La NRf face à la guerre
1Dans cette étude riche d’enseignement, l’auteur s’attache à éclairer le comportement des intellectuels de La NRf face à la guerre. Comptant parmi les nombreuses publications suscitées par le centenaire de la revue, l’ouvrage est issu d’une thèse soutenue à l’EHESS sous la direction de Christophe Prochasson auquel on doit d’ailleurs une très efficace préface. L’ouvrage est méthodiquement et rigoureusement composé, servi par une écriture claire en dépit de certaines maladresses ; le corps du développement est étoffé par une utile présentation des protagonistes en début d’ouvrage, par une présentation rigoureuse des sources et une excellente bibliographie, un index des noms de personnes et un ensemble nourri de notes rassemblées en fin d’ouvrage.
2L’ouvrage est traversé par une interrogation : celle de l’attitude des intellectuels face à la Première Guerre mondiale à travers les problématiques de mobilisation et de démobilisation intellectuelles. L’étude des mécanismes de mobilisations et, plus encore, l’histoire des sorties de guerre des intellectuels ont été encore insuffisamment explorées et, à ce titre, l’ouvrage de Yaël Dagan comble une lacune. S’attaquer à La NRf pendant les années 1914-1925 semblait d’autant plus périlleux que la parution de la revue a été suspendue d’août 1914 à juin 1919. C’est donc dans les correspondances et dans les journaux personnels, minutieusement compulsés, que l’historienne scrute les tourments et les contradictions qui animent les acteurs de La NRf en cette période convulsive et à travers les correspondances croisées qu’elle restitue les complexités des relations interpersonnelles, les débats et les conflits. Il est vrai que si la revue reste en veille cinq ans durant, ce n’est pas le cas des éditions qui redémarrent dès 1915 : neuf livres sont édités en 1915 qui presque tous, traitent peu ou prou de la guerre. L’analyse qu’elle fait de la production éditoriale dans l’ensemble de ces années (nombre de titres publiés par la NRf de 1911 à 1920, part occupée par la guerre dans ces publications) compte parmi les éléments intéressants de l’ouvrage, qui permettent à l’historienne de suggérer que la démobilisation culturelle et intellectuelle ne coïncide pas nécessairement avec la chronologie événementielle et l’arrêt des combats.
3Se gardant des généralisations simplificatrices, l’historienne s’efforce de restituer la diversité des trajectoires singulières. Elle met en évidence l’élan patriotique qui saisit au début de la guerre Rivière, Gide, Schlumberger, Ghéon, Drouin, Ruyters et Copeau. Tous adhèrent à une culture de guerre qui impose le consensus et exclut les opinions divergentes, et certains d’entre eux de se démener pour s’engager volontairement en dépit de leur âge ou de problèmes de santé (Ghéon, Schlumberger). Seul Gaston Gallimard refuse d’obéir à la mobilisation patriotique, refus qui ne se fait point de sang-froid mais qui ressemblerait plutôt à une horreur panique de la guerre. Sous l’unanimité de façade, l’on constate néanmoins des désaccords politiques, des expériences diverses de la guerre et surtout l’on va observer une évolution dissemblable des positions des uns et des autres sur toute la durée du conflit. Prisonnier au troisième jour des combats, Rivière vit sa captivité sur le mode de la culpabilité ; Ghéon, réformé, parvient à servir à la Croix-Rouge sur le front du Nord, et ses revendications nationalistes se font de plus en plus vives au fil des mois ; Copeau qui s’est rallié avec résignation à l’idée de guerre finira par s’exiler aux États-Unis ; Gide s’engage socialement dans l’organisation du Foyer franco-belge auprès des réfugiés les plus démunis. Dès 1916 s’affirme très nettement la diversité des parcours et des réactions, et c’est plus précisément aux itinéraires de Gide, Schlumberger et Rivière que s’attache l’historienne. L’examen des carnets de captivité de Rivière montre un ralliement progressif et tourmenté aux arguments pacifistes ; Gide en pleine crise existentielle, spirituelle et idéologique, se laisse séduire par les idées de l’Action française ; Schlumberger évolue d’un patriotisme modéré à un nationalisme exacerbé.
