Quel genre de flics sommes-nous ?
1Quel point commun peut-il bien y avoir entre J.K. Rowling (l’immortelle créatrice d’Harry Potter), un journaliste du New York Times, le couturier Christian Audigier, le film Avatar, l’armée américaine, Yannick Haenel, Helene Hegemann (l’écrivain de 17 ans aujourd’hui en tête des ventes en Allemagne), les Black Eyed Peas, la dernière émission télévisée de l’actuel président de la République française et l’iPad d’Apple ?
2Réponse : tous ont été la cible, en ce début 2010, d’une accusation de plagiat. Pour peu qu’on y prête attention, le plagiat est partout, et il suffit de s’y intéresser tant soit peu pour, soudain, le retrouver à tous les coins de rue. Ainsi a-t-il suffi que je prévoie de donner au second semestre de cette année un cours sur la notion de plagiat en littérature et ailleurs pour que, comme par hasard, l’essai de Marie Darrieussecq paraisse en librairie au mois de janvier, me donnant ainsi du grain à moudre, comme si je n’en avais pas déjà trop.
3« Je ne suis pas une grande amatrice de théorie littéraire » (p. 304) indique en conclusion la romancière, contrainte à pratiquer ici un genre qui, assure-t-elle, n’est pas le sien. On tentera pourtant de dégager ici ce qui, dans la démarche de l’auteur, paraît être une proposition théorique forte.
4À l’évidence, le plagiat est une affaire de ressemblances. Or la ressemblance est le premier outil de travail de quiconque tient un discours sur la littérature.
5Critiques, nous sélectionnons dans une œuvre des éléments que nous tenons pour récurrents et convergents, afin de bâtir une « cohérence », un « univers », une « vision du monde » ou encore un « style », tous objets qui ne se construisent que moyennant un recours massif à l’analogie. À vrai dire, l’œuvre même ne doit sans doute son existence qu’à ce geste d’unification.
6Historiens, nous construisons entre les diverses œuvres d’une période des connexions, des correspondances, des relations manifestes ou latentes, afin d’établir l’existence de « courants », de « mouvements » et d’« écoles ». À vrai dire, la période même ne doit sans doute son existence qu’à ce geste d’association.
7Poéticiens, il nous arrive de faire la typologie d’un genre en inventoriant les propriétés d’un corpus, pour en isoler des « invariants », des « constantes » ou encore des « fonctions ». À vrai dire, il n’est pas rare que le genre même ne doive son existence qu’à ce geste d’induction.
8Autant que le lecteur courant, sinon plus, le lecteur professionnel est donc animé par la pulsion assimilatrice. La passion des ressemblances s’accommode toutefois sans difficulté des apparitions sporadiques de la différence, pourvu qu’elle soit une manière de faire valoir l’approche de l’un aux dépens de celle d’un autre : le critique fera remarquer à l’historien à quel point son œuvre à lui (je veux dire : celle qu’il étudie) est tout à fait singulière au regard des autres œuvres de la même période ; tandis que l’historien signalera au poéticien à quel point la période qu’il étudie dément totalement les catégories que dans son ardeur taxinomique il a cru forger. Et ainsi de suite. C’est de cette façon que, depuis que le monde est monde, nous organisons la bibliothèque commune, nous ordonnons la littérature, par le jeu de la ressemblance et de la différence.
9L’accusation de plagiat, qui surgit au moment où l’on voit de la ressemblance là où l’on s’attendait à voir de la différence, nous dit sans doute quelque chose de l’être même de la littérature. Le plagiat, c’est la ressemblance de trop, dans un monde où les auteurs ne font théoriquement que s’auto-plagier (ne croyons-nous pas encore à l’« unité » de toute œuvre ?) sans jamais s’entre-plagier (ne croyons-nous pas dans le même temps à l’« unicité » de chaque œuvre ?).
10Si le plagiat est un objet passionnant, c’est ainsi parce que l’on peut à travers lui s’interroger sur la lecture, en particulier la lecture professionnelle, en tant qu’elle nous conduit constamment à voir, selon les mots de Marie Darrieussecq, le même dans l’autre, le même de l’autre.
