Des revenants : fragment(s) d’un discours qui revient
Bach, à l’orgue, admiré par un élève, répond : « Il s’agit de frapper les notes justes au bon moment ». (Robert Bresson, Notes sur le cinématographe)
1Une autre note de Robert Bresson pourrait s’avérer utile pour comprendre (à sa juste valeur) et pour apprécier le dernier ouvrage d’Olivier Schefer ; la voici : « Tout fuit et se disperse. Continuellement ramener tout à un. » Mais n’allons pas trop vite.
2Des revenants : corps, lieux, images, paru en octobre 2009, est, selon les mots de l’auteur, « le second volet de [s]es Variations nocturnes, parues chez Vrin en 2008. Celles-ci avaient pour objet le mauvais sommeil […] ses conséquences théoriques et esthétiques ainsi que ses diverses incarnations […]. Il s’agit ici de penser la mauvaise mort, la malemort […], c’est-à-dire la perturbation des rites de passage, suivant une méthode similaire, située au croisement de la fiction de la biographie et de la spéculation » (p. 9). Et c’est justement la question de la méthode qui sera au cœur de notre compte rendu, car c’est par son style et sa composition, nous le croyons ardemment, que l’ouvrage de Schefer gagne ses lettres de noblesse. C’est pourquoi nous tenons à dire d’emblée ce que nous avons apprécié dans le travail de l’auteur : la liberté et la vigueur de son écriture, une écriture qui pratique et travaille volontiers le fragment.
3Des revenants orchestre un discours théorique qui prend d’entrée de jeu (car c’est bien de jeu dont il est question ici) la forme et l’idée d’une ritournelle, jonglant aisément et de manière incontestablement plaisante – aussi bien pour l’auteur que pour le lecteur – avec le cinéma, la littérature, l’ethnologie et la philosophie, tout en accordant une importance indéniable à la vie, qui apparaît çà et là sous forme de biographèmes. Tout en atteignant par moments une énonciation et une rhétorique aussi pointues que personnelles dignes des meilleures pages de Gérard Genette ou plutôt du Roland Barthes de la dernière période, Schefer manie à merveille la pensée éclair telle que Friedrich Nietzsche l’a pratiquée et défendue.
4Dans ses Revenants, l’auteur valorise une pensée qui vient d’elle-même, tout en vitesse (voire en allégresse), qui semble se moquer aussi bien de la lenteur obligée de la déduction logique avancée par certains savants que de la notion de système encore et toujours si chère à bon nombre de manifestations de ce que l’on nomme aujourd’hui le discours critique. La pensée naît de la pensée, par une sorte de transe, elle s’engendre d’elle-même, s’approchant magnifiquement d’une danse extatique, de l’exubérante gaité dirait Nietzsche. Dans le fragment nommé « À tire-d’aile », il est d’ailleurs question du philosophe allemand, validant, d’une certaine façon la filiation que nous venons d’avancer. « Je parle maintenant des oiseaux migrateurs et des grands mouvements migratoires. Je parle de ces forces de déplacement qui sont à la fois des gestes de voyage et des écritures de retour » (p. 131), nous dit Schefer pour débuter ce passage. « La migration des oiseaux a intrigué certains philosophes, ceux, en particulier, qui cherchaient une issue à l’esprit de lourdeur (Nietzsche) dominant la philosophie occidentale. Penser à la mesure de l’inconnu et de l’inespéré, c’est-à-dire de l’horizon, cela veut dire défier sa propre pesanteur » (p. 131). Cette idée de migration paraît allégoriser la méthode employée par Schefer dans son ouvrage. Du reste, qu’est-ce que, justement, un oiseau migrateur, sinon le revenant par excellence, retrouvant le même au cœur de l’ailleurs, se déterritorialisant pour mieux revenir. Le terrain de la pensée (si terrain il y a) n’est pas un espace quadrillé, mais bien un espace lisse, car, plutôt que de s’y empêtrer, on le parcourt à grands coups d’ailes. De plus, l’oiseau migrateur symbolise la liberté avec laquelle Schefer, au fil de son discours théorique volontairement fragmenté, traverse les époques, les disciplines et les