La littérature française au souffle de l’Esprit
1Dans notre France du début du XXIème siècle le mot même de « spiritualité » semble souffrir d’une espèce de rejet, de mise à l’écart, comme si parler de l’esprit à l’époque du matérialisme triomphant était devenu inconvenant. Il est à présent de bon ton de céder aux sirènes du relativisme et de l’hédonisme, et de refuser de voir la moindre marque de transcendance dans l’élaboration d’une œuvre artistique. Dans ce contexte, la publication d’un ouvrage collectif consacré à la spiritualité des écrivains français surprend agréablement en ce qu’il marque, de la part des auteurs qui ont participé à ce projet, un désir de remonter l’itinéraire d’un écrivain jusqu’à la source de sa réflexion métaphysique. Dans le liminaire de cet ouvrage, Olivier Millet sacrifie malgré tout au goût du jour en cherchant à séparer religion et spiritualité, distinction que l’ouvrage entier remet finalement en question en démontrant de façon éclatante le poids du christianisme dans la spiritualité des écrivains français du Moyen-Âge à nos jours. L’intérêt de ces études est justement de prouver à quel point il a été intériorisé et transcendé dans l’œuvre de chacun, jusqu’à devenir partie prenante de la pensée la plus élaborée. À travers des articles d’excellente tenue, l’ouvrage met bien en valeur la permanence du lien entre écriture et spiritualité dans toute la richesse du terme. Il suit un ordre chronologique très rigoureux qui permet non seulement de voir l’évolution de la pensée religieuse au sein de la littérature française, mais également de constater qu’il n’y a pas de vraie rupture d’une époque à l’autre, et que cette pensée religieuse des écrivains français court comme une rivière féconde du Moyen-Âge à notre époque.
2Le Moyen-Âge, époque où spiritualité et écriture allaient de pair, n’est curieusement abordé que dans un seul article, de Gérard Gros, sur Gautier de Coinci, à la fois moine et poète courtois, qui a su chanter la Vierge, en tant qu’idéal de pureté, en écrivant un véritable « hymne à la femme, une histoire du désir élevé jusqu’à l’abnégation, sublimé par la foi. » En revanche, la Renaissance est bien représentée par des articles fort différents : Michèle Clément analyse les sources de la traduction des psaumes bibliques faite par Maurice Scève ; Rosanna Gorris Camos insiste sur la place tenue par l’esprit Saint dans L’Heptaméron de Marguerite de Navarre et sur l’importance de la pensée paulinienne dans ses écrits ; Ruth Stawarz-Luginbühl met en valeur la dramaturgie de « l’expectatio » — attente, espoir et confiance en Dieu — dans les Tragédies sainctes de Louis des Masures, où transparaît une évidente volonté d’édification par la rééducation du regard ; enfin, Anne Mantero et Christophe Bourgeois permettent tous deux une transition entre XVIème et XVIIème siècles en approfondissant le lien étroit qui s’établit entre la poésie et la spiritualité car « poésie et théologie interrogent l’une et l’autre, l’une avec l’autre, le pouvoir de signifier par le langage. »
3Le XVIIème siècle, quant à lui, donne lieu à cinq articles remarquables qui reflètent bien la grandeur d’une époque où l’art littéraire atteint des sommets jusque dans l’expression d’une haute spiritualité. Viviane Mellinghoff-Bourgerie s’attache à l’épistolarité spirituelle qui, au début du Christianisme, suivait plutôt le modèle antique, tendu vers la pensée philosophique, et s’en détourne après le Concile de Trente pour s’orienter vers la direction des consciences, mettant ainsi « l’écrivain au service des âmes » ; Christian Belin mène une « enquête sur le plaisir spirituel » en montrant que, pour exprimer les jouissances de la vie intérieure, les écrivains sont amenés à utiliser le même registre que celui qui sert à décrire le plaisir de la vie corporelle ; l’article de Benedetta Papasogli, très proche du précédent, s’attache au rôle essentiel que joue la voix dans l’écriture spirituelle, qu’elle voit comme « le secret de l’écrivain et la trace vivante d’une spiritualité personnelle » ; Christine McCall Probes, quant à elle, étudie l’œuvre poétique de Racine pour mettre en valeur le lien qu’établissait le poète entre Dieu et le monde créé par Lui, et montrer de la sorte que la spiritualité racinienne était le produit des grands mouvements spirituels du XVIIème siècle ; enfin, Geneviève Artigas-Menant en analysant le parcours de Robert Challe, depuis l’élaboration de sa spiritualité, jusqu’au passage de la méditation au combat, en fait le précurseur des Lumières et de la remise en cause de la religion catholique.