11La réflexion sur le plagiat que propose Rapport de police emprunte de fait les voies d’une réflexion sur l’altérité, autrement dit d’une réflexion ontologique qui se décline selon un versant esthétique (empruntant à la poétique de l’intertextualité) et un versant psychologique (versant dans l’analyse du moi et des multiples façons de sortir de soi-même). Pour qui veut s’y intéresser en théoricien de la littérature, l’essai de Marie Darrieussecq n’est pas nécessairement d’un abord facile : il s’agit d’un essai à la première personne, libre dans sa forme comme dans son ton, suscité par des circonstances particulières, à savoir deux accusations de plagiat, évoquées à plusieurs reprises. On n’y trouvera guère une somme érudite sur la question – en dépit de la présente d’un index, d’un dispositif de notes et de références, et d’un plan en trois parties.
12J’imagine un lecteur habitué aux discours savants : il reprochera à Rapport de police sa construction parfois décousue, ses répétitions, ses ratiocinations, ses règlements de compte, ses moments d’indignation, ses lacunes aussi. J’y verrais volontiers pour ma part un hommage rendu à l’hétérogène, dans cet essai qui voue aux gémonies l’idéal de « pureté » en art autant que les conceptions rigides de l’identité. L’essai rivalise ici avec le roman, loué comme art de la synthèse et de l’encyclopédie, en faisant alterner anecdotes cocasses, analyses stylistiques, cours de philosophie, fragments de biographie d’écrivain, envolées lyriques un brin édifiantes... En tressant expérience d’écrivain et propositions théoriques, Marie Darrieussecq se livre ainsi à un exercice d’autodiction où l’éloge du roman-sampling se prolonge dans la pratique de l’essai-patchwork.
13La presse (on ne la refera pas), quand elle a rendu compte de l’ouvrage, s’en est jusqu’ici tenu à la querelle de personnes. La démarche intellectuelle que celle-ci a engendrée a pourtant tout pour séduire. L’essai renverse en effet la perspective habituelle en s’intéressant, non aux plagiaires ou au plagiés célèbres, mais aux écrivains victimes d’accusations de plagiat calomnieuses, pour lesquelles Marie Darrieussecq forme le néologisme « plagiomnie ». L’auteur ne nie évidemment pas l’existence du plagiat, et signale clairement l’existence d’accusations fondées, elle ne dit pas « tous plagiaires », mais bien « tous plagiomniaques » – et donc « tous plagiomniés ».
14Tout cela, bien sûr, ne va sans une certaine désacralisation, comme l’atteste telle formule en début de parcours : « Quel genre de flics sont aussi les poètes ? » (p. 13). La réponse me semble simple : des lecteurs.
15Le propos de cette étude sur le plagiat est donc des plus stimulants : il s’agit de montrer qu’il y a en nous, en tout lecteur, en tout critique, en tout écrivain, du flic. Évidemment, ce n’est pas très agréable à entendre, mais c’est sans doute signe qu’il y a là quelque chose à creuser. En somme, l’intérêt théorique me semble résider ici dans la possibilité de penser notre rapport à la littérature à partir du paradigme plagiomniaque, de montrer qu’une partie de l’expérience littéraire au moins passe par ce type de rapport de police.
16J’imagine cette fois un fin psychologue, face aux premiers chapitres de Rapport de police, qui proposent une galerie de plagiomniés célèbres (Freud, Celan, Mandelstam, Maïakovski, Kiš) : il ne manquera pas d’y voir une projection, de la part de l’auteur, dans des figures gratifiantes de grands écrivains victimes de la malveillance de leurs pairs, ou bien une tentative de reconstituer la fraternité perdue des écrivains en formant la grande chaîne des plagiomniés.
