Variations sur l’écrit
Récrire, littéralement écrire de nouveau, répéter, possède une spécificité linguistique : l’acte de référence s’y fait de façon particulière. […] La récriture travaille le texte. Elle travaille le texte récrit : elle le découpe, le déforme, le détourne, ou le cite avec un respect obstiné […] la récriture fait subir aux mots récrits un traitement, un travail toujours doublement transformateur : il modifie le texte récrit, fragmenté, isolé de son contexte, éventuellement corrigé, mais aussi le texte où il s’insère et qu’il enrichit. La récriture est polyphonique : mélange de voix, de mots nouveaux, mots répétés à reconnaître….
1C’est ainsi qu’Anne‑Claire Gignoux introduit la thématique de son essai consacré aux formes, enjeux et valeurs de la récriture autour du Nouveau Roman. On ne s’étonnera pas qu’après sa thèse, dont cet opus est extrait, elle poursuive des recherches à la fois en stylistique et en sémiologie de la musique car la façon dont elle utilise la méthodologie de la stylistique — repérage formel, concret, du matériau de l’écrit et analyse architecturale — s’apparente parfaitement à la méthode d’analyse musicale. Il ne s’agit pas de démystifier un agencement mais d’en faire connaître la richesse et la complexité pour une écoute amplifiée. Toute écriture est polyphonie et l’oreille éduquée percevra un champ d’autant plus large qu’elle en connaîtra les arcanes. C’est d’une certaine manière cet objectif qu’A.‑Cl. Gignoux poursuit en disséquant les stylèmes des écrivains qu’il est convenu de réunir sous le titre de « nouveaux romanciers » : resituer les caractéristiques de ce mouvement à la fois dans un signifié et dans une esthétique.
2Par souci de clarté, elle a nettement scindé son essai en deux grandes parties : une première qui répertorie les différents modes de récriture et une seconde « pragmatique de la récriture » qui envisage les enjeux de la récriture tant du point de vue de l’écriture elle-même que du point de vue de sa réception. Cette schématisation pour cassante qu’elle soit en apparence ne débouche pas sur un assèchement du sujet car elle ne perd jamais de vue que tout cela fonctionne dans un entremêlement constant et récursif. Cette organisation permet en revanche de procéder à un recensement minutieux des usages de la récriture chez chacun des écrivains du corpus qu’elle a décidé d’étudier : Michel Butor, Robert Pinget, Claude Simon et, en outsider, Marguerite Duras. Ce recensement, par delà les singularités propres à chaque auteur, amènera à considérer leurs préoccupations communes autour de la récriture et de l’écriture.
Les différents types de récriture
3Pourquoi récriture et non réécriture ? Ce choix orthographique, A.‑Cl. Gignoux avoue l’avoir retenu de façon à éliminer d’emblée toute confusion avec ce qui concerne la critique génétique : corrections, ratures, variantes successives d’un texte avant sa finalisation, lesquelles nous renseignent sur la genèse d’un texte mais constituent seulement des étapes normales d’écriture et ne sont pas volonté de réécriture. De la même manière, elle distinguera l’intertextualité classique de la récriture, même si celle-ci entretient des liens de proximité avec la récriture, car elle en diffère totalement par le signifié et l’emploi qui en est fait. En résumé elle circonscrit la récriture à la « réécriture comme sens » et comme une action « repérable à un faisceau de marques matérielles, tangibles et probantes ». Ces marques doivent former un ensemble s’étendant tout au long d’un texte. Ce faisceau différencie la récriture de l’intertextualité parce qu’il présuppose et installe l’intention de récrire. C’est cette conjonction de signes qui apporte la preuve de l’intentionnalité de réécrire.
4Trois grands types de récriture se dégagent :
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la récriture intertextuelle comme discours citant autrui ;
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la récriture intratextuelle comme auto-citation à l’intérieur d’un même texte ;
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la récriture macrotextuelle comme autocitation dans un macrotexte, entendu au sens d’ensemble d’une œuvre.
