Lettre de France et de Belgique
1Les chercheurs qui s’intéressent de près ou de loin aux relations France-Belgique et à la littérature belge de langue française connaissent bien Fabrice van de Kerckhove, attaché scientifique aux Archives et Musée de la Littérature (Bibliothèque Royale Albert 1er, Bruxelles), et auteur de nombreux ouvrages et articles sur Maeterlinck, Verhaeren et Paul Willems.
2Le volume des Lettres d’Edmond Picard et Léon Cladel tout juste paru vient parachever une réflexion que Fabrice van de Kerckhove avait entamé à l’occasion du colloque « Léon Cladel » organisé par Pierre Glaudes et Marie-Catherine Huet-Brichard, à l’Université Toulouse-Le Mirail, en octobre 2002, où il avait présenté une communication intitulée : « Léon Cladel et Edmond Picard d’après leur correspondance inédite »1. L’auteur de l’article, dont le propos aboutit aujourd’hui à un volume richement illustré et documenté, apporte avec une érudition impressionnante une nouvelle pierre à l’édifice des études sur les relations entre Cladel et la Belgique. Esquissées sur un plan simplement anecdotique dès les années 30 par Paul Vigné d’Octon2 et Gaston Picard3, ces études avaient bénéficié plus récemment de l’apport substantiel des travaux de Paul Delsemme4.
3Outre la correspondance entre Léon Cladel et Edmond Picard, pour une très large part inédite, assortie de lettres de leurs proches, soit 64 pièces au total (pp. 21-120), l’édition reprend le texte de Picard placé en tête de l’édition Charpentier de N’a-Qu’un-Oeil de Léon Cladel : « Léon Cladel en Belgique » (pp. 121-155) ; les « Lettres de Belgique » de Picard publiées par l’entremise de Cladel dans La Justice et L’Événement (pp. 157-217) ; et enfin, un pamphlet anonyme : Coups d’encensoir ! À Edmond Picard, parodiant la grandiloquence du récit épique de Picard au sujet du séjour de Cladel outre-quiévrain (pp. 218-238). Tous ces textes sont éclairés par des notes d’une précision minutieuse et salutaire.
4Dans son « avant-propos » (pp. 5-10), Fabrice van de Kerckhove rappelle l’oubli dans lequel sont tombés et Picard et Cladel. Ces personnalités marquantes de la vie intellectuelle du dernier tiers du XIXe siècle jouèrent cependant un rôle clé dans la renaissance des lettres belges en langue française au cours des années 1880. Après une brève présentation du volume, une note explicative sur les manuscrits et sur les principes de transcription des lettres (pp. 15-17), Fabrice Van de Kerckhove nous donne une postface conséquente (pp. 241-324), divisée en dix sections, dans laquelle il met en évidence, par delà l’amitié qui liait les deux écrivains et les deux familles, « leurs alliances stratégiques et leurs rapports avec la presse et les éditeurs », l’influence exercée par Cladel sur l’écriture de Picard et sa conception de l’art du livre, les désaccords des deux correspondants, notamment à l’occasion de la publication d’El Moghreb al Aksa de Picard, et la teneur du discours antisémite propre à chacun des deux auteurs.
5Fabrice van de Kerckhove consacre à la question de l’antisémitisme trois développements particulièrement éclairants : « Picard, Cladel et l’antisémitisme de gauche » (pp. 298-302), « Cladel antisémite? » (pp. 303-311) et « Picard : entre doctrine antisémite et morale d’exception » (pp. 312-324) ; il replace dans le contexte de l’antisémitisme socialiste des années 1840-1890, l’émergence d’un discours antisémite racial chez Picard, qui aboutira à la publication de Synthèse de l’antisémitisme (Bruxelles, Larcier ; Paris, Savine, 1892) et L’Aryano-Sémitisme (Bruxelles, Lacomblez, 1899), et la position plus ambiguë de Cladel à ce sujet. En effet, si Cladel favorise le rapprochement de Picard avec Malon et les antisémites qui gravitent autour de La Revue socialiste dont il est l’un des familiers, il s’en tient, du moins au départ, à une forme d’antisémitisme que Fabrice van de Kerckhove rapproche de ce que Bernard Lazare appelle un antisémitisme d’ordre purement « économique », tandis qu’il rejette toute forme de considération d’ordre proprement racial :
Vous me demandez à moi, révolutionnaire assez connu, ce que je pense des Juifs et de l’antisémitisme. Je crois mon cher confrère qu’il faut se placer à deux points de vue : si vous me parlez des Juifs en tant que Juifs, je n’ai rien à dire. Je suis révolutionnaire, et cependant j’aime les sœurs de charité ainsi que je vous l’ai écrit dernièrement malgré la religion catholique qu’elles pratiquent. Je ne saurais non plus détester les Juifs, parce qu’ils sont Juifs. Mais si vous me parlez des Juifs au point de vue de l’accaparement du capital, oh ! alors, je les hais et je crois que l’antisémitisme a du bon !5
6La parution posthume, en 1892, de Juive-Errante en feuilleton dans Le Journal révèle cependant que Cladel s’est approprié certaines thèses défendues par Picard et une partie de la gauche antisémite, notamment dans les pages consacrées à la figure de Jésus : dans le prolongement de l’idéal romantique du Christ des barricades, Cladel, par la plume de son personnage, développe l’image d’un Christ compatissant, révolutionnaire et socialisant, mais cette fois présenté comme un Aryen blond, étranger par sa race à cette « loi du talion » à laquelle s’en tiendraient obstinément les Juifs. Comme le précise Fabrice van de Kerckhove à propos de ces pages :
On y retrouve, remise au goût du jour, et prêtée à une juive, la vieille thèse chrétienne de la culpabilité héréditaire qui frapperait les Juifs pour avoir méconnu et assassiné le Christ ; mais à la condamnation traditionnelle se mêlent des considérations de race que l’écrivain semblait condamner dans les propos recueillis par François Bournand.6
7Si Juive-Errante finit par reprendre tous les « stéréotypes de la gauche antisémite » développés par Picard, ce dernier a pu trouver chez Cladel de quoi alimenter ses préventions :
C’est par son plébéianisme d’ascendance hébertiste, son culte du sol natal et des puissances ataviques de l’instinct, son anti-intellectualisme que Cladel a contribué au développement, chez Picard, d’une judéophobie nettement plus inquiétante que celle dont il a pu être, lui-même, le véhicule.7
8On ne s’étendra pas ici sur les thèses aberrantes et paradoxales de Picard, que Fabrice van de Kerckhove résume parfaitement dans la postface de cette édition. Notons que dans l’ensemble, c’est un ouvrage passionnant, pour qui aime les éditions de correspondances d’écrivains richement annotées, que nous donne à lire Fabrice van de Kerckhove, en nous proposant une immersion dans les mondes littéraires et politiques des années 1880 en France et en Belgique, avec tout ce qu’ils ont pu avoir de subversif et d’enthousiasmant, mais aussi de révoltant pour qui connaît la suite de l’Histoire.