17Mais cette identification passe surtout, en réalité, par un jeu intertextuel. Dans son premier chapitre, Marie Darrieussecq soumet à l’analyse freudienne les accusateurs de Freud ; dans le second, elle mêle sa prose aux vers de Celan, jusqu’à poursuivre dans son propre texte ses citations, et à laisser son écriture contaminer la sienne, la distinction entre discours citant et discours cité s’estompant progressivement. Dans le chapitre 5, intitulé « Justice pour la littérature », le style est très juridique, très factuel, qui ne cesse de se référer à des travaux antérieurs, ceux d’Hélène Maurel-Indart bien sûr, ainsi que quelques autres.
18Des clins d’œil plus ou moins évidents viennent illustrer cette défense de l’imitation qui joint le geste à la parole. Au chapitre 3, le fait que Mandelstam ne déclare pas son logement inspira cette exclamation « Sa malhonnêteté foncière est donc prouvée » (p. 82), qui rappelle au lecteur l’épigraphe de l’introduction : « je suis sûre que Marie Darrieussecq est foncièrement malhonnête. » (p. 9) On remarque de même que c’est alors qu’elle est en train d’évoquer, au chapitre 4, Kiš, auteur qui mime l’érudition et moque le savoir (p. 104), et convoque parfois des figures de commentateurs dans ses écrits, que notre auteur insère le seul passage véritablement métacritique de l’ouvrage, sous le titre « Panique chez les érudits ». Ce début de mise en abyme ne sera pas sans suites : à plusieurs reprises par la suite, Marie Darrieussecq notera en substance : « on se croirait dans un roman de Kiš ». Il faut croire que la réalité plagie elle aussi les livres.
19Un objet tel que le plagiat produit inévitablement des métalepses de ce genre en pagaille. Le plagiat désigne étymologiquement un vol d’enfant, et Marie Darrieussecq a été accusée de « plagiat psychique » pour avoir écrit l’histoire d’une mère dont l’enfant est mort. Dans la même veine, à celle qui l’a accusée de la « singer » dans son livre Naissance des fantômes, notre auteur fait remarquer que les fantômes ne lui appartiennent pas. Il est encore question, ailleurs, de vol de fleurs, de danseuses, d’enfers et de paradis (p. 154) : Marie Darrieussecq utilise toutes les ressources métaleptiques de son objet, annonçant dans la première moitié du livre, plutôt consacrée à la symptomatologie de la quérulence plagiomniaque, la substance de la seconde, davantage tournée vers la théorie de la fiction.
20Jeux de miroir, mimétismes, mises en abyme, métalepses : à peine a-t-on effleuré le plagiat que nous voilà déjà pris de vertiges.
21 « Le matériau plagiat convoque ses démons, et celui de la comparaison est un des maîtres de l’enfer. » (p. 196-197) « Démon de la comparaison », dit Marie Darrieussecq. « Démon de l’analogie », notait Barthes citant Mallarmé. « Démon du rapprochement », écrit Gérard Genette à propos de Borges. Quelqu’un qui, dans sa vie, aurait lu autre chose que Barthes et Genette serait sans doute apte à prolonger cette liste. Car notre discours sur la littérature, comme la pratique de la recherche des sources le manifeste plus que d’autres, n’est peut-être issu que du croisement de la pulsion assimilatrice et de la restriction de notre univers. Alors même que l’érudit est la figure par excellence du philologue, il semble que ce soit le manque d’érudition qui permette la comparaison. Celui qui aurait lu toute la bibliothèque de Babel, et qui serait doté de la mémoire de Funes, ne pourrait plus comparer. Nous, qui ne connaitrons qu’une infime parcelle de cette bibliothèque, et ne disposons que d’une mémoire limitée, ne reconnaissons que ce que nous connaissons. Une étude de sources en dit plus sur les lectures de celui qui la mène que sur celles de celui sur qui elle est menée. Toute étude de sources, toute pratique comparatiste, est une manière de ramener l’autre à soi.