5Prenant pour référence les travaux de Michel Butor et Claude Simon, A.‑Cl. Gignoux montre deux mises en œuvre de récriture intertextuelle : une récriture de l’intertexte proustien dans La bataille de Pharsale de Simon et un exercice de style qui consiste à écrire un livre entier à partir de deux pages de Chateaubriand dans 6 810 000 litres d’eau par seconde de Butor.
6On y voit comment Simon s’empare du texte de Proust tant par son unité thématique (la recherche du passé, l’amour, la jalousie) que par ses tournures de style (mêmes métaphores, mêmes longues descriptions). Les citations, quand citation il y a, sont souvent comprises dans le corps du texte, parfois en italiques parfois sans aucune indexation matérielle. Le lecteur est alors contraint de se livrer à un jeu de piste se référant, ça et là, à quelques indices révélateurs d’un renvoi à un texte existant sur lequel on est en train de surbroder de manière iconoclaste : similitude des prénoms (l’oncle Charles), mise en exergue d’une citation en tête de chapitre et surtout « création de stylèmes proustiens », phrases « à la manière de » qui constituent à la fois référence et pastiche.
7L’approche de Butor est différente en ce sens que c’est à la propre pratique de récriture de Chateaubriand qu’il s’intéresse : le texte, sur lequel il joue, a été utilisé à deux reprises par Chateaubriand, une première fois dans L’essai sur les révolutions et une seconde dans Atala. Butor se livre à un jeu d’analyse de cette reprise de la description des chutes du Niagara. Si la citation se veut reconnaissable, on note que le texte est retravaillé. Il n’est pas cité d’un bloc mais fragmenté pour être inséré dans le nouveau texte qu’il forme avec celui de Butor. Celui‑ci y apporte des modifications dans la ponctuation, de manière à reconstruire de nouvelles phrases composées du mélange des fragments. L’exactitude de la citation se dilue dans la nouvelle cohérence syntaxique et on en vient à changer les mots en ne conservant dans cet échange qu’un sème commun.
8On repère d’ailleurs dans cet exercice un glissement vers l’intratextualité puisque Butor, en train d’analyser les modifications opérées par Chateaubriand entre ses deux versions, s’approprie le texte extérieur et lui imprime ses propres tics d’écritures, écrivant avec les mêmes notes une autre musique.
9Pour A‑Cl. Gignoux, Butor et Simon pratiquent la citation, mais d’une manière singulière, étendue à tout un livre. Leur innovation est avant tout dans la liberté prise avec le texte cité qui est géré comme un matériau, comme une matière malléable. Malléable et donc recomposable, le texte originel constitue alors un noyau générateur pour le nouveau texte, la récriture en sera le procédé générateur.
10On trouvera cette articulation dans toutes les récritures et leurs variantes : le texte originel constitue la tonalité, la couleur basique à partir de quoi toutes les ouvertures et déclinaisons sont possibles.
11Nous avons vu Butor se récrire lui‑même à partir d’un autre texte : c’est que cet usage de réécriture de soi est déjà établi chez les nouveaux romanciers. Là encore A.‑Cl. Gignoux est tenue de circonscrire son sujet pour lever toute ambiguïté : ce dont on parle quand on traite de l’intratextualité chez les nouveaux romanciers n’a rien à voir avec ce qu’on peut appeler la « réécriture psychologique », qui est un stylème de littérarité générale par lequel on peut présenter un même événement selon des points de vue différents. Les nouveaux romans sont faits de récriture intratextuelle comme d’un leitmotiv obsessionnel et générateur : les passages récrits, les refrains y sont de consommation courante et nombre de romans sont entièrement fondés sur la récriture de soi.
12Cette récurrence permet à A‑Cl. Gignoux de confirmer son point de vue : ce qui réunit les nouveaux romanciers c’est une même recherche sur l’écriture en soi. Cette recherche se traduit par une écriture bâtie sur une sorte de jeu combinatoire sur les signifiants et une réflexion sur la répétition. C’est la pratique systématique de ce jeu qui, bien qu’il revête des modulations différentes chez les uns et les autres, les rassemble sous un même stylème de littérarité singulière.
