La NRf et le modernisme
1« Il y a eu dès l’origine une orthodoxie de la NRf qui n’allait pas sans une pointe de saugrenu » : toute l’ambiguïté du « classicisme moderne » de la Nouvelle Revue française réside peut-être dans la phrase que son directeur, Jean Paulhan, écrivait dans une lettre à Jean Schlumberger en 1935. C’est à cette ambiguïté que la Romanic Review, dont la fondation, en 1910, est quasi-contemporaine de celle de la NRf, a choisi de consacrer son plus récent numéro, intitulé « La Nouvelle Revue française in the age of modernism ». Ce numéro 99, clin d’œil au centenaire que la NRf fête cette année, n’est pas une énième célébration de la revue comme fruit du « génie français » et comme institution-phare de la « République des Lettres ». Il prend au contraire le parti original — et c’est son principal mérite — de poser la question des rapports de la NRf avec le modernisme, en resituant l’histoire de cette revue dans une perspective comparatiste. En effet, le volume rassemble douze contributions, dont six en anglais et six en français, qui ont pour fil directeur la confrontation de l’objet « NRf » au concept de « modernism ».
2« The age of modernism » : l’expression implique un cadre chronologique aux contours flous, qui coïncide à peu près avec l’entre-deux-guerres. Mais surtout, il pose la question des rapports de la Nouvelle Revue française avec l’étranger. En effet, le « modernisme » n’est réductible ni au « moderne » ni à la « modernité », bien connus de l’histoire littéraire française. Comme le souligne William Marx, le « modernisme » renvoie au monde anglo-saxon « pour désigner grosso modo un mouvement d’innovation esthétique couvrant tous les arts et rassemblant, en littérature, des figures telles que James, Conrad, Joyce, Woolf, Faulkner, Yeats, Pound et Eliot ».
3Partant du constat de l’extrême vitalité de la recherche sur les revues en France, en particulier de l’étude de la presse par la sociologie de la littérature, la Romanic Review a voulu, en confrontant les approches française et américaine de l’objet NRf, croiser théorie et histoire littéraire, pour comprendre tout en même temps le « modernisme » du fameux « esprit NRf » et sa résistance à celui-ci : son incroyable capacité à découvrir et faire connaître un Conrad d’une part, et sa méfiance à l’égard des avant-gardes d’autre part, en un mot, son caractère « antimoderne » (Antoine Compagnon). Au fil des différentes contributions s’ouvre une réflexion sur des figures majeures pour les unes, plus méconnues pour les autres, permettant au sujet d’être traité sous des angles variés.
4Comme le montre Niels Buch Leander, la figure de Joseph Conrad est décisive pour comprendre les rapports qui unissent la NRf et le modernisme. Joseph Conrad est l’exception au sein de la « génération perdue », qui, à bien des égards, fut perdue pour la NRf, demeurée aveugle à ce groupe d’écrivains. Gide rencontre Conrad en 1911, dans le Kent, par l’entremise de Valery Larbaud ; dès lors, Conrad devient une absolue priorité pour la NRf. Gide traduit lui-même les romans de Conrad, au rythme d’un tous les deux ans. Pourquoi cet intérêt pour un auteur déjà en retrait par rapport aux auteurs du « haut modernisme » que sont Fitzgerald, Hemingway, Erza Pound et James Joyce, qui de plus habitaient à Paris ?
5La réponse en est simple, d’après Niels Buch Leander : Conrad correspondait à la conception du roman des membres de la rédaction de la NRf. Encore faut-il nuancer les diverses positions de l’équipe ou « team intime » d’après l’expression de Paul Valéry pour la désigner. Edmond Jaloux qualifiait l’œuvre de Conrad comme la « collaboration du monde moderne au vieil esprit aventureux et lyrique des Anglo-Saxons. ». Et de fait, l’accueil de Conrad à la NRf peut tout entier s’expliquer par l’intérêt de la revue pour l’aventure : aventure individuelle d’un Gide, aventure coloniale et roman d’aventure. Jacques Rivière tout d’abord, le futur directeur de la NRf de 1919 à 1925, dans son célèbre article sur « Le Roman d’aventure » en 1913, y voit la possibilité d’une régénération du roman français en crise : « Le moment me semble venu où la littérature française […] va s’emparer, pour le fondre dans son sang, du roman étranger. » Gide, ensuite, s’identifie pleinement à la figure de l’aventurier : « Je ne suis peut-être qu’un aventurier », écrit-il dans son journal en 1924. Et son Voyage au Congo devra beaucoup « À la mémoire de Conrad » à qui il le dédie.