22Dans la section intitulée « Panique chez les érudits », Marie Darrieussecq, sur un ton un peu malicieux envers « les universitaires », s’intéresse durant quelques pages à la lecture de Kiš par Alexandre Prstojevic, et émet deux propositions. Premièrement, elle critique le recours à ces fictions de lecteur (celui qui lit en amateur, le lecteur éclairé, et enfin celui qui pratique une lecture poétique) qui sont pourtant monnaie courante en théorie littéraire, et qu’elle rapproche de cette fiction de lecteur à laquelle se réfèrent les magistrats dans les affaires de plagiat, où il s’agit toujours de savoir quelle peut être l’« impression » ou le « sentiment » du premier venu. Deuxièmement, elle remarque une parenté entre la façon dont nous (j’entends : « les universitaires ») nous y prenons pour comparer deux textes, et la façon de faire des plagiomniaques : mêmes tableaux à deux colonnes, même primat de la ressemblance, dans un exercice où « la différence n’est jamais appelée à la barre » (p. 138). L’enjeu théorique dépasse ici le cas Kiš : il s’agit de marquer ainsi une absence de solution de continuité entre la lecture courante, la lecture professionnelle, l’enquête policière ou juridique et, ultime stade, le délire plagiomniaque.
23Marie Darrieussecq n’est pas la première à figurer ainsi le lecteur en policier, le critique en enquêteur, ou l’herméneute en paranoïaque : je citerai pêle-mêle, et pour témoigner une nouvelle fois de la restriction de mon univers, Borges, Umberto Eco, Pierre Bayard… qui ne font que s’entre-plagier, eux aussi. Mais il est intéressant de voir comment ces figures se recomposent ici à partir du paradigme de la plagiomnie, décidément puissant levier heuristique, pour peu qu’on s’en donne la peine.
24Le thème qui fournit le fil conducteur de ce volume n’est pas le plagiat, mais l’imitation. Ce qui relie la première partie, « La polka des ours », à la deuxième, « Les sirènes de la surveillance », et à la troisième, « Pouvoir de la fiction », c’est la question de l’imitation d’un auteur par un autre, de l’imitation de la réalité par la fiction, de l’imitation du discours factuel par le discours fictionnel.
25Il s’agit donc une fois de plus de renverser Platon (qui commence à avoir l’habitude) : si Platon condamne les poètes parce qu’ils livrent une représentation analogique de la réalité, il n’en fait pas moins de l’analogie le mode par excellence de la connaissance ; à l’inverse, tout en faisant de l’analogie un démon trompeur et sournois, l’ouvrage de Marie Darrieussecq propose une apologie de la fiction, de son pouvoir de liberté et de vérité.
26Le lien entre les deux problématiques (le plagiat, la fiction) semble a priori n’exister qu’en vertu de leur coprésence dans le discours d’une des deux accusatrices de Marie Darrieussecq, qui lui reproche d’avoir imité son livre consacré à la mort de son enfant, mais aussi d’avoir écrit un roman là où elle avait pratiqué l’autofiction. La jonction se fait de façon progressive et de plus en plus nette : « Le glissement de l’imitation platonicienne à la copie plagiaire est une tentative de bannissement d’un genre par un autre…. » (p. 277) Au fond de l’accusation de plagiat lancée par une consœur, Marie Darrieussecq fait ainsi ressurgir l’opposition entre Platon et Aristote : c’est ce qui s’appelle élever le débat.
27La référence à Platon n’est toutefois pas seulement présente dans la seconde moitié de l’ouvrage : elle est active dans l’ensemble du propos. La plagiomnie est en effet présentée comme l’émanation d’un monde platonicien (régi par l’analogie, donc), monde essentialiste, peuplé d’entités fixes, d’identités immuables, de frontières rigides, auquel Marie Darrieussecq oppose son univers spinoziste et deleuzien (ou plus exactement : deleuzien, donc spinoziste). Elle permet aussi de replier toute la partie consacrée à l’évocation du fonctionnement du totalitarisme, la question des limites imposées à la fiction, et le recours à la plagiomnie comme arme de langage, en posant un lien qui mène du jdanovisme au platonisme par le truchement de la lecture chrétienne d’Aristote.