auteurs, pour, au final, comme le dit Bresson, continuellement ramener tout à un, à cette idée qui revient qui est celle de la mauvaise mort. Ainsi, l’auteur s’autorise à suivre toutes les lignes de fuites envisageables, bref à parler de tout, car son discours, quoique fragmentaire, ne manque pas de lucidité et surtout de rigueur : (à l’instar de Bach cité par Bresson) il sait frapper les notes justes au bon moment. C’est pourquoi, avec ses Revenants, Schefer réalise un véritable travail d’écrivain et pas seulement une tâche d’écrivant (pour reprendre une classification bien connue). Ainsi, à travers son analyse des conséquences théoriques et esthétiques de la malemort, Schefer interroge, avec la même verve, aussi bien (à la fois) le style de Faulkner, la poétique d’Aristote, les écrits de Novalis, les idées de Blanchot (notamment de très belles pages sur le concept du désert), les théories de Freud, Adorno et Chaplin sur la modernité, les derniers films d’Hitchcock, l’amour de Jules Verne pour la technologie, la mort de la grand-mère dans la Recherche de Proust, Kleist, Valéry, Gauthier, Shelley, Dostoïevski, Philip K. Dick, William Seabrook (dont un chapitre de son Magic Island est placé intégralement en annexe), l’Ève future, les vampires au Moyen Âge, les inventions de Thomas Edison, Platon sur l’image, Pascal par rapport à l’Antiquité, Kant et le sublime, Fellini et l’âge esthétique, Sartre sur l’image, Bergson et le moi, les zombis de Romero, Rilke sur la hantise, Vertigo dans sa propre vie, etc. (ce qui nous fait remarquer que, compte tenu de la singulière variété des auteurs étudiés par Schefer, un glossaire aurait été plus que pertinent afin de s’y retrouver plus aisément… par bonne foi, nous préférons imputer la faute de ce manque à l’éditeur). Par la luxuriance de son intertextualité, l’ouvrage de Schefer repousse sans cesse, dans un plaisir indéniable, son horizon d’attente – il le défait pour mieux le recréer, tel le phénix qui renaît de ses cendres.
5Notons pareillement que, dans ces lignes consacrées à Nietzsche, l’auteur, peut-être malgré lui, nous livre la fleur de son secret, le mode d’emploi pour bien faire fonctionner son livre-instrument (sa machine littéraire dirait Deleuze), créant dès lors l’unité dans le fragment : « Penser avec les oiseaux, les accompagner en esprit, engage une façon de philosopher qui revient à prôner l’impatience, la légèreté, la vitesse, autant de qualités que la philosophie regarderait plutôt comme des défauts, sinon des preuves flagrantes d’immaturité. Mais penser en oiseau migrateur, qu’en est-il ? […] Une telle entreprise, dont l’influence sur les terrestres est immédiatement perceptible, revient aussi à risquer sa propre mort. Le philosophe des oiseaux se tient ici-bas, sur un îlot, seul, et de façon provisoire, non qu’il attende la révélation d’un autre monde, mais il se prépare pour des horizons infinis qui sont de ce monde » (p. 132-133). Compliment cocasse s’il en est un, Schefer, avec ses Revenants, arrive à penser en oiseau migrateur.
6Établir une recension exhaustive des divers fragments et des nombreux enjeux qui composent l’ouvrage de Schefer serait non seulement superflu mais inconséquent. À la liberté que nous savons apprécier dans son travail, il ne faut pas plaquer strictement une grille analytique qui, de surcroît, n’aurait d’autre choix que d’être arbitraire. C’est pourquoi nous proposons plutôt de nous attarder au premier texte, qui semble, par la maestria de sa composition, démontrer toute l’entreprise de son auteur, éclairant ainsi la structure générale de son essai nommé Des revenants.
7« Téléphone, Hitchcock, cadavre, amour électronique », drôle de titre pourrait-on dire… pourtant tout y est. On remarque tout de suite la liberté dans la composition ainsi que l’amalgame (on pourrait même parler de collage) théorique intertextuel – déployé dans une structure délibérément fragmentaire – qui, le croyons-nous, qualifient l’esthétique adoptée par Schefer pour son ouvrage.
