Du côté de chez Doubrovsky
1Disons-le tout de suite, ce volume de l’Esprit Créateur constitue un bel hommage rendu à l’inventeur du néologisme « autofiction ». A l’origine de ce numéro spécial, se trouve un colloque tenu à l’Université de Leicester en 2007, premier colloque à être spécifiquement dédié à Serge Doubrovsky (1), comme nous le rappelle Elizabeth H. Jones dans sa présentation « Serge Doubrovsky, Life, Writing, Legacy ». Elle retrace ici rapidement le parcours du professeur, du critique et de l’écrivain pris entre deux pays (la France, les Etats-Unis) et deux langues (le Français, l’Anglais), cet aller et retour constant venant complexifier l’identité de l’auteur et expliquer, en partie tout au moins, la genèse de la notion d’autofiction qui nourrit depuis quelques années maintenant de nombreux débats théoriques.
2L’entretien que Serge Doubrovsky accorde ensuite à Elizabeth H. Jones (« Serge Doubrovsky : le paradoxe d’un homme exporté et d’une œuvre inexportable ») vient confirmer les analyses avancées dans la présentation. L’auteur de Fils, revenant sur sa vie, insiste sur le sentiment d’être « divisé en deux », d’avoir bâti sa vie sur des « oppositions permanentes », comme celle d’être notamment un homme exporté et d’écrire une œuvre inexportable car intraduisible. Il déclare être le lieu d’une « fente », d’une « fissure » qui vient jusqu’à s’inscrire dans son identité nominale : Serge Doubrovsky dans les livres, avec les femmes, les amis, Julien-Serge pour l’administration. A cela s’ajoute la judéité de l’auteur qu’il vit comme l’appartenance à un peuple alors même qu’il dit n’avoir « rien à voir avec la religion, avec le judaïsme ». Son identité, l’écrivain vient lui-même à la qualifier de « complexe », de « clivée », « fractionnée » ou encore de « schizée ».
3Serge Doubrovsky aborde aussi l’écriture de son dernier livre qu’il envisage comme « une thérapie pour affronter [sa] propre mort » et finit par évoquer son héritage littéraire. Une de ses fiertés, il le redit ici, est d’avoir ajouté un mot à la langue française et d’avoir ainsi contribué à l’émergence d’un « mouvement » littéraire.
4Dans « Autofiction as Allofiction : Doubrovsky’s L’Après-vivre », Armine Kotin Mortimer commence par retracer succinctement l’aventure théorique de la notion d’autofiction, de Doubrovsky à Colonna en passant par Lejeune et Vilain, afin de mettre en relief l’absence de consensus quant à la définition du terme. Son article cherche à contribuer au débat en s’intéressant particulièrement à la place des autres dans l’autofiction, question qui jusqu’ici a fait l’objet de peu d’attention : « What is the status of other people in writings about the self, when the autofictional narrative is applied not to the writer but to intimates : nearby family members, lovers, close friends ? » Cette constituante du genre autofictionnel est nommée par la critique « allofiction » en ce sens que les autres sont envisagés comme des versions différentes du même, du « je » qui se trouve être éclairé dans et par l’écriture de l’entourage : « the idea of recounting one self through the narration of another’s life or destiny constitutes the concept of allofiction. »(2) Parler des autres, c’est leur donner la parole et par voie de conséquence s’entendre dire, de leur bouche, « ses quatre vérités ». Si chez Sartre, « l’enfer, c’est les autres », pour Serge Doubrovsky, l’autre est un miroir qui lui permet d’ancrer son identité dans une lignée, il « réunit » et comble les failles, les fractures. C’est notamment à travers la figure de l’oncle Henri dans L’Après vivre que l’analyse est menée, Armine Kotin Mortimer démontrant que ce texte constitue une autofiction « in which the self seeks its identity in the allofiction of the other ».
5L’étude d’Annie Jouan-Westlund, « Ce qui séduit chez Doubrosvky », s’intéresse à la réception des textes de l’auteur en proposant de mettre à l’épreuve « le théorique avec la pratique et de vérifier si les effets recherchés et anticipés par l’écrivain se produisent dans l’exercice de la lecture des livres. » Pour sa démonstration, elle met à jour les « stratégies de séduction textuelle » à l’œuvre dans le travail de l’écrivain. La première d’entre-elles, « la conception bisexuelle du langage » est abordée par le prisme de ce que la critique nomme « la jouissance lexicale » présente dans les textes doubrovskiens. Ensuite, c’est « le simulacre d’échange et de transparence avec le lecteur » qui est envisagé, notamment dans l’analyse des procédés employés pour faire participer le lecteur à l’écriture du Livre brisé. La troisième et dernière stratégie mise en place est « la résonnance intertextuelle propre à capter » l’intérêt du lecteur. C’est à travers les intertextes proustiens et sartriens, respectivement dans Un amour de soi et Le Livre brisé que l’analyse s’effectue.