28De fil en aiguille, Marie Darrieussecq en vient ainsi à étudier ce qui caractérise selon elle le courant anti-fictionnel présent dans l’opinion aujourd’hui. L’analyse est précieuse pour le théoricien de la littérature qui constate pour sa part que, dans un mouvement antagoniste, la fiction fait l’objet d’une revalorisation dans le discours savant. Notre auteur analyse par exemple l’accueil peu bienveillant fait aux Bienveillantes en concluant : « beaucoup de petits Platons contemporains ont condamné cette fiction de parole » (p. 291).
29Le statut de l’autofiction est évidemment au cœur de cette interrogation, et il y a fort à parier que les spécialistes de la réception du genre classeront les propos de Marie Darrieussecq dans le lourd dossier des discours anti-autofictionnels. L’accusation de plagiat lancée par l’autofiction à l’encontre du roman est ici éclairée par des références classiques (Doubrovsky, Genette), et par la propre thèse restée inédite de Marie Darrieussecq, qui définissait l’autofiction comme un art consistant à « non pas copier la vie, mais en donner un équivalent-texte », et à afficher de façon provocatrice « l’espace entre réalité et narration » (p. 286).
30L’anti-platonisme ne consiste pas seulement à récuser la condamnation de la mimèsis, il consiste aussi à problématiser l’analyse du récit de fiction comme mimèsis formelle : au bout de la logique plagiomniaque, « il y a l’idée que le roman n’est qu’un plagiat de l’autobiographie. » (p. 287) Il ne s’agit pas seulement de la façon dont l’autofiction tend à supplanter le genre romanesque : il s’agit surtout de l’évidence selon laquelle le récit fictionnel « mime » le récit factuel. Pour le coup, Gérard Genette et Käte Hamburger se retrouvent dans le même camp : ici, on regrettera que Marie Darrieussecq n’élabore pas plus avant une piste pour le moins prometteuse.
31La conception naïve du rapport entre la « littérature » et la « vie » que révèle l’accusation de plagiat se double enfin d’un certain anti-intellectualisme, que Marie Darrieussecq nomme « mythologie tripière » : on doit lire, et écrire, avec le cœur, et non avec le cerveau. L’opposition entre Platon et Aristote se lit aussi comme une opposition, prévisible dès que sont envisagées de façon concomitante la question de l’intertextualité, et la notion d’auteur, entre romantisme et classicisme.
32L’essai se débarrasse assez rapidement du lieu commun historique, d’abord en introduction (les Anciens ne faisaient que s’imiter), puis de nouveau vers le milieu de l’ouvrage (p. 164 sq. : l’originalité est un mythe romantique). Il pose toutefois à plusieurs reprises la question du code : la plagiomnie ignore qu’une situation, si unique qu’elle puisse sembler, est en réalité banale, elle ignore de même que des mots, des phrases ou des structures puissent se partager. La plagiomniaque estime qu’on lui a dérobé ce qui, chez lui, relevait du non-reproductible : il se refuse à considérer qu’il a pu engendrer une lignée, ou fonder un genre.
33C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’analyse de la plagiomnie comme manifestation du kitsch : citant Broch, Marie Darrieussecq rappelle que le kitsch utilise un « matériel verbal qui s’ignore codifié jusque dans la représentation la plus conventionnelle de la réalité » (p. 231). De la sorte, l’auteur peut, après Anatole France, rappeler combien la littérature n’est faite que d’« idées dans l’air », avant de dénoncer cette même idée, à son tour, comme un simple cliché, et de proposer une méditation sur le temps et les œuvres (p. 149) qui emboîte le pas à de nombreux essayistes contemporains qui se consacrent au travail de la mémoire, à la non-linéarité de l’histoire, aux achronies de la littérature.