13Comment cela fonctionne et pourquoi, c’est ce qu’elle s’emploie à nous faire découvrir à partir d’une radiographie de différents romans. La récriture intratextuelle se formalise par une récriture de soi-même : de là à dire qu’il y a répétition il n’y a qu’un pas. Mais le paradoxe de cette répétition réside dans le fait qu’elle ne se répète pas à l’identique et qu’elle constitue à la fois une dynamique et un signifié.
14Un regard sur La Modification de Butor permettait déjà de voir que les différentes strates d’une récriture « où tout se répète et rien ne change » avaient pour enjeu la traduction de la vision du temps et du destin propre à Butor, comme notions répétitives et cycliques. Cela permettait aussi de voir que les autres nouveaux romanciers recouraient tous à la récriture avec une même démarche de recherche et que, donc, c’était la récriture en tant que vecteur de cette recherche qui constituait un enjeu commun. C’est pourquoi on retrouve chez cet ensemble d’écrivains des systématiques d’écriture. Parmi ces modes, la pratique du refrain : « reprise multiple et assez exacte d’un petit ensemble de phrases dont les occurrences sont disséminées dans tout un ouvrage ».
15A‑Cl. Gignoux en étudie le fonctionnement dans L’Emploi du temps et Degrés, de Butor, et surtout dans l’archétypal Passacaille — le bien nommé si l’on songe aux variations de Bach — de Robert Pinget. Elle y relève la dynamique d’un procédé où la répétition est intrinsèquement variation et progression :
le texte est tissé de tous ces refrains intercalés et mélangés. Les refrains peuvent être exactement répétés, légèrement modifiés […].
16Caractérisé par sa visibilité le refrain apparaît clairement comme une unité, il forme un signifiant global qui est plus que chacun de ses éléments pris séparément : le signifié de répétition1.
17Passacaille, exemple limite, indexe refrain et récriture en récursivité, l’un appelant l’autre. Le syntagme « centième redite » revient en ritournelle pour rappeler que le locuteur se répète. A‑Cl. Gignoux relève cette construction comme une « merveille de feuilleté » rappelant que « le signifié de répétition du refrain dans sa globalité exprime la répétitivité et que, d’autre part, le signifié simple de cette occurrence met en relief la répétitivité du discours du narrateur dans les autres refrains ». De cette architecture subtile, enchâssée et cependant d’une dynamique motile se dégage une véritable esthétique de l’écriture : l’écrit devient le sujet de l’écrit, matière sacralisée s’autoengendrant dans une répétition variante obsessionnelle. D’où la thèse d’A‑Cl. Gignoux : la caractéristique principale, celle qui fédère les nouveaux romanciers en ce qui, à défaut d’être un groupe, est une tendance, c’est manifestement une esthétique des récritures qui, de chant en contrechant, vise à l’expression d’une poétique pure. Travail d’orfèvre sur un signifié qui prend source dans son architecture, le roman nouveau ne peut se satisfaire du seul espace du livre : la récriture devient proliférante et s’étend à son macrotexte2. Sur ce point, et de la même manière qu’elle l’avait fait pour définir l’intratextualité, A‑Cl. Gignoux délimite le sujet, rappelant qu’une récriture macrotextuelle ne peut en aucun cas se confondre avec l’unité thématique ou stylistique inhérente à tout auteur. Elle entend par récriture macrotextuelle « la réapparition, d’un roman à l’autre, de marques matérielles de récriture : des éléments formels repris et indexés ». Elle retient deux types de récriture macrotextuelle : la récriture formelle (autocitation) et la récriture anecdotique (reprise de la même histoire).
18Intéressante pour marquer la distance que l’écrivain pose entre lui écrivant et son œuvre déjà écrite, l’étude de Intervalle, de Butor, en tant que récriture macrotextuelle de Description de San Marco.