6Isabelle Grell dans « Serge Doubrovsky ou ‘qu’est-ce qu’une écriture originale’ ou encore ‘comment inventer un langage de perroquet’ » nous plonge dans les méandres du « Monstre », dossier génétique de Fils constitué de 2599 feuillets. Elle y révèle l’importance de la mère et comment de cette figure omniprésente va naître non seulement l’originalité de l’écriture doubrovskienne mais aussi la singularité de son entreprise toute entière : « Dans la tension de la rivalité pour l’être, qui tourne en lutte pour la suprématie du langage, Serge Doubrovsky prendra enfin sa place en reprenant possession de cette langue qu’on appelle ‘maternelle’. La réponse se dessine à l’horizon, elle portera un nom : autofiction. » Ecrire cette autofiction ce sera pour Doubrovsky trouver une langue à son image, une langue originale, sa langue qui paradoxalement se trouve être la langue d’un perroquet…original : « Ainsi, écrire comme un perroquet procure de l’originalité à un style qui a pour but de rendre son lecteur dépendant », dépendance que l’auteur arrive à créer en nous « refilant sa personne », en provoquant l’identification à ce « je » qui s’écrit, qui dit ses maux. Cette étude est une entrée fructueuse dans la genèse de Fils. Isabelle Grell, pour sa démonstration, et pour notre plaisir de lecteur, vient à épouser la langue de l’écrivain, son style refaisant du pastiche littéraire le propre de l’exercice critique. Doubrovsky a réussi son pari en « infligeant » à sa critique, fidèle lectrice, sa vie, ses maux, ses mots « par [ses] mots ».
7S’appuyant sur les travaux de Judith Butler, Jean-Pierre Boulé, dans son analyse intitulée « Gender Melancholy in Doubrovsky’s autofictions » se propose d’étudier le régime du genre par l’intermédiaire d’un parcours à travers la vie et l’œuvre de l’auteur en évoquant dans un premier temps sa biographie puis en explorant sa relation aux hommes tels que les amis, les collègues ou les figures paternelles. L’examen intéressant de l’enfance et la jeunesse de Doubrovsky permet au critique de mettre en relief la présence d’une déchirure entre le féminin et le masculin, notamment du fait des rapports entretenus avec le père et la mère, fêlure qui se reproduit tout au long de la vie, du travail de l’écrivain mais qu’il tente de dissoudre dans et par l’écriture, particulièrement par le biais du genre littéraire qu’il investit : l’autofiction. Et Jean-Pierre Boulé de conclure justement: « Perhaps Doubrovsky feels that he exists only in (auto)fiction because there his bisexuality can be present. »
8Catherine Ponchon analyse dans « ‘Le Moi, la fiction et l’Histoire’ : la petite et la grande » comment les fils de la grande et de la petite histoire en viennent à s’imbriquer inextricablement dans le travail de l’écrivain. D’ailleurs, Douborvsky le dit lui-même, son histoire n’est pas « seulement familiale, elle est historique ». L’Histoire, c’est aussi le thème que choisit d’aborder Patrick Saveau dans sa contribution intitulée « Mémoire, traumatisme, ressassement dans La Dispersion ». Ici, le critique considère la deuxième œuvre littéraire de l’auteur comme un texte annonciateur « des questions essentielles ayant trait à l’écriture de l’histoire et à la mémoire » et se propose de montrer en quoi la Seconde Guerre mondiale « structure et détermine ce livre ». Partant d’un échange épistolaire qu’il entretint avec Doubrovsky, Saveau révèle que La Dispersion constitue une tentative formelle d’écrire l’horreur de la Shoah et souligne que le ressassement de cette période historique « maintient à vif le traumatisme vécu lors de l’Occupation, refusant de se dessaisir de ce passé mortifère et surtout empêchant le travail de deuil de s’effectuer ».
9Enfin, Florian Pennanech, spécialiste de la réception critique de l’œuvre proustienne, s’interroge sur « quelques procédés d’écriture dans les articles et ouvrages critiques de Serge Doubrovsky, en prenant pour exemple La Place de la madeleine », essai publié en 1974, dans son étude « Le Carnavalesque dans l’écriture critique de Serge Doubrovsky ». Diane Watteau dans « L’Autofiction, une vocation suspendue dans l’art contemporain ? : les ‘moi en toc’ et les ‘trous d’être’ de Serge Doubrovsky », s’intéresse quant à elle au concept d’autofiction dans les créations d’artistes tels que Sophie Calle, Sylvie Blocher ou Clarisse Hahn. Doubrovsky a fondé « une nouvelle catégorie du rapport à l’être dans l’art » et n’a pas fini « d’exister dans la scénographie du sujet dans l’art contemporain » conclut-elle.
10La richesse de ce numéro de l’Esprit créateur réside dans la diversité des approches proposées et des thématiques abordées. Il devient indispensable à toute personne s’intéressant à l’œuvre de Serge Doubrovsky et au concept d’autofiction dont il est le père.
11(1) Un deuxième colloque consacré entièrement à l’auteur eut lieu l’année suivante, à Mulhouse, Masculin, féminin, pluriel ? Autour de Serge Doubrovsky, en présence de l'auteur 6 - 8 mars 2008 (http://www.fabula.org/actualites/article22531.php).
12(2) Sur la présence de l’autre dans l’écriture doubrovskienne, voir notre article « Sujet autofictionnel/Sujet transtextuel. Le sujet dans les avant-textes de Fils de Serge Doubrovsky », Actes du colloque Masculin, féminin, pluriel ? Autour de Serge Doubrovsky, à paraître en 2010 aux presses universitaires de Mulhouse.