34Pour ne prendre qu’un exemple parmi ces derniers : entre ce Rapport de police et Le Plagiat par anticipation paru l’an passé, il y a plus d’un point commun. Marie Darrieussecq n’hésite d’ailleurs pas à accuser Pierre Bayard de l’avoir plagiée (p. 158), et le lecteur ne peut que lui donner raison. On se souvient que l’un des exemples les plus indiscutables de Pierre Bayard était le plagiat de Proust par Maupassant. Marie Darrieussecq en révèle un autre, et non des moindres : le plagiat de Maupassant par Steinbeck (ou l’inverse), dont elle montre l’éclatante évidence en juxtaposant des citations analogues de l’un et de l’autre (p. 153-154 : il me semble qu’en l’espèce, il faudrait aussi mener l’enquête du côté du traducteur de Steinbeck, qui ne doit pas non plus être blanc-bleu dans cette affaire).
35La juxtaposition de citations analogues est un jeu auquel, comme le note notre auteur, « on peut jouer longtemps ». Dans un nouvel effet de mise en abyme, celle-ci nous livre ainsi une liste impressionnante (p. 157-158) de modulations d’un même lieu commun anti-plagiomiaque, sur le fait que tous les livres n’ont qu’un seul auteur, sur la fiction de l’origine, sur le plagiat par anticipation, sur le style comme langue étrangère.
36On retrouve ici la dimension nécessairement métacritique de la réflexion sur le plagiat. À plusieurs reprises, Marie Darrieussecq évoque le thème de la substitution d’un texte à un autre texte. C’est le principe même de l’interprétation, et le principe même de l’analogie : ramener l’inconnu à du connu, le texte plagiant au texte plagié, le texte obscur au texte clair, le texte récent au texte ancien.
37De même, la poétique de la plagiomnie esquissée par Marie Darrieussecq renvoie-t-elle à la poétique de la critique. Les mêmes gestes s’y rencontrent : perception d’une analogie, négation du hasard, construction d’un récit fondé sur une vraisemblance, et destiné à emporter la conviction du lecteur. Si l’essayiste propose une analyse assez exhaustive de la scène plagiomniaque (notamment de la figure du témoin), on peut regretter que la romancière n’analyse pas plus avant le roman de la plagiomnie. Le lecteur de l’accusation de plagiat réagit en effet comme un lecteur de roman : il donne son impression, ou son sentiment, sur la « crédibilité » de la chose. C’est d’ailleurs sans doute une des raisons pour lesquelles nous lisons avec tant de passion les livres consacrés à la notion de plagiat : en surcroît de leurs qualités propres, ils nous offrent un grand nombre d’histoires à suspense.
38L’accusation de plagiat apparaît donc à la fois comme un modèle à partir duquel penser nos pratiques, et comme la limite à partir de laquelle, du discours raisonnable de celui qui est payé pour parler de littérature au discours pathologique de celui qui réclame son dû.
39Mais j’entends déjà monter la protestation : « Ce raisonnement par lequel nous voici assimilés à des plagiomniaques, sous prétexte que nous recourons, comme eux, à des analogies, ne serait-il pas lui-même quelque peu… analogique ? »
40J’y arrive.
41La comparaison est un démon. Son nom est donc légion. Et Marie Darrieussecq pas plus qu’un autre ne saurait y résister longtemps.
42Dans le sillage de son étude sur l’accusation de plagiat comme modalité du kitsch qui parle la langue de l’antimoderne, notre auteur compare ainsi les textes de ses accusatrices et des textes de Bloy, grand plagiomniaque s’il en fut (p. 144-147). Mais il est forcément curieux, pour le lecteur, que cet exercice soit séparé d’à peine quelques pages de celui qui consiste, de façon similaire, à juxtaposer des citations de Maupassant et Steinbeck pour en montrer les ressemblances et suggérer la gratuité d’un tel exercice. Si rien n’est plus facile que faire se ressembler deux textes, que vaut ensuite la comparaison avec les textes de Bloy ? « Voici ce qui je pourrais vous répondre si je me livrais moi aussi au petit jeu des ressemblances », semble nous dire ce passage. J’imagine néanmoins un lecteur pressé ou un faiseur de polémiques : il n’est pas difficile de deviner ce qu’il pourrait y lire.
