L’heure de Broch est-elle venue ?
« On sait moins que Broch est aussi un penseur politique,
un philosophe de l’histoire, particulièrement attentif aux phénomènes
de la massification des sociétés démocratiques […] » (Jorge Semprún)1
1En 1990, Jorge Semprún estimait qu’« on commen[çait] sans doute à […] savoir » que Broch est « l’un des plus grands écrivains [du XXe] siècle » ; mais comme le modalisateur et le fait qu’une grande partie de son œuvre restait encore dans l’ombre pouvaient le faire craindre, la situation de Broch en France n’avait en réalité pas changé depuis les années 1960 et les prises de position de Blanchot en sa faveur. Malgré des événements importants, comme la mise en scène du Récit de la servante Zerline par Klaus Michael Grüber (avec Jeanne Moreau) en décembre 19862, Guy Scarpetta livrait en effet (dans L’impureté) une « Introduction à Hermann Broch » laissant entendre que ce dernier demeurait un auteur à présenter aux lecteurs français3, et Milan Kundera estimait que, « de tous les grands romanciers de [ce] siècle, Broch [était], peut-être, le moins connu4. »
2De tels propos sont revenus cycliquement, comme le confirment les rares livres consacrés, en français, à Broch. Pour Jacques Pelletier, l’importance de La Mort de Virgile (1952, pour la version française) et des Somnambules (traduits en français en 1956-1957, soit deux décennies après la version anglaise) n’empêchait pas qu’il « demeure encore aujourd’hui [en 1997] un écrivain méconnu »5. À tel point que son propre texte s’ouvre sur un rappel biographique6 – tout comme celui d’Ernestine Schlant, vingt ans auparavant, dans un ouvrage qui demeure une référence7 – et que Pelletier reprend cette ligne dans un livre plus récent (2005) : « Broch demeure encore aujourd’hui un écrivain méconnu, à tout le moins des lecteurs français. »8 Tout se passe comme si les numéros successifs de revues – Critique en 1983 puis Europe en 1991, sans parler des Cahiers d’études germaniques en 1989 – n’avaient pas réussi à attirer l’attention des lecteurs, et que l’histoire de la réception en France de Broch était celle d’un éternel recommencement. L’on pourrait en effet multiplier les témoignages, qui se répètent : outre Claudio Magris9, mentionnons, parmi les articles de périodiques regrettant cette désaffection, celui du Monde où Broch apparaît (en 2001) « inexplicablement [comme] le plus mal connu des grands écrivains autrichiens et allemands de la première moitié du XXe siècle, alors qu’il est l’égal de ses contemporains Robert Musil ou Thomas Mann et que l’importance et la profondeur de son œuvre se rapprochent de celles de Kafka »10.
3En 2002, s’intéressant (dans un numéro spécial d’Austriaca11) à la réception de l’œuvre brochienne en France, Christine Mondon faisait donc preuve d’optimisme lorsqu’elle estimait que la nouvelle édition des Irresponsables (2000) « conf[érait] à la réception brochienne une impulsion nouvelle ». Huit ans plus tard, on peut faire écho à E. Schlant, qui déplorait que seuls trois romans et quelques essais de Broch aient été traduits en anglais à la fin des années soixante-dix, quelque trente ans après la mort de l’auteur : en France, en 2010, certains textes de Broch ne sont tout simplement plus disponibles, et l’on attend toujours une traduction des œuvres complètes dirigées par Paul M. Lützeler, les volumes français suivant encore l’édition allemande précédente, qui date des années 196012. Parmi les traductions récentes (et courageuses) proposées par les éditions de l’Eclat, l’ouvrage Logique d’un monde en ruine consiste ainsi en une traduction partielle du volume Erkennen und Handeln, édité (par H. Arendt) en 1955. Même si sa composition est judicieuse, cette parution n’en indique pas moins que le temps de l’exhaustivité n’est pas encore venu, pour les traductions de l’œuvre de Broch.
4Faut-il attribuer, comme le fait Kundera, ces problèmes de réception à l’exil, qui aurait coupé l’œuvre de Broch « de son public naturel » et « du contact avec une vie littéraire normale » ? Aux simplifications et aux jugements tranchés qui auraient nui à son œuvre, jugée inégale – ou marquée par une même médiocrité ? (ainsi d’un article d’un manuel, qui dénonce à plusieurs reprises les faiblesses des Somnambules, présentés comme un livre à « la pensée […] assez courte » et à « la forme peu raffinée », et de La Mort de Virgile, « lourd roman, difficile d’accès et presque à la limite du lisible »13). A la complexité de ses textes, considérés comme peu accessibles – pour Stephen Dowden son œuvre exige beaucoup de ses lecteurs, tandis qu’un autre critique évoque « les difficultés que pose [la] lecture [des Somnambules] »14 – en particulier en raison de la langue, des liens complexes entre théorie et diégèse, ou encore de la nécessité de parcourir toute l’œuvre pour comprendre un des éléments qui la composent ? La préface de la Théorie de la folie des masses souligne ainsi les liens entre ce volume (work in progress dont la lecture est déjà ardue), La Mort de Virgile et Le Tentateur15.