8« Commencer par une idée saugrenue » (p. 11) dit Schefer pour débuter le premier fragment de ce chapitre inaugural : « composer tous les numéros du bottin téléphonique, l’un après l’autre, lentement, de A à Z. Blague de potache dans une phase maniaque. Imaginons » (p. 11). Et en effet, il faut imaginer, car le premier texte de ses Revenants débute par cette curieuse digression poétique sur l’altération de l’usage du téléphone. Celui qui pratiquerait cet exercice communiquerait directement avec le monde des morts, le monde des voix absentes qui reviennent nous hanter par une ritournelle qui tient à un mot et ses possibles : « allô », « oui », « j’écoute », etc. « Le téléphone comme trou de serrure auditive » (p. 11), et le bottin qui devient « un livre rempli de fantôme » (p. 12). Pour clore cet incipit aussi surprenant qu’insolite, un bout de biographème, littéralement collé au texte, en italique : « Le lendemain de sa mort, je supprimai son numéro du répertoire de mon téléphone portable pour ne pas être tenté d’appeler son répondeur, et de croire à cette voix » (p. 12). Incursion du je de l’auteur (qui d’autre ?) dans un discours (qui deviendra) théorique… nous aussi, il nous faudra croire à cette voix, pour suivre Schefer dans ses différences et ses répétitions.
9Deuxième fragment (dans le fragment) : entrée en scène du maître, Alfred Hitchcock. Mais pas n’importe quel Hitchcock, celui de Torn Curtain, Frenzy, Family Plot, sa dernière période. Ces grands films malades (l’expression est de François Truffaut) posent, selon Schefer, une des questions majeures du cinéma, question aussi chère à l’auteur : que faire avec un cadavre sur les bras ? Façon originale, nous en convenons aisément, de poser la question de mauvaise mort : « Hitchcock n’a rien à faire, et cela apparaît ici de façon évidente, de considérations morales ou philosophiques sur la mort et l’au-delà » (p. 12). Les considérations du maître du suspense sur la malemort sont donc purement physiques. Cette trivialité du questionnement va de pair avec l’esthétique mise en avant par le cinéaste dans ses derniers films : « De l’univers trash des seventies, Hitchcock paraît retenir une esthétique à mi-chemin de la série télé et du film d’auteur. […] Le dernier Hitchcock, en somme, est un peu punk » (p. 13 et 14). Et Schefer ajoute : « Lui qu’on dit dépassé par les grandes productions hollywoodiennes de l’époque (Le Parrain), et presque contraint de composer la machine à rêves qui l’a dépassé, innove en mélangeant la laideur et le style, en proposant une laideur stylisée » (p. 14). S’ensuit un jugement tout personnel qui valide la dimension impressionniste du travail de l’auteur : « Je pense que c’est l’une des grandes périodes de son œuvre, période courte et assez radicale en son genre bizarre » (p. 14). Par après, en ne quittant pas sa réflexion sur Hitchcock, Schefer, presque par digression, fait intervenir deux instances – l’une philosophique, l’autre littéraire –, qui viennent valider et approfondir la question de la mort propre au réalisateur de Vertigo : soit Maurice Blanchot et Victor Hugo. Conclusion de cet amalgame : le cadavre n’est jamais à sa place. Ce qui donne les très belles pages de Blanchot et de Hugo et les trois derniers films d’Hitchcock… car, selon Schefer, ce dernier « nous parle assurément de tout cela » (p. 17). Et ce n’est pas tout, le collage (aussi brillant que divertissant) ne s’arrête pas là, car, pour l’auteur des Revenants, « Hitchcock confirme aussi, d’une tout autre manière, le diagnostic porté par Philippe Arès sur le tabou moderne de la mort (la mort interdite, perçue à l’égal d’une maladie honteuse, d’une quasi-obscénité), dont il redouble l’inquiétante étrangeté » (p. 18).
10Troisième fragment, beaucoup plus court : toujours sur Hitchcock. Dans une parenthèse (curieusement), Schefer pose le constat de ses pages précédentes : « Pertinence du corps en trop chez Hitchcock, le cadavre, en acteur muet, souvenir de ce cinéma où il a commencé par apprendre les images » (p. 21). Constat finalement suivi d’une hypothèse : « le cadavre est l’acteur principal de son dernier cinéma. À cet égard, il constitue le parfait accomplissement de son œuvre : muet, étrange et pourtant familier » (p. 21).