43On peut aussi jouer longtemps à « C’est celui qui dit qui y est ». Que viens-je de faire, moi qui fais mon malin, sinon prendre deux passages du livre de Marie Darrieussecq et de les juxtaposer au nom d’une similarité dans les procédés du commentaire ? Si j’appelle à présent la différence à la barre, il apparaît que les données du problème varient légèrement. Dans le cas de Maupassant et Steinbeck, la comparaison concerne principalement les objets évoqués (d’où l’indifférence à comparer un texte traduit et un texte non traduit). Dans le cas de Bloy et des accusatrices de Marie Darrieussecq, la comparaison porte sur le style, et singulièrement la syntaxe. Le présupposé qui se dégage ici est donc qu’il y a une vérité du style, une responsabilité de la forme comme dirait l’autre, qui rend légitime et pertinente la comparaison. Reste à savoir si l’on accepte ce présupposé, si l’on considère que certaines analogies sont positivement plus valables que d’autres. Et de fait, c’est précisément ce que font les magistrats chargés des affaires de plagiat, qui semblent aussi plus sensibles au style qu’aux objets ou aux idées.
44Ce passage réussit en tous les cas à atteindre ce qui est sans doute l’un des points de mire de l’essai de Marie Darrieussecq : en mettant mal à l’aise le lecteur, redonner de l’étrangeté à nos outils familiers, réintroduire de l’inquiétude dans nos protocoles de lecture les plus quotidiens. Ici encore l’objet plagiat a pour vertu, ou pour vice, de conduire inévitablement à une distance réflexive, à une écriture spéculaire. Le problème qu’il invite à se poser est celui de discours métacritique : comment lire la lecture, comment critiquer la critique ? Comment parler de l’analogie, sans faire des analogies, au risque de tomber dans la régression infinie ? Comment parler de la paranoïa, sans se mettre à voir des paranoïaques partout ?
45Il n’y a évidemment pas de réponse : quoi que l’on fasse, et malgré qu’on en ait, on est toujours un peu platonicien.
46C’est que le plagiat est une question d’herméneutique hypertextuelle. Autrement dit une double question, qui réunit deux termes dans une certaine mesure antagonistes.
47C’est une question d’herméneutique, car traquer le plagiat vise à découvrir, débusquer, déceler, quelque chose qui est dissimulé dans un texte, et devient manifeste, trop manifeste, à partir d’un certain point de vue. Le plagiat est à la fois flagrant et invisible : n’est-ce pas une histoire de lettres volées, comme celle d’Edgar Poe ?
48C’est une question d’hypertextualité aussi, car le plagiat est une forme de récriture, dûment répertoriée dans Palimpsestes. Mais justement, le plagiat a ceci de particulier qu’il est un hypotexte caché. Il fait donc entrer en conflit deux types d’approche différentes, l’approche herméneutique et l’approche rhétorique, qui se retrouvent convoquées simultanément. D’où les difficultés qui s’amoncellent.
49Au début de Palimpsestes, justement, Gérard Genette écrivait « Brouillé depuis longtemps, et pour mon plus grand bien, avec l’herméneutique textuelle, je ne tiens pas à épouser sur le tard l’herméneutique hypertextuelle. » Les récritures qu’il analyse dans cet ouvrage n’ont rien de caché : il ne s’agit donc ni de plagiats, ni d’influences souterraines, de sources enfouies. L’approche de Gérard Genette est ici comme ailleurs purement rhétorique. Elle se distingue radicalement, par exemple, de la recherche des intertextes à la Riffaterre. Cela n’a pas empêché que les notions forgées par Gérard Genette soient rapidement « récupérées », comme on disait naguère, par l’approche herméneutique, notamment dans les travaux universitaires, où la référence intertextuelle se présente bien souvent comme le fin mot d’une énigme, la clef d’un mystère, le secret d’une œuvre. Ce qui rend possible une telle récupération, c’est sans doute l’homonymie entre deux manières de concevoir l’hypertextualité, qui correspondent aux dichotomies déjà tracées : une première manière consiste à faire de l’hypertextualité le processus par lequel la littérature se fabrique à partir d’un matériau préexistant, une seconde manière consiste à faire de l’hypertextualité le simple résultat d’une forme de communication, voire de communion, entre tous les esprits, qui finissent par n’en former plus qu’un. C’est en raison de cette homonymie que Marie Darrieussecq peut par exemple rapprocher Borges et Proust, au cours du jeu des phrases ressemblantes.