19On y voit Butor appliquer à l’autocitation intra- et macrotextuelle les mêmes techniques que lorsqu’il se livre à une récriture intertextuelle : découpage/collage, décontextualisation. Il semble alors que l’important ne soit pas ce qui est cité mais le fait même de citer que cela soit soi-même ou autrui. Il s’agit donc bien d’une recherche en matière d’écriture. Il apparaît, là encore, que la récriture qu’elle soit inter, intra- ou macrotextuelle en revient toujours à elle‑même en tant que variation sur le matériau écrit.
20Si Butor compose tout un appareil pédagogique pour que son lecteur le suive (par exemple, il précise clairement le rapport entre Intervalle et Description de San Marco), Pinget, lui, beaucoup plus ludique, fonctionne, comme un jeu de piste, en allusions et clin d’œil (« rappelez‑vous la pension qu’il avait fondée… »).
21C’est par la récriture anecdotique, si typique chez Marguerite Duras, qu’on peut rattacher cette auteure au Nouveau Roman. Si on ne trouve pas de traces d’intertextualité chez elle, en revanche elle pratique la récriture intra et surtout macrotextuelle de manière hyperbolique.
22Deux grands ensembles caractérisent son œuvre : un à tendance autobiographique et un second qui commence avec Le Ravissement de Lol V. Stein. Dans ce dernier groupe de cinq romans, Duras se livre à une récriture systématique du contenu (personnages, anecdotes, intrigues) mais aussi des signifiants mêmes. Cette récriture se veut réflexion sur la mémoire et sur la mémoire de l’écrit avec une surenchère sur l’importance du déjà-écrit, du déjà‑lu : « l’histoire de cet amour, les Voix l’ont sue, ou lue, il y a longtemps. Certaines s’en souviennent mieux que d’autres. Mais aucune ne s’en souvient tout à fait et aucune, non plus, ne l’a tout à fait oubliée. ». Aussi, s’il est possible de lire chaque livre indépendamment, l’enrichissement apporté par le macrotexte est indéniable.
23La récriture de Simon, anecdotique et formelle à la fois, se compose des mêmes références et du même contenu anecdotique : description de son enfance, la guerre civile espagnole et la déroute française de 1940. On peut parler d’une récriture de la « substance du contenu », puisque la totalité de son travail repose sur un même noyau anecdotique. On peut aussi parler d’une récriture de la « substance de l’expression » puisqu’il retravaille les mêmes passages. Par exemple Histoire expose une journée du narrateur de retour dans sa ville natale et sa famille, La bataille de Pharsale se déroule en Grèce où le narrateur s’efforce de retrouver le lieu décrit dans une version latine (on voit là le travail sur la langue…). Les souvenirs de famille constituent une grande part de la narration et on retrouve la description du bureau de l’oncle Charles à six reprises dans La Bataille de Pharsale et quatre fois dans Histoire. La systématicité avec laquelle tous ces romanciers recourent aux différentes formes de réécritures, ensemble ou séparément, est un indice fort de l’intérêt qu’ils témoignent à l’activité d’écriture. La récriture vient alors renchérir cette préoccupation en constituant un retour sur elle-même, ce qu’A‑Cl. Gignoux résume dans la formule : « la récriture de la substance du contenu (c’est‑à‑dire du contenu des romans) procède du fonctionnement autoréférentiel du langage : le discours est son propre référent, il ne parle que de lui‑même ».
24Le Nouveau Roman peut donc se définir par une esthétique de la récriture systématisée (d’autrui, de soi, d’un livre à l’autre ou dans un même livre) puisque, de toute évidence, cette esthétique forme une tendance majoritaire de l’écriture des romanciers étudiés. Mais, si on peut reconnaître un haut niveau de littérarité à cette mouvance, on peut également se demander ce qu’il en est de la réception, par le lectorat, de textes exigeant de sa part un niveau de compétence et d’implication très soutenu. S’interrogeant sur le caractère aléatoire et fragile de cette réception, A‑Cl. Gignoux se propose alors d’étudier ce qu’elle appelle « la pragmatique de la récriture », c’est‑à‑dire les effets sur le récepteur et comment les nouveaux romanciers ont totalement subverti les « actants traditionnels de l’énonciation ».