6Chez Rivière comme chez Gide, la rencontre avec le modernisme passe donc par le roman d’aventure. Mais l’aventure hors des frontière et la découverte du monde colonial ont leur limites, comme le montrent Niels Buch Leander et Michel Fabre : si la dénonciation des conditions de vie des peuples colonisés est explicite dans Voyage au Congo, elle n’est pas, selon M. Buch, une remise en question du colonialisme en tant que tel. Gide condamne certes « l’absence d’individualité » à laquelle est réduit l’indigène et en conclut que c’est « à partir de la différenciation que commence la civilisation. » Mais ce faisant, il ne sort pas de son rôle de « touriste colonial », qui ne part hors d’Europe que pour mieux comprendre la culture européenne suivant la philosophie qu’il énonce dans une conférence à Bruxelles, selon laquelle « pour bien se connaître, il faut tout d’abord se quitter. » Plus grave encore, la NRf est quasi-complètement aveugle, selon Michel Fabre, au modernisme noir, c’est-à-dire à la Harlem Renaissance et au mouvement New Negro, retardant ainsi considérablement la découverte de l’avant-garde noire américaine. Il faudra pour cela attendre l’après-guerre et Léopold Sédar Senghor. La revue qui devait être appelée la « rose des vents de la littérature », d’après le mot de Mauriac, aura donc échoué ici dans son ambition de découvreuse et de guide.
7Lorsqu’André Gide fait appel à T.S. Eliot en 1921, c’est, comme le rappelle Benoît Tadié, pour lui demander « une chronique qui renseignât les lecteurs français sur l’état de la littérature dans [son] pays, l’éclairât sur la valeur des œuvres nouvelles et ne lui laisse rien ignorer d’important. » Il s’agit des « Lettres d’Angleterre » de la NRf, qui en réalité forment un corpus assez mince, mais très dense et construit, méconnu par la recherche tant française qu’anglo-saxonne, car tombé dans une espèce d’angle mort entre les perspectives indigènes. Eliot pensait que la périodicité d’une chronique par mois serait trop grande : « S’il s’agit seulement de livres de quelque valeur littéraire, je ne crois pas qu’il y ait de quoi rédiger un article tous les mois. » répond-il à Gide. Comme le rappelle William Marx, « pendant les six années que dura cette collaboration, Eliot ne publia en moyenne qu’un article par an. »
8Parcourues par une vision noire, voire apocalyptique, d’une littérature anglophone en passe de tomber dans la « babélisation » et le provincialisme, ces chroniques témoignent, d’après Benoît Tadié, de l’angoisse et de la confusion identitaire de l’Américain exilé qu’est Eliot. À ce désarroi, la NRf apporte le réconfort d’une patrie idéale, d’une communauté interprétative transnationale. Offrant une vision pessimiste de l’histoire récente, qui trouve son origine dans le « péché » du procès d’Oscar Wilde, Eliot détourne le projet gidien de faire connaître les auteurs contemporains en insistant d’abord et avant tout sur la « tradition » : « Je ne vois pas comment la littérature irlandaise pourra survivre à l’existence de l’Ulysse de James Joyce : un livre aussi irlandais qu’il se puisse quant aux matériaux, mais un livre d’une telle signification dans l’histoire de la langue anglaise qu’il ne peut pas ne pas prendre sa place comme partie intégrante de la tradition de cette langue. » Le mot de « tradition » ici prend un sens bien particulier : Ulysse marque la mort de la tradition romantique-symboliste : « Mon opinion est qu’Ulysse n’est pas tant une œuvre qui ouvre une époque nouvelle que le gigantesque aboutissement d’une époque révolue. »
9Pour étudier le modernisme d’Eliot, Suzanne Guerlac insiste sur le fait qu’Eliot voit en Valéry l’incarnation du modernisme, c’est-à-dire ici de la « poésie pure », mais dans la mesure où Valéry est l’héritier de deux générations de poètes avant lui, celle de Baudelaire et celle de Mallarmé : le poème moderne ne « dit » plus quelque chose, il « est » quelque chose. Les thèmes de l’auto-référentialité et de l’autonomie de la littérature développées par Valéry sont selon Eliot le signe que ce poète est le point culminant du modernisme. L’étude conjointe d’Eliot et de Valéry dans cette contribution est très fructueuse pour approfondir la notion de modernisme.
