique. C’est qu’il importe à Jean Ray de marquer par ces épisodes chroniques, moins le risque couru par ses personnages que leur qualité purement chimérique d’êtres humains perdus à la frontière de la vie et de la mort. Ce qui peut apparaître comme un cliché narratif doit être perçu au contraire comme le fondement d’un fantastique propre. La mort prétendue du héros marque l’ambigüité de sa vitalité, en renforçant la valeur angoissante d’un monde aux frontières floues et donc inquiétantes : elle permet à l’auteur belge d’actualiser constamment le topos indicible et ambivalent des Limbes antiques.
5Cette analyse thématique, la seule parmi les autres textes, de format court (à l’exception notable de celui d’Arnaud Huftier), peut se lire comme une métaphore de la situation de la Belgique en tant que nation littéraire. Et Harry Dickson devient alors le modèle des avatars du roman policier belge, dont l’histoire est rythmée de morts et de retours.
6La fluidité des frontières, les espaces atopiques, anonymes, atomisés, le cryptage des identités, le gommage des différences linguistiques, semblent répondre aux critères d’une esthétique de la dissolution, un thème approfondi par les autres intervenants dans des textes dont la vocation historique et/ou bibliographique est très nette, bien qu’ils délimitent moins une épistémè au sens foucaldien qu’une analyse sauvage de type levy-straussien. D’où ces études parfois prescriptives (sans aller pour autant jusqu’à l’arbitraire) qui se redoublent, qui se superposent, qui approfondissent leur dialogue heuristique, dans une tentative de rendre compte unitairement d’un phénomène éditorial polymorphe.
7Ainsi, Daniel Compère4, président de l’association, établit-il un Petit panorama du roman policier belge, qui pose d’entrée de jeu la question de l’identité. Selon lui, la nationalité de l’écrivain prime sur le pays d’édition, le plus souvent la France. Bien des auteurs se partagent en effet, jusqu’en 1940, entre les éditions parisiennes et les maisons belges.
8D. Compère caractérise plusieurs périodes pour établir une chronologie sommaire, mais utile. Il lui paraît judicieux de retenir la date de 1908, année de parution du Rival de Sherlock Holmes5, pour établir l’acte de naissance du roman policier belge et considérer l’étendue du champ d’études. Dès lors, les textes et les auteurs se feront progressivement plus nombreux, avec un premier pic de production, les années trente et la reconnaissance de George Simenon, de Stanislas-André Steeman et autres René-Charles Oppitz. C’est l’époque où les éditions belges créent des collections policières (ainsi en 1932, Moorthamers à Bruxelles, Dupuis à Charleroi) dans une optique de qualité. Les années 40-50 correspondent ensuite, du fait du conflit mondial, à une fermeture des frontières, et à l’arrêt provisoire des incessants allers-retours entre France et Belgique. L’inflation de la production nationale de romans policiers, lecture très prisée pendant les années de guerre, se double selon A. Huftier, d’une tentative de renaissance des lettres belges, établissant un acte de rupture avec la grande voisine/succube culturelle qu’est la France.
9Mais, la troisième période, qui va de 1950 à nos jours, brisera ce rêve d’indépendance culturelle, et amorcera un mouvement très rapide de déclin. Après la seconde guerre mondiale, le roman policier belge disparaît presque entièrement, laissant la place libre au profit d’une nouvelle collection de poche, la collection Marabout dans laquelle Henri Vernes créera le personnage de Bob Morane.
10Jean-Louis Étienne6 revient sur les raisons de l’écroulement de la production pendant la période du début des années cinquante à la parution de Matricide7 d’Alexandre Lous en 1981. Il faudra en effet attendre les années 80 pour que les écrivains noirs belges réaffirment leur existence.
11La période des années de guerre avait été très faste pour les romans policiers, avec le lancement d’une trentaine de collections8 entre 1940 et 1945 et l’apparition de dizaines de nouveaux écrivains. Leur disparition à la fin des années quarante s’explique par un total déséquilibre des échanges : tandis que la France profite de l’ouverture des frontières pour inonder la Belgique de ses livres, la loi de 19499 a pour effet, sous couvert d’ordre moral, d’interdire quasiment l’importation des romans policiers belges.
12Pour les écrivains qui veulent continuer dans la voie littéraire, l’alternative est cruelle : changer de genre ou éditer en France. Les plus grands (Steeman, Simenon, Ray, Owen, Duchateau…) optent pour la seconde solution, d’autres s’orienteront vers la bande dessinée (Jean Doisy, Maurice Tillieux…). De manière presque systématique, mis à part les grands noms précités, le changement de maison correspond souvent à l’usage de pseudonyme, comme si le masque devenait la condition sine qua non d’un ultime passage de frontière.