50L’étude de la plagiomnie nous place dans un tourniquet entre rhétorique et herméneutique, classicisme et romantisme, aristotélisme et platonisme. Dans Le Plagiat par anticipation de Pierre Bayard, la nécessité d’articuler ces termes a priori inconciliables apparaissait déjà (à vrai dire, c’est toute l’œuvre de Pierre Bayard que l’on peut appréhender à l’aune de cet antagonisme). C’est également le cas dans ce Rapport de police, où l’articulation se fait différemment. Là où Pierre Bayard trouve une position de surplomb, Marie Darrieussecq oscille, selon ses objets, entre les deux pôles. Elle critique la mythologie romantique de l’auteur, son originalité, son unicité, mais réutilise par ailleurs des notions romantiques, en particulier celle de « style », ici romantiquement comprise comme singularité discursive. En s’efforçant de montrer les limites de la plagiomnie à la fois en recourant à l’idée de code et en faisant valoir la spécificité des styles, l’auteur se place sur deux fronts sans doute difficiles à tenir conjointement.
51C’est précisément cette difficulté qui me paraît l’enjeu théorique majeur de cet essai. En renversant la perspective pour s’intéresser aux victimes de l’accusation plagiomniaque, il permet aussi de montrer la difficulté de la notion de plagiat. « En théorie littéraire et en histoire des idées, le plagiat est un trou noir : toute écriture qui s’en approche y risque sa cohérence même, comme à se consumer à cet introuvable objet. » (p. 191) Il me semble que le problème n’est pourtant pas que le plagiat est introuvable, mais bien qu’il est un peu trop facilement trouvable : dans tout discours sur la littérature, on en repérera des versions affaiblies, sophistiquées ou inversées.
52Marie Darrieussecq en administre la preuve en actes : elle problématise la question de la ressemblance, mais tout son essai consiste à mettre en perspective des scénarios semblables ; elle met en question le démon de la comparaison, mais ne cesse d’employer la formule « à comparer avec » ; elle relativise les notions d’originalité et de banalité en littérature, mais émet tout de même des jugements de valeur esthétiques fondés sur ces critères, comme lorsqu’elle évoque la banalité de Soljenitsyne. On ne saurait faire autrement.
53À l’avant-dernière page du livre, l’auteur évoque encore deux figures de plagiomniées : Daphné du Maurier et Régine Deforges, en soulignant que « la comparaison serait sans doute riche, entre les deux procès pour plagiat qui ont pourri leur vie. » (p. 318) Le mot « comparaison » est en italique. L’italique est comme le résultat de la traversée des paradoxes théoriques et des apories critiques que constitue Rapport de police : désormais, le mot qui paraissait si anodin est lesté de tous les usages et tous les enjeux que la plagiomnie a dévoilés. La comparaison est un démon, mais la littérature n’existe qu’à l’état comparé ; comparer est un geste qui ne va pas de soi, mais il n’existe pas de littérature non-comparée.
54Ce brillant essai aboutit à revêtir le discours sur la littérature le plus ordinaire d’une inquiétante étrangeté, c’est-à-dire, bien sûr, d’une inquiétante familiarité. À nous, lecteurs, la plagiomnie tend un miroir grossissant sinon déformant. L’accusation de plagiat décrit un moment-limite, celui où notre passion des ressemblances doit faire retour sur elle-même pour s’interroger sur sa propre légitimité. C’est peut-être l’objet par excellence à partir duquel nous pouvons penser la façon dont nous construisons nos objets, dont nous faisons qu’il y a des auteurs, des textes, des courants ou des genres – dont nous faisons que la littérature existe.