La pragmatique de la récriture
25Dans sa volonté de manipuler le lecteur, de l’éveiller à une lecture autre, le Nouveau Roman ne pouvait que parvenir à une nouvelle conception des « rapports narrateur/texte/lecteur », à une nouvelle distribution des rôles, puisque les jeux auxquels se livrent les écrivains ont pour effet de totalement pervertir les usages en vigueur en la matière. Pour A.‑Cl. Gignoux, ce pervertissement qui fait éclater les conventions établies a pour objectif de porter à la conscience claire les enjeux de l’écriture.
26Nullement une nouveauté en littérature, la mise en abyme va constituer cependant pour les nouveaux romanciers un excellent champ d’action, en ce qu’elle leur permet de mettre en scène l’objet de leurs préoccupations qui est l’acte d’écrire. On constate d’ailleurs qu’ils recourent fréquemment à cet outil.
27Trois cas de figure seront étudiés : un personnage lit un livre, un écrivain écrit un livre, l’écrivain écrit le livre que nous lisons. On va le voir ces trois figures seront prétexte à une récriture de la substance du contenu, « les idées, le contenu anecdotique du livre englobant sont reproduits ou évoqués dans le livre englobé ».
28Dans L’Emploi du temps de Butor, le fonctionnement de la mise en abyme serait plutôt classique si ce n’est que l’enchâssement est double : à l’intérieur de L’emploi du temps se déroule un roman fictif et réflexif qui est cité par un des personnages. Le rapport entre le roman fictif englobé (Le Meurtre de Bleston) et la réalité fictionnelle de l’emploi du temps va évoluer jusqu’à ce que les deux se confondent. Les personnages sont si influencés par Le Meurtre de Bleston que leur vie devient le reflet de ce roman. La récriture devient alors doublement réflexive. On a là un renouvellement du procédé de la mise en abyme qui résulte directement de ces rapports à la récriture. On a un autre exemple de cet enrichissement avec les récritures « en feuilleté réflexif » des Géorgiques de Claude Simon, où trois héros ont en commun d’écrire un journal autobiographique. L’intéressant dans cette figure, c’est que le narrateur ne se contente pas de citer le texte du journal qui est en train d’être écrit. Il commente les corrections, voire les reproduit (on a un texte biffé) et se livre en fait à ce stylème récurrent du Nouveau Roman qu’est la présence du commentaire métatextuel. Et c’est ce commentaire qui finit par prendre plus d’importance que le texte mis en abyme.
29Même travail dans Quelqu’un, de Robert Pinget. La mise en abyme concerne un livre dans le roman d’une part et, d’autre part, le roman du roman. Le travail de Butor dans La Modification reprend de nouveau cette même obsession de l’écriture en train de se réaliser, ou à venir, ou à répéter, en focalisant toute l’action sur la nature d’un livre à venir. Duras dans Le vice-consul propose aussi une figure d’écrivain. C’est ce type‑là de mise en abyme que privilégie le Nouveau Roman : « faire écrire par le personnage‑écrivain le livre même que nous lisons ». Parce que cette forme rejoint la préoccupation fondamentale des nouveaux romanciers qu’est l’écriture et sa lecture et que, dans cette mise en abyme, l’écriture se constitue comme le sujet même du livre. Ce qui semble intéresser les romanciers dans la représentation du roman en train d’être écrit c’est de pouvoir montrer combien l’écriture « pleinement formative est étroitement mêlée à la réalité ». C’est dans cette optique qu’ils se plaisent à conter « l’aventure de l’écriture ».