4La restitution détaillée de certains itinéraires individuels n’exclut pas les bilans synthétiques et l’établissement d’une chronologie convaincante qui met à jour les grandes articulations de cette histoire de la mobilisation et de la démobilisation intellectuelles. « La quête d’une mystique, le sentiment de décadence, le désir d’ordre qui sous-tend le “classicisme moderne” de La NRf sont des éléments qui pouvaient, aux premières heures de la guerre, ouvrir la porte à une acceptation (p. 55). » Dès 1916, l’usure de la guerre se fait sentir, bousculant les certitudes, mais un désenchantement peut susciter des réactions opposées, de la tentation du pacifisme à la détestation croissante des Allemands. Les sorties de guerre n’ont rien de l’élan unanime de la mobilisation : démobilisations tortueuses pour les uns, anticipées ou différées pour d’autres, absence de réactions chez certains. L’historienne montre bien qu’il faut attendre 1923 pour que s’affirme définitivement la démobilisation de La NRf à l’occasion de l’occupation de la Ruhr : au sein de la revue, les défenseurs de la paix l’ont emporté. La démobilisation culturelle passe par une révision de l’image des Allemands : la caricature germanophobe cède le pas devant une représentation plus positive de l’Allemagne. Le retour à la paix ne signifie pas une reprise à l’identique de la vie intellectuelle, et c’est à Jacques Rivière que revient la difficile tâche d’ouvrir pour la revue une nouvelle ère.
5Dans La NRf, les textes programmatiques ont été finalement peu nombreux. C’est Schlumberger, un des pères fondateurs, qui avait défini en 1909 par ses « Considérations », l’esprit de la revue et la revendication de l’autonomie de l’art et de la littérature. En 1919, c’est Jacques Rivière qui, dans un article-programme, affirme la fidélité renouvelée à l’esprit même de la revue, revendique la place de l’intelligence analytique dans l’art et annonce que la revue sera désormais ouverte au débat politique. Les mois et années qui suivent voient la revue se faire une place sur l’échiquier politico-intellectuel, prônant le refus des extrêmes, bataillant avec la droite nationaliste, en la personne par exemple d’Henri Massis, mais tirant à boulets rouges sur Romain Rolland, figure emblématique de la gauche pacifiste.
6Cet ouvrage touffu est précieux non seulement en ce qu’il tente de dégager des lignes de force mais également en ce qu’il analyse des publications ou des épisodes souvent passés au purgatoire de la mémoire, que l’historienne sait articuler à sa problématique principale : il en va ainsi de l’épisode de la publication des lettres de l’officier maurrassien Dupouey tué en 1915 auxquelles Gide donne une préface ou de la publication en 1919 par Jacques Rivière de L’Allemand. Souvenirs et réflexions d’un prisonnier de guerre. L’essai écrit par Rivière avec la perspective de prouver l’infériorité morale et intellectuelle du peuple allemand ne manque pas de susciter une réaction ambiguë de Gide qui trouve sa place dans une lettre ouverte à l’auteur dans le premier numéro d’après-guerre de La NRf, une note critique d’Albert Thibaudet parue dans L’Europe nouvelle où le chroniqueur épingle les faiblesses de l’ouvrage et une lettre perplexe de Roger Martin du Gard. Pour partager l’aventure commune d’une revue, les intellectuels de La NRf n’en restent pas moins critiques les uns vis-à-vis des autres et étrangers à la flagornerie.
7Aussi documentée et intéressante soit cette étude, elle suscite néanmoins quelques réserves. L’on relève quelques approximations ou jugements hâtifs : que Pierre Lepape soit « l’un des meilleurs biographes » de Gide laisse le lecteur sceptique ; que la matière guerrière à proprement parler soit absente des Thibault puisque la dernière partie du roman-fleuve parue en 1937, comme l’affirme Yaël Dagan, « se déroule dans les jours qui précèdent la déclaration de la guerre de 1914, et s’achève en août de la même année » (p. 133), c’est faire fi de l’Épilogue du cycle romanesque, publié en 1940, où figure le journal d’Antoine, revenu gazé du Front… Ce ne sont évidemment pas ces points secondaires et quelques-autres qui suscitent l’essentiel de nos réserves mais la posture curieusement moralisatrice de l’auteur. Assez surprenant de la part d’une historienne que d’énoncer des jugements subjectifs rétrospectifs dont Gide est le premier à faire les frais. Parmi plusieurs exemples, l’on peut ainsi citer cette sentence sans appel : « Dans ce cas comme dans d’autres, Gide se montre ambivalent, équivoque, opaque, avec un penchant sadique (p. 101). » Plus généralement c’est la position adoptée par La NRf après 1919, revue « d’extrême milieu » qui semble à certains moments embarrasser Yaël Dagan, et l’on se demande parfois à la lire, si le fameux « esprit NRf », bien défini par Pierre Hebey, d’une revue qui se veut le vecteur d’expression idéal de sensibilités divergentes, ne lui est pas resté un peu étranger.