Une NRf du milieu
1Gide et Paulhan voulaient une NRf de « l’extrême milieu » ; le recueil de cent critiques de livres choisies par Louis Chevaillier témoigne de la difficulté de ce pari. La familiarité canonique des noms et des textes entérine la vocation d’establishment littéraire qui était sans doute en partie celle de la revue maîtresse des éditions Gallimard. Mais un tel recueil, avec son souci explicite de montrer comment la revue accompagnait les moments majeurs d’un « long siècle de littérature mondiale », ne peut guère nous éclairer sur l’éclecticisme qui corrigeait, en la perturbant, la volonté d’asseoir une nouvelle chapelle de classiques modernes. Il s’agit surtout ici de « faire anthologie », donc les surprises sont, peut-être inévitablement, exclues. Inutile alors d’insister sur la présence attendue de textes de Gide, Mauriac, Arland, Robbe-Grillet, Aury, Blanchot, Follain, Millet... Ou de compléter en énumérant les romans — très majoritairement — qui sont l’objet des critiques. Le souci de la représentativité a sans aucun doute gouverné le choix des articles, et même les quelques relatives surprises — un compte-rendu de Ghéon à propos de Stephen Crane en 1911, un autre de Claude Elsen autour de H.P. Lovecraft au début des années 60 — trouvent leur sens dans l’orientation générale qu’assuma la revue selon l’époque concernée. Ainsi le goût pour le roman anglophone dit d’aventures cède-t-il le pas, après la guerre de 39-45, à une fascination avec l’imbrication du réel et de l’imaginaire, pour ensuite bifurquer vers des horizons plus intimes : drames familiaux, la poésie du quotidien… Le destin de « l’homme solitaire et inquiet » est interrompu par la quête du réel avant de s'enliser dans l’inertie relationnelle. Auteurs américains et britanniques sont relayés par des noms japonais avant que ceux-ci ne s’effacent au profit d’une nette tendance « Europe orientale ». Le tout reste finalement assez restreint pour une anthologie de « littérature mondiale », et ce qui ressort de cette prévisibilité, c’est surtout le sentiment très fort d’un milieu, tout court. Là réside l’intérêt relatif, mais réel, de ce livre : il nous invite à lire ou à re-lire, indépendamment de ce que l’on sait du rôle des individus et de l’impact des idéologies, ce qui reste une partie essentielle de l’architecture de la revue, à savoir ces petites démonstrations critiques qui, malgré une certaine modestie, quadrillent un terrain et donnent un ton.
2Quel ton ? Assez peu de complaisance critique, mais également assez peu de conjecture abstraite et beaucoup de description. Il s’agit souvent d’une simple note de lecture, qui n’a d’autre but que d’inciter d’autres lecteurs. C’est toujours utile, mais la revue se targuait de maintenir l’indépendance de son appareil critique par rapport aux publications de la maison dont elle dépend. Or, ici, on constate la présence d’une grande majorité d’auteurs issus du sérail. Mais plus frappant encore, peut-être, c’est la prépondérance massive des hommes, aussi bien du côté des auteurs des critiques que des textes. Dominique Aury fait exception, certes, et la qualité de ses lectures ne permet pas d’imaginer que sa présence récurrente s’explique par une volonté quelconque de se rapprocher de la parité. Mais l’impression demeure d’une certaine étroitesse, dont on se demande si elle appartient surtout à la version anthologique de la NRf ou au milieu dont elle est issue. Cet œil de la NRF, on le soupçonne, au fil des livraisons mensuelles, plus multiple et plus fureteur que ce recueil ne laisse apparaître. Signalons, donc la formidable ressource que représente la mise en ligne sous format pdf des sommaires de la revue depuis ses débuts1 : une ressource qui confirme sans aucun doute la diversité du contenu et des collaborateurs et qui nous invite à revisiter aussi bien les extrémités de la revue que son milieu.