30Écrire, récrire, c’est feuilleter l’infini des possibles. Ce tournoiement, cette manipulation des acteurs remet en jeu la stabilité des héros et celle des narrateurs. C’est un des points communs des nouveaux romanciers que cette déstabilisation générale des usages narratifs. Les différentes récritures facilitent un jeu constant de glissement des fonctions : l’acteur (le personnage) de même que l’actant (le narrateur), subissent toutes sortes de variations créant un profond sentiment d’incertitude. Ces glissements réitérés constituent ce qu’A.‑Cl. Gignoux appelle des perversions actoriales et actantielles. À titre d’exemple elle relève l’usage qu’en fait Pinget dans Passacaille et dans Le Libera.
31Les récritures successives qui s’y déploient permettent d’interchanger les acteurs. Ainsi, dans Passacaille, la même action « mourir et s’affaler sur le tas de fumier » est‑elle accomplie, au gré des récritures, par sept acteurs différents, l’action restant la même. On observe un jeu de construction/déconstruction à plusieurs entrées : en effet, si, dans les variantes évoquées ci‑dessus, il y a un prédicat (mourir et s’affaler) qui reste un invariant, on peut également trouver des récritures où l’élément invariant va brusquement devenir une variante et un autre invariant devra être créé.
32Dans Passacaille encore l’exemple du canard apporté dans la cuisine illustre cette idée : ce ne sont pas seulement les acteurs qui changent mais aussi les prédicats. L’action initiale était de poser le canard sur la table de la cuisine, fouiller le tiroir puis l’armoire. Au fil des récritures il va y avoir des variations d’acteurs (cinq) sur lesquelles se grefferont des variations de circonstances de l’action (la fouille n’aura pas lieu à cause de la présence d’un témoin, quelqu’un aura donné l’argent à l’enfant…). Bref, à force de déplacement des variants en invariants et vice versa, on en vient à des récritures où le canard n’apparaît même plus. Les récritures de Le Libera créent un flou énonciatif général où, dans une temporalité tout aussi floue, nous sont relatés des faits et des énoncés pareillement instables. Il n’y a pas de souci du vraisemblable. L’important est de répéter en variant, le seul effet poursuivi étant l’égarement du lecteur qui ne peut se raccrocher à aucune illusion référentielle.
33Il faut noter ici qu’aucune des variantes n’a de sens ni de rôle dans la narration si elle est prise indépendamment. Chaque élément n’a aucune existence autonome. Le fonctionnement sémiotique particulier de la récriture impose de considérer globalement l’ensemble de l’anecdote récrite. L’effet produit à réception est le trouble et l’égarement. Classique de la littérature, mais, là encore, poussé dans ses limites par les nouveaux romanciers, le glissement actantiel vient pervertir la stabilité des voix narratives. La récriture, qui vise à mettre le lecteur à la fois en instabilité et en état de veille, recourt abondamment au feuilletage des niveaux narratifs, témoignant ainsi d’un jeu de cache‑cache avec le lecteur. L’ambiguïté du statut énonciatif s’inscrit naturellement dans la récriture dont le concept englobe les perversions actantielles. Chaque glissement à ce niveau suppose une remise en question du récit traditionnel, une tension à l’extrême du pacte scripturaire qui unit le scripteur au lecteur. Butor associe directement les concepts de récriture et de variation actantielle dans le roman Degrés qui comporte trois parties censées être écrites par trois narrateurs différents (avec un feuilleté à réception, les récits n’étant pas a priori à destination du lecteur), trois parties en cascade et résonances d’un narrateur supposé à l’autre. Simon et Duras usent abondamment du même procédé qui déstabilise le lecteur. Dans La