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6 S’il est encore peu lu en France, Broch est également peu étudié, comme en témoigne la bibliographie, que l’on comparera à celle en langue allemande : il a fallu attendre 2001 et le cinquantième anniversaire de sa disparition pour voir paraître un premier ouvrage en français présentant son œuvre dans son ensemble, dans un esprit comparable à celui du Hermann Broch d’Ernestine Schlant, mais un quart de siècle après lui16. Enfin, dix thèses seulement se sont intéressées à Broch ces trente dernières années en France : elles portent sur les liens entre littérature et éthique, la musique, la totalité, les modalités de la lecture, la mémoire, ou la question de l’essai dans le roman.
7Les trois comptes rendus proposés dans ce dossier – Théorie de la folie des masses, Autobiographie psychique et Logique d’un monde en ruine – auquel il convient d’ajouter celui d’un ouvrage (de Gunther Martens) comparant Broch et Musil, constituent une invitation à lire Broch, et à envisager sa possible actualité.
8Indications bibliographiques – principalement en langue française (pour une bibliographie complète, voir le site de l’Internationaler Arbeitskreis Hermann Broch17)
9Austriaca. Hermann Broch, études réunies par Christine Mondon, 2002 [cop. 2003], n°55
10Cahiers d’études germaniques. Broch (actes des colloques de Paris, 1986 et Lyon, 1988), 1989, n°16
11Musil, Broch, Kundera. Critique, 1983, n°433-434
12Robert Musil, Hermann Broch, Europe, 1991, n° 741-742
13Bier, Jean-Paul, Hermann Broch et « la Mort de Virgile », Paris, Larousse, 1974, 224 p.
14Blanchot, Maurice, « Broch », in Le Livre à venir, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1959 (1996), p. 147-172
15Cohn, Dorrit C., The Sleepwalkers. Elucidations of Hermann Broch’s Trilogy, La Hague-Paris, Mouton & Co., 1966, 192 p.
16Dowden, Stephen D. (éd.), Hermann Broch : Literature, Philosophy, Politics, the Yale Broch Symposium (1986), Columbia, Camden House, 1988, XV, 357 p.
17Kundera, Milan, L’Art du roman, Paris, Gallimard, 1986, 202 p.
18Pelletier, Jacques, Situation de l’intellectuel critique. La Leçon de Broch, Montréal, XYZ éditeur, 1997, 227 p.
19Rabaté, J.-M., La Beauté amère : fragments d’esthétique : Barthes, Broch, Mishima, Rousseau, Seyssel, Champ Vallon, 1986, 205 p.
20Schlant, Ernestine, Hermann Broch, Boston, Twayne, 1978, 192 p.
21Schmid, Sigrid, Hermann Broch, éthique et esthétique, Paris, P.U.F., 2001, 206 p.
22Scarpetta, Guy, L’impureté, Paris, Grasset, 1985, 388 p.
23Semprún, Jorge, Mal et Modernité : le travail de l’histoire, suivi de Vous avez une tombe au creux des nuages, Paris, Seuil, coll. « Points », 1995 (1997), 93 p.
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25À la date du 18 décembre 2008, 8 thèses ont été soutenues en France sur H. Broch :
26Michel Espagne (Totalité, tentations et tentatives chez R. Musil et H. Broch, 1977)
27Jean-Michel Rabaté (Lectures critiques de Hermann Broch, Ezra Pound et James Joyce, 1980)
28Marianne Charrière-Jacquin (Structures musicales dans La Mort de Virgile de Hermann Broch, 1980)
29Angelica Laurencon-Simko (Hermann Broch. Ethique et esthétique, ou fondement d’un idéal absolu, 1991)
30Denis Bourgeois (Fictions éclatées (littérature et éthique), 1995)
31Ioana Vultur (Temps et remémoration dans A la recherche du temps perdu de Marcel Proust et La Mort de Virgile de Hermann Broch, 2001)
32Alison Boulanger (Un processus de dévoilement : la lecture comme paradigme dans les romans de Joyce (Ulysses), Döblin (Berlin Alexanderplatz), Jahnn (Perrudja) et Broch (Die Schlafwandler), 2003)
33Vincent Ferré (L’essai fictionnel chez M. Proust, H. Broch et J. Dos Passos - A la Recherche du temps perdu, Les Somnambules et U.S.A., 2003).
34Deux étaient en cours début 2010 :
35Nicolas Heslaut, Le personnage du scientifique dans la littérature de langue allemande au début du XXe siècle (Ernst Weiß, Arthur Schnitzler et Hermann Broch)
36Djéhanne Gani, Hermann Broch, penseur du dialogue et de l’altérité.
37À ces noms, il convient d’ajouter celui d’Isabelle Gabolde, qui a commencé à travailler sur Broch et Döblin au début des années 2000, et a joué à cette époque un rôle important auprès de doctorants français, avant de soutenir une thèse en juillet 2008 à Aix-la-Chapelle : Métaphysique, profondeurs des temps et conscience historique. Une forme de roman débordant le cadre esthétique.