11Pénultième fragment de ce texte inaugural, encore assez court (deux pages) : une proposition philosophique validée par un biographème. La proposition : « Les ordinateurs que nous utilisons en permanence ne nous transforment pas en machines dépourvues d’âme […]. Ce serait plutôt le contraire, ces nouvelles machines nous rendent trop spirituels, faisant de nous des formes irréelles et fantomatiques » (p. 21-22)… des revenants. Le biographème de Schefer : « J’ai pendant longtemps entretenu une relation avec une femme par courrier électronique. L’intensité de certains échanges n’avait d’égal que la déception des rencontres […] Je ne pouvais la désirer que dans cette distance ; son corps réel était toujours en trop » (p. 22 et 23 ; nous soulignons). L’hypothèse du dernier Hitchcock, déjà validée par Arès, Blanchot et Hugo, s’en trouve maintenant éprouvée par l’auteur lui-même, et comme si ce n’était pas assez (mais c’est très bien comme cela), Rilke (ouvert au hasard nous dit l’auteur) lui a donné les mots pour le dire différemment : « Je suis sans besoin / de te voir apparaître ; / il m’a suffi de naître / pour te perdre un peu moins » (p. 23).
12Le dernier fragment, pour clore cette première ritournelle, est à nouveau sur Hitchcock, mais cette fois, on oublie ses derniers opus, pour se concentrer sur son chef-d’œuvre : Vertigo. Néanmoins, ce film n’est pas traité de façon théorique ou plutôt « savante », mais bien (et encore) d’une manière personnelle véhiculée par une énonciation intime. Schefer nous parle (car c’est bien à nous qu’il s’adresse) de son obsession pour Vertigo, de son « attrait irrésistible, et presque agacé » (p. 23) pour ce film. Schefer, à la lettre, le visionne en revenant, car selon ses propres mots : « je ne regarde plus ce film que pour répondre à son appel, être présent à un rendez-vous fatal » (p. 23). Le fragment qui débutait par un coup de téléphone se termine par un appel. La boucle est bouclée et il n’y a rien en trop.
13« J’ai toujours trouvé très fascinant que du chiendent et des mauvaises herbes percent parfois le pavé et le bitume au cœur de nos villes, telle une force sourde, mais alerte, toujours sur le qui-vive, et comme prête à jaillir à la moindre occasion, dès que nous tournons le dos et baissons la garde » (p. 145). Cette image vient réaffirmer (comme s’il le fallait) la liberté de la composition – à savoir, la construction de sublimes ritournelles théoriques et affectives dans un discours volontairement fragmenté – que nous apprécions et défendons dans le dernier ouvrage d’Olivier Schefer, Des revenants : corps, lieux, images.
14Comme le chiendent, la pensée arrive de partout – car elle revient toujours, se créant d’elle-même, par elle-même, de façon divine. Cette affinité qu’a Schefer avec le chiendent et les mauvaises herbes ne nous paraît pas gratuite, au contraire. Elle nous permet d’établir une dernière filiation qui illumine son ouvrage (comme quoi, Barthes avait bien raison de le dire, aucun auteur ne vient spontanément) : celle de la pensée rhizome. « Rhizome » est le premier texte de Mille plateaux, le deuxième volet du Capitalisme et schizophrénie de Gilles Deleuze et Félix Guattari. Pour ces derniers, le rhizome, comme mode de pensée et d’écriture, s’oppose à celui de l’arbre. L’arbre c’est le système, la hiérarchie, la généalogie, la vérité ; alors que le rhizome c’est le hasard, le jeu, le délire, la déterritorialisation, l’agencement. Schefer, dont la fascination pour le chiendent ne fait qu’expliciter ce phénomène qui était déjà apparent, avec ses Revenants, en adoptant une écriture qui épouse le rêve et la somnolence (nous sommes dans ses Variations nocturnes, ne l’oublions pas), valide à merveille cette phrase de Mille plateaux : Écrire, faire rhizome, accroître son territoire par déterritorialisation, étendre la ligne de fuite jusqu’au point où elle couvre tout le plan de consistance en une machine abstraite. La pensée de Schefer n’est pas celle d’un arbre, elle trouve plutôt sa beauté et sa poésie dans l’éternel retour des oiseaux migrateurs, ou encore dans la grande ritournelle des herbes folles.
15Des revenants est certes un objet déroutant, mais le lecteur, nous l’espérons, sera séduit par son agréable étrangeté ; et c’est un livre (chose qui tend à devenir rare), par le brio de sa forme même, qui arrive à instruire en distrayant. C’est pourquoi il faut se laisser prendre au jeu des Revenants.
16Et Novalis (que Schefer a de nombreuses fois traduit et étudié) ne dit-il pas que jouer c’est expérimenter le hasard…