13Mais peut-être les écrivains camouflent-ils leur identité, parce qu’ils ne sont pas à même de rendre compte de la réalité de leur nation ? À savoir un espace géographique incertain, incapable de fournir matière à un environnement romanesque, et dont A. Huftier10 interroge longuement l’essence, dans La Belgique dans l’intrigue… Le roman policier belge de 1918 à 1960. Un roman anglais de Freeman Wills Crofts, paru en 1926, sert de fil rouge à cette longue étude : The Cheyne Mystery décrit en effet une Belgique hétérogène, une nation bilingue qui renvoie au double langage propre à toute énigme. A. Huftier voit dans cette dichotomie la marque d’une tension symbolique, entre une Belgique réceptacle — un espace où les langues, les histoires et les hommes coexistent — et une Belgique exotique, cette province perdue d’une France idéelle. Steeman joue surtout du premier registre. Le second étant illustré par Horace Van Offel, dans Le casse-tête Malais (1931).
14Toutefois, des cas plus complexes peuvent exister, indiquant d’ailleurs un malaise plus profond des écrivains quant à l’objet de leur quête. Ainsi, Rodolphe de Warsage11 mélange-t-il aisément les caractères nationaux entre France et Belgique, tandis que J.J. Marine12 pose un décor quasiment anonyme. Faut-il voir dans ces approches la preuve que l’horizon anglais, Londres en tant que scène de crime traditionnelle, est « tombé dans le domaine public », selon les mots d’Edmond Romazières (L’assassinat de Westminster College), et qu’il ne suffit plus à porter l’intrigue ? Dans le même ordre d’idée, faute de trouver une valeur mythologique au décor belge, Steeman choisit de le faire disparaître dès 1934.
15Mais cette atopie, voulue ou contrainte, effet de mode ou effet de style, rencontre historiquement ses limites lors de la seconde guerre mondiale et de l’enfermement réel du pays dans ses frontières. Pendant cette période troublée, une stratégie de rehausse culturelle se met en place, qui vise à travers le thème d’un renouveau des lettres belges et la construction en miroir de leur réception (les critiques littéraires devenant auteurs pour ajouter à l’effet de légitimation), une véritable politique de promotion identitaire. Pour les besoins de la cause, le modèle belge se veut celui du policier d’atmosphère, un genre littéraire moderne, à l’opposé de l’antique roman d’énigme anglo-saxon, brillamment illustré par les grandes figures de Simenon et Steeman, et dont Pierre Fontaine ne voit guère désormais ce qui l’éloigne « du roman littéraire comme on dit, si ce n’est l’argument13. »
16La libération mettra fin brutalement à cette tentative, et ce pour des raisons éminemment politiques. La collaboration passive, et non le simple retour du livre français, est en effet l’une des causes premières de la disparition de l’école belge, et de la chape de plomb qui tombe sur cette époque et ses acteurs. La localisation belge cesse d’être un critère recommandable, sinon pour les besoins d’une parodie grotesque de Quentin Blaisy, L’énigme du double-six. Au-delà de la farce revendiquée, le Monsieur Larose est-il l’assassin ? de Fernand Crommelynck, grand connaisseur des secrets de l’édition belge, se lit comme la métaphore de la mort des auteurs, du fait d’une prostitution effrénée avec l’ennemi, et de leur renaissance en France, porteurs d’un masque. Les écrivains importants, s’ils ne peuvent abandonner leur nom de plume, redéfinissent en conséquence leurs travaux. Ainsi, Steeman reprend-il son Assassin assassiné d’avant-guerre, pour le transformer en Trajet de la Foudre, un roman dans lequel l’auteur redécouvre brusquement, en un lointain clin d’œil à l’ouvrage précité de Freeman Wills Crofts, l’hétérolinguisme de la Belgique.
17Dans Marabout et la littérature policière, Jean-Baptiste Baronian (écrivain de polars et éditeur) revient sur les sept années pendant lesquelles il a travaillé pour les éditions Marabout, créées à Verviers en mars 1949, par André Gérard et Jean-Jacques Schellens. Il démontre, chiffres à l’appui, que la littérature policière n’a jamais été, sinon entre 1959 et 1963, un trait dominant de la collection.
18Enfin, pour clore le dossier et ouvrir le débat, Claude Herbulot recense dans Le fascicule policier belge, les sources bibliographiques susceptibles d’intéresser les chercheurs, distinguant entre les essais, les dictionnaires et les différentes collections.
19Le dernier tiers de la revue, consacré aux varia, apporte aux amateurs éclairés des bibliographies et des anecdotes particulièrement précieuses (Les révélations de Rocambole de J-P. Gomel, P.J. Hauswald et C. Herbulot). Pour sa part, C. Duflo examine dans Fantomas, un feuilleton théorique (4) ce que Gérard Genette nomme l’épitexte, à savoir dans ce cas précis le discours et les modes de promotion mis en œuvre par les éditions Fayard au moment de la parution de L’Agent secret, en 1911. C. Pérolini annonce dans Léo Malet revient au bercail, le legs des archives de Francis Lacassin, directeur de l’édition complète de Léo Malet chez Robert Laffont, à la médiathèque Émile Zola de Montpellier. L’exposition qui a été programmée alors a révélé les liens existants entre Malet et le Surréalisme, à travers notamment une correspondance suivie avec André Breton.
20Dans les dernières pages de ce numéro particulièrement dense, le courrier des lecteurs et le coin des autographes regorgent encore de belles surprises pour les happy fews. Ainsi, on retiendra notamment plusieurs lettres de Simenon.