4Le XVIIIème siècle n’a inspiré que trois articles : celui de Laure Versini s’attache à démontrer combien Montesquieu a adhéré aux décisions du Concile de Trente, et réfute ainsi ce qui a pu être écrit sur le manque de spiritualité de cet auteur ; Christelle Brun met en valeur les deux axes de lecture — sensibilité et spiritualité —revendiqués par l’abbé Prévost et retrace de la sorte l’itinéraire spirituel des personnages de ses romans, insistant sur le fait que l’auteur les laisse « au point précis où leur avenir spirituel est suffisamment engagé pour que le lecteur pressente que le reste est du domaine du mystère d’une âme » ; et, pour finir, Colette Cazenobe insiste sur les choix religieux opérés par Jacques Cazotte et sur son adhésion, en plein siècle des Lumières, à l’idéal franciscain. Curieusement le XIXème siècle apparaît dans cet ouvrage comme un siècle de transition : trois articles montrent l’héritage du XVIIIème à travers l’étude de la spiritualité de Senancour (Nicolas Bruker), de Chateaubriand (Olivier Catel et Geneviève Winter), et de Quinet (Laurence Richet), écrivains dont la vie et la pensée furent très marqués par la Révolution, alors que trois autres, en s’attachant à des auteurs comme Renan (Laudyce Rétat), les symbolistes (Wieslaw Mateusz Malinwski ) et les décadents (Gaël Prigent), le tirent déjà vers le XXème siècle en exprimant, de façon plus ou moins claire, une recherche de nouvelle spiritualité basée sur l’appel de l’absolu et la volonté d’y accéder par l’art.
5Quant au XXème siècle, il se taille la part du lion avec une douzaine d’articles dont certains de très grande qualité : le premier, de Claire Bompaire-Évesque envisage le parcours spirituel de Barrès dont les récits de voyages sont tendus, au delà de la découverte, vers un véritable « enrichissement de l’âme » ; l’élan mystique de Péguy est ensuite remarquablement mis en valeur par Anne Bouvier Cavoret qui montre à quel point l’auteur, en tressant ensemble temps historique et temps sacré pour s’élever jusqu’au temps éternel de Dieu, a rendu sensible l’amour de celui-ci pour sa « créature en perdition » ; Odile Hamot propose une approche de la théologie du Verbe qui se trouve au cœur de la pensée esthétique et littéraire de Saint-Pol Roux ; et Claude Barthe invite à une lecture du Pélerin de Lourdes, de Francis Jammes et insiste sur la prégnance exercée par ce lieu sacré sur toute la vie de l’auteur. Dominique Milllet-Gérard, dans un article magistral, plonge au cœur de la spiritualité claudélienne pour mettre en relief tout ce qu’elle doit à la spiritualité des grandes familles de pensée — et de dévotion — catholiques rattachées aux ordres bénédictins, dominicains, franciscains, jésuites, et carmélite, et conclure sur « l’étonnante polychromie spirituelle et esthétique de cet écrivain à la personnalité si chatoyante qu’elle ne pouvait accepter de se laisser canaliser dans une famille particulière. » Très intéressant aussi est l’article de Pauline Bernon-Bruley qui met en parallèle la conception mystique de l’art chez Suarès et chez Rouault, et le dialogue qui s’est noué entre les deux artistes autour de la réalisation de l’ouvrage Passion, édité par Vollard, où, au delà de leurs divergences, les regards du peintre et du poète finissent par se rejoindre et se croiser sur la Croix. Laure Meesemaecker s’attache, quant à elle, à l’itinéraire original de Louis Massignon, chrétien passionné par l’Orient ; et Benoît Neiss adopte un point de vue original pour analyser la spiritualité de Bosco à la manière de Boèce qui « distinguait musica humana (profane) et musica mundana (cosmique, c’est à dire religieuse) » : son article s’organise donc en deux parties qui résument l’essentiel du parcours spirituel de Bosco, passé d’un état pré-chrétien de tendance animiste à une théologie profondément chrétienne et très attachée à la grandeur de la liturgie. L’article de Marie-Josette Le Han évoque, quant à lui, le « théopoète » Patrice de La Tour du Pin, en l’assimilant à ses modèles qu’étaient la Vierge et Jean-Baptiste, grandes figures de l’humilité et de l’effacement dont la contemplation semble avoir poussé le poète à un renoncement personnel pour qu’à travers son œuvre puisse entièrement se manifester la force du Verbe divin. Enfin, les trois derniers articles présentent des auteurs plus éloignés du catholicisme : Gaëlle Guyot-Rouge évoque l’influence du luthéranisme dans l’œuvre de Jean-Paul de Dadelsen ; Pierre Campion, dans un article très poétique, parle de l’expérience du sacré chez Philippe Jaccottet à travers une poétique de l’absence qui pousse ce dernier à un retour vers un animisme diffus, sorte de panthéisme naturel ; et Madeleine Bertaud s’attache à l’œuvre de François Cheng pour démontrer que s’y entrecroisent plusieurs influences spirituelles : le taoïsme, le confucianisme, le bouddhisme et finalement le christianisme comme transcendance ultime, et que cet auteur n’a cessé de pratiquer un « fructueux échange-change » entre l’extrême Orient et l’Occident, persuadé que le dialogue des cultures devra être la marque du XXIème siècle.
6Cet ouvrage démontre de façon étincelante que la littérature française des siècles qui nous ont précédés est pétrie de références à la religion catholique. Elle s’en nourrit et elle la nourrit, apportant constamment réflexion, méditation, analyse et, par dessus tout, un désir vibrant d’élévation. En outre, les auteurs de ces articles font montre d’une empathie sincère pour la démarche spirituelle de l’écrivain dont ils étudient l’œuvre, avec suffisamment d’élévation pour considérer chacun dans son contexte, et de profondeur pour pénétrer son intériorité et accéder à l’ampleur de son cheminement métaphysique. Bref, il s’agit d’un ouvrage intense, dense, touffu, que l’on est heureux de lire en ce début de XXIème siècle souvent plus touché par l’athéisme, l’ignorance et le relativisme, un ouvrage où l’on sent réellement passer le souffle de l’Esprit.