Route des Flandres, le narrateur à la première personne est relayé après vingt pages par un personnage essentiel dont on se rend compte qu’il coïncide avec le narrateur. Mais la saisie n’est pas fixe et on assiste à des dérapages, à une alternance du « je » et du « il » plaçant le narrateur, et le lecteur, entre distanciation et adhésion. Pas vraiment rattaché au Nouveau Roman, L’Amant de Duras se rattache pourtant pleinement au travail commun à tous les nouveaux romanciers sur la récriture. Récriture macrotextuelle — le roman se définissant comme la récriture des romans antérieurs — le roman est écrit à la première personne par une narratrice âgée, mais celle‑ci se met souvent en scène enfant à la troisième personne et use de périphrases pour se désigner (« la jeune fille du bac »), puis des pages entières sont écrites à la troisième personne comme si ni la jeune fille ni la narratrice n’existaient plus. C’est en fait le passage d’une saisie à l’autre, comme chez Simon, qui provoque une rupture et un effet d’étonnement où on ne comprend plus où se situe le narrateur entre distanciation et adhésion. Par ces exemples l’auteur souligne à quel point la variation actantielle est liée à la récriture et ce qu’y apporte cette association, comment ces deux techniques s’enrichissent l’une de l’autre. La variation actantielle vient dynamiser la récriture : par le changement de point de vue qu’elle apporte, elle évite qu’on tourne en rond dans une répétition clonique. La variété des saisies pour représenter un même fait aura ainsi mis en valeur toute la richesse de la variation actantielle quand elle s’allie à la récriture. On atteint, comme on l’a vu, un épais feuilleté actantiel — et on sait que plus le niveau est grand plus il témoigne d’un haut niveau de littérarité — qui montre combien la récriture peut être inattendue et la récriture avec variation actantielle imprévisible. On se rapproche donc ici d’un stylème de littérarité singulière circonscrite aux nouveaux romanciers. En exploitant systématiquement la récriture les nouveaux romanciers ont enrichi le procédé. On peut dire que la récriture est renouvelée par le jeu des actants et des acteurs qui autorise une infinie complexité. L’apport du Nouveau Roman dans ce domaine excède une simple remise en cause des schémas narratifs. Les récritures intratextuelles reposant sur un schéma combinatoire répétition/variation allié à des manipulations actoriales et actantielles témoignent de la technicité mais aussi de l’humour avec lequel ces romanciers envisagent l’écriture. Elles marquent aussi le rapport de complicité et d’estime qu’ils veulent entretenir avec un lecteur malmené mais guidé hors des sentiers battus. Une complexité telle que le lecteur réagit à l’effet de contremarquage qui se produit lorsque la récriture cesse pour laisser la place au récit singulatif voire au silence. Pour l’auteur, cette thématisation de l’impuissance de la récriture par contremarquage signale que la récriture possède en elle-même sa fin.
34L’absence de récriture constitue donc avec les autres jeux énonciatifs, comme les variations d’actants, à changer pour le lecteur le rôle du narrateur qui, de personnage actoriel devient une véritable entité actantielle : le macronarrateur.
Le macronarrateur est cette entité narrative actantielle, sinon actoriale, qui s’inscrit matériellement dans l’œuvre. C’est sur des marques tangibles, concrètes, que l’on établira l’existence, dans telle ou telle œuvre, du macronarrateur : une instance narrative qui, dépassant les limites de l’œuvre, s’étend au macrotexte.
35Dans le chapitre consacré au macronarrateur, A.‑Cl . Gignoux reprend ses analyses de Pinget, Simon, Duras pour démontrer que le macronarrateur est une figure consensuelle de la récriture.