10Mais les positions et valeurs de T.S. Eliot d’une part, et de la NRf d’autre part, ne sont pas sans produire certaines contradictions, comme William Marx le démontre bien. En 1928, Eliot décrivait sa doctrine en ces termes : « classicist in littérature, royalist in politics and anglo-catholic in religion. » Il s’inscrit donc explicitement et probablement volontairement en totale opposition à Albert Thibaudet, qui ne nommait, dans un article de 1913 « l’esthétique des trois traditions : « classique, catholique, monarchique », que pour les rejeter. Thibaudet ne croît pas à un nouveau classicisme. De même, Rivière, qui, avec les fondateurs, prétendait être un « classique moderne », ne parlait selon William Marx que « par analogie ». Mais si les Français sont perplexes devant l’apparente contradiction de T.S. Eliot, entre revendication de la « tradition » du critique et radicalisme moderniste du poète, perçue par eux comme un anticlassicisme, cela est dû à une profonde différence entre les modernismes français et anglo-saxon : alors que le modernisme à la française, nourri par le classicisme, ne peut se penser que comme anticlassique, quitte à lui-même devenir classique des années plus tard, le modernisme anglo-saxon se réfère à la « tradition » et au « canon ». William Marx détaille de façon passionnante les différences que ces deux types de modernisme impliquent.
11Très tôt, la NRf devient une institution. D’où l’ambiguïté des rapports qu’elle entretient avec le modernisme, comme le montre la contribution de Martyn Cornick. L’histoire est célèbre : lorsqu’Otto Abetz arrive à Paris en tant qu’ambassadeur du Reich en 1940, il constate qu’« il y a trois pouvoirs en France : les communistes, les banques et la NRf. » La question est de savoir comment une revue qui voulait se consacrer à la « littérature pure » a pu devenir un « pouvoir » à part entière. Ce qui explique le succès de la NRf tout comme sa position dominante dans le champ, c’est, d’après Martyn Cornick, la personnalité complexe de Jean Paulhan, « Jean Paulhan le souterrain » comme l’a surnommé Paul Éluard, qui fut son ami. Après la rupture violente de Paulhan avec André Breton en 1927, la NRf reste un lieu de débat, politiquement et esthétiquement. La NRf est pluraliste, comme le souligne Antoine Compagnon citant Paulhan : « réactionnaire un mois, et révolutionnaire le mois suivant ; fasciste en janvier et antifasciste en mars. » Et elle se veut ouverte à différents styles : Paulhan qualifie son sommaire d’« ike-bana, à la japonaise ».
12Mais Antoine Compagnon montre que les rapports de la NRf, et plus particulièrement de Paulhan, avec le modernisme, sont plus complexes qu’il n’y paraît : en effet, il ne faut pas négliger « le tropisme antimoderne de la NRf », qui en fait une revue « plus proche de Maurras que d’Apollinaire », avant 1914. Ainsi l’ambivalence de la NRf à l’égard d’Apollinaire est, selon Antoine Compagnon, une parfaite illustration de l’ambivalence de la NRf à ses débuts : Apollinaire déclare dans un article de la NRf de 1911 : « S’il y a un esprit nouveau, qu’il se traduise autrement que par ces imitations du romantisme et du naturalisme. » Ce devait être la dernière publication d’Apollinaire dans la NRf. Ainsi, Gide s’intéressait à l’avant-garde, mais « n’était pas d’avant-garde » : il voulait toucher un large public et non la seule avant-garde bohème. Le choix du roman plutôt que de la poésie est symptomatique du caractère bourgeois de la revue, peu encline à laisser sa chance aux expériences d’avant-garde. Comme le déclarait Jules Romains, « c’est un milieu de bourgeois riches et dilettantes. » Il ajoutait : « Nous n’avons rien à faire chez eux. » Anna Boschetti a expliqué le célèbre rendez-vous manqué de la NRf avec la Recherche du temps perdu dont elle commença par refuser le manuscrit, par la crainte des membres de la NRf d’être déjà trop identifiée aux salons, aux Verdurin. Et pourtant, Proust était le moderne par excellence, celui que Virginia Woolf lit en 1922, et l’admire au plus haut point, alors qu’elle rejette Joyce, comme le montre bien la contribution de Pericles Lewis.
13Signe plus affirmatif que le refus du manuscrit de Proust le moderne, la présence de figures antimodernes est également étudié par Antoine Compagnon. À commencer par le rapprochement de Péguy, « antimoderne par excellence », avec la NRf. « Politiquement, c’est le radicalisme de Thibaudet, Alain et de Benda » : « leur antimodernisme vient de la gauche. » Benda, en particulier, incarne l’antimoderne anti-intellectuel et antilittéraire, hostile à l’esprit NRf, qu’il jugeait, sur le modèle de Gide, « tout épris de doute, de disponibilité, d’inquiétude ». Il est selon, Antoine Compagnon, « comme la mauvaise conscience antimoderne de Gide ou de Paulhan », avant la violente rupture entre Paulhan et Benda, par articles interposés, dans les années qui suivent la fin de la guerre.