36Quelqu’un, de Pinget, indexe de manière réitérée la présence d’un macronarrateur : par allusion à d’autres textes que le narrateur aurait écrits et, surtout, par des indices révélateurs que les livres en question sont bien ceux de Pinget : reprise de l’incipit de L’inquisitoire, allusion à son caractère d’inventaire, autocitation de Baga. Le macronarrateur se construit ici dans un schéma de constante relecture et récriture en renvois incessants d’un roman à l’autre. Chez Simon c’est frappant, surtout dans Les Géorgiques où le héros se présente bien comme l’auteur d’autres livres de Simon, évoquant la débâcle de 19403. Par contre le macronarrateur reste curieusement à la troisième personne ; il ne serait donc pas a priori le narrateur, mais le narrateur n’est pas non plus le personnage. Ambiguïté… Cette subtile confusion des rôles, cette présence fantomatique d’un narrateur aux contours mal définis, plongent le lecteur dans la perplexité : preuve s’il en est que les manipulations actantielles remplissent bien leur fonction de déstabilisation. L’œuvre de Duras se compose de grands ensembles reliés les uns aux autres par des « passerelles de récriture ». L’auteur y décèle des codifications de référence macrotextuelle qui relèvent de la sacralisation du déjà écrit. En effet il est fait référence à d’autres personnages, situations, objets4 toujours cités en comparaison avec ceux « du livre », l’article défini laissant supposer que tout le monde doit connaître le livre en question. Il s’avère d’ailleurs que le livre autocité n’est pas toujours le même et que seule une bonne connaissance du macrotexte durassien permette de s’y retrouver. Il n’en reste pas moins que ce flux et ce reflux confèrent une espèce de magie du macrotexte en contrechant. Parce qu’il est indexé par une macronarratrice le fonctionnement du macrotexte crée des valeurs spécifiques : garantie de l’authenticité autobiographique, création d’un panthéon des personnages dont l’existence dans le macrotexte fait des héros récurrents de légende5, formation d’un corpus de mots ou périphrases sacralisés par la récriture. A.‑Cl. Gignoux se plaît à analyser le complexe empilement dont est composée la macronarratrice. Une composition en remontée et descente d’un niveau actantiel à l’autre, en une héroïne qui parle et qui agit, une narratrice non nommée qui peut être la même que l’héroïne, une macronarratrice qui a écrit tous les livres et une quatrième présence représentée par le complexe « elle », peut-être, mais rien n’est sûr, l’être réel qu’est Duras elle‑même. Le discours macrotextuel et son macronarrateur supposent une qualité de lecteur vigilant et éclairé. Ces pratiques exigent beaucoup du lecteur.
37En couches successives, Anne-Claire Gignoux nous a montré par quelles voies la récriture parvenait à une surtension du pacte scripturaire et à un déplacement vers une plus forte littérarité. Elle démontre aussi que, par la surenchère de la voix du macronarrateur, qui est un actant fictif, le lecteur est renvoyé à une réalité extra-linguistique et non fictive : celle des livres écrits et publiés. Outil à la fois ludique et subversif, la récriture fonctionne, entre répétitions et variantes, comme un jeu codé dont on peut, de manière aléatoire, modifier les règles par toutes sortes de manipulations et dévoiements des instances narratives. Elle se révèle un jeu intellectuel où le lecteur déstabilisé est invité à s’investir totalement. Dans sa multiplicité, pourtant, elle ne renvoie qu’à son inévitable verso : l’écriture.
38L’écriture qui est, on le sait, la préoccupation majeure du Nouveau Roman. C’est donc bien par ce biais, et nonobstant leurs différences, qu’on peut déterminer un stylème commun aux romanciers de ce mouvement. C’est effectivement ce caractère obsessionnel, cette passion pour l’écriture qui les pousse dans la récriture. De là cet intérêt pour le déjà écrit et donc sa lecture. La récriture a alors pour enjeu d’inscrire la lecture dans le texte. Sorte de communion avec le lecteur la récriture réinvestit l’écrit, celui d’autrui, le sien propre. Le déjà écrit devient alors le lu, le connu, donc matière d’échange avec le lecteur et matière à répétition/progression pour le scripteur, lecteur et rescripteur de lui‑même. Retour sur l’écriture, la récriture demeure dans l’intraréférentialité. Mais elle ne fonctionne pas en boucle, plutôt en spirale s’enroulant sur elle‑même tout en s’éloignant de son centre en échappées successives. Elle fait entendre une polyphonie du narrateur au macronarrateur où se mêle une profonde jouissance de l’écriture.
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39Hautement littéraire par sa technicité complexe et erratique, la récriture est un phénomène qui reste soumis à la réception, une réception difficile et aléatoire. C’est un des enjeux les plus risqués des nouveaux romanciers que cette exigence d’un lecteur hautement compétent, faute de quoi tout un pan de littérarité s’échappe.