14Claire Paulhan consacre une très intéressante contribution à l’aventure revuiste de « Mesures », due à Henry Church, ce riche héritier autodidacte, Américain à l’esprit original, qui vit en France à partir des années 1920. C’est avec Jean Paulhan, passionné de revues, qu’il crée Mesures, avec la collaboration, entre autres, de Giuseppe Ungaretti, Henri Michaux, mais aussi Michel Leiris, Charles-Albert Cingria. Cette revue à la ligne éditoriale quelque peu opaque, en l’absence de texte programmatique similaire à ceux de la NRf, constitue un accès privilégié, par contraste avec la NRf, à la « ressource américaine ». Preuve en est la parution en juillet 1939, c’est-à-dire bien avant Fontaine ou L’Arche, d’un numéro spécial consacré à la littérature américaine, sélectionnant des textes de vingt-quatre auteurs, parmi lesquels : Edgar Poe, Walt Whitman, Emily Dickinson, Vachel Lindsay, John Dos Passos et bien d’autres.
15Une autre figure importante de « l’esprit moderne » en France est admirablement évoquée dans la contribution de Sophie Robert qui revient sur les rapports de celle-ci avec la NRf. Il s’agit d’Adrienne Monnier, grande lectrice, en particulier admiratrice du symbolisme et surtout amoureuse des livres, qui rêve de travailler au Mercure de France, et ouvre en 1915 sa propre librairie au 7, rue de l’Odéon à Paris, rebaptisée en 1918 « La maison des Amis des Livres ». En effet, regrettant l’augmentation des prix des livres à partir de 1914 et la difficulté de lire les livres « modernes » dans les bibliothèques et cabinets de lecture, elle ouvre une librairie qui fait aussi office de cabinet de lecture, voué à réunir, non tant des clients que des « amis », que l’amour commun des livres rapproche. Tout en souhaitant toucher un public assez large, elle décide de se spécialiser dans la littérature « moderne ». Elle diffuse des auteurs comme Apollinaire, Lautréamont ou Jarry, ou encore les surréalistes, mais avec certaines réticences au sujet de leur attitude à l’égard de Gide ou Claudel, qu’elle vénère. Ses rapports avec la NRf sont très ambigus, faits de proximité intellectuelle et géographique, mais de méfiance aussi, voire de rivalité, qui tourne même à l’affrontement direct au moment de la renaissance de la NRf en 1953, lorsqu’Adrienne Monnier écrit dans le numéro 1 des Lettres Nouvelles, à propos de la NRf : « Le mot de Péguy revient une fois de plus à l’esprit : que tout commence par une mystique et finit par une politique. » Sophie Robert démontre donc la déception de la figure de l’esprit moderne qu’est Adrienne Monnier à l’égard de la NRf, la revue qui pour celle-ci n’a en quelque sorte pas tenu sa promesse initiale et qui fait revenir la fondatrice de la Maison des Amis des Livres vers le Mercure de France qu’elle admirait depuis l’enfance.
16Si Gide est une figure majeure, son portrait en « pervers polymorphe » reste plus méconnu. Anna-Louise Milne revient sur la figure de Gide vue par Paul de Man, en étudiant l’article que celui-ci publie en 1965, intitulé : « Whatever happened to André Gide ? ». Sa contribution part du constat que la relecture de Gide aux États-Unis est essentiellement due aux queer studies et que comme Thomas Mann, il est l’exemple même de l’auteur « moderniste » qui n’a pas fait l’objet de réinterprétations postmodernes. La relecture de Paul de Man est alors l’occasion de cerner l’essence moderniste de Gide : en effet la critique par Paul De Man des « aberrations » gidiennes est sévère, et est largement orientée par une utilisation du thème de l’homosexualité à des fins polémiques. La démonstration de l’importance de Gide dans la construction de l’auteur moderniste en France est très convaincante.
17Le choix de l’angle moderniste pour étudier la NRf est très fécond : il ouvre une réflexion au croisement de l’histoire et de la théorie littéraire, et permet de resserrer plus ou moins le champ d’étude au fil des contributions. Il a le mérite de poser la question de l’existence d’un courant moderniste en France. Ressortent donc des différentes contributions l’extrême importance de la NRf à l’époque du modernisme, puisqu’elle se trouve en position de domination dans le champ, mais aussi sa réticence certaine à l’égard de l’esprit moderne, due à un rapport particulier aux Classiques, et à une sociologie incompatible avec l’avant-garde. La conséquence en est que bien souvent, le modernisme existait, mais dans des revues plus confidentielles et plus éphémères, en marge donc de la NRf déjà devenue une institution ou une « académie ». En 1953, Jean Paulhan commente ainsi l’institutionnalisation de la NRf : « Elle était ce qu’elle n’avait jamais voulu être, et précisément parce qu’elle ne l’avait pas cherché : une anti-institution nationale, une académie, la vraie… »