Rouvrir le débat sur l’adaptation : Kamilla Elliott et les rapports entre le roman et le cinéma
1Dans son importante préface à Hollywood à l’écran intitulée : « Pour une poétique des films », Marc Cerisuelo invoque Albert Laffay (dans Logique du cinéma) et Julien Gracq (dans En lisant en écrivant) pour écarter la question de l’adaptation où il voit une « fausse fenêtre dans l’appréciation des liens constitutifs qui unissent le littéraire et le filmique1 ». Manière de déblayer un terrain longtemps obstrué par une problématique qui ne semble avoir connu aucun renouveau depuis de longues décennies — preuve en est que « Pour un cinéma impur : défense de l’adaptation » d’André Bazin qui date du début des années 1950 reste aujourd’hui encore la référence théorique la plus communément citée. Un tel appel à renouveler l’étude des rapports entre l’écrit et l’écran s’impose comme salutaire. Il fait d’ailleurs écho à toute une série de violentes critiques adressées, en Angleterre ou aux États-Unis, à la théorie de l’adaptation : dans Novel to Film, Brian McFarlane note qu’au vu de près de cinquante ans de réflexion théorique sur l’adaptation, il est déprimant de constater le caractère limité de ce qui s’est écrit à ce sujet2 ; dans « Beyond Fidelity: The Dialogics of Adaptation », Robert Stam dénonce la dimension moraliste qu’implique une approche en termes de fidélité3 ; dans « Twelve Fallacies in Contemporary Adaptation Theory », Thomas Leitch insiste sur les impasses auquel se heurte ce champ disciplinaire, où pullulent les études de cas et qu’obèrent tout un ensemble d’a priori théoriques jamais remis en cause (notamment l’idée que les différences entre texte littéraire et texte cinématographique sont enracinées dans les propriétés fondamentales de leur médiums respectifs, autrement dit que le premier est d’essence verbal et le second d’essence visuelle, ou encore que les romans offrent des personnages à la psychologie plus complexe) ; plus récemment encore, dans « The Persistence of Fidelity: Adaptation Theory Today », J. D. Connor rappelle que, près d’un quart de siècle après l’article que Dudley Andrew a consacré à l’adaptation dans son Concepts in Film Theory (Oxford University Press, 1984), Linda Hutcheon s’est à son tour élevée contre l’orthodoxie critique observée dans ce domaine4 et qu’en 1984 déjà, Christopher Orr a appelé, en raison des impasses théoriques que soulevait le discours sur la fidélité, à un moratoire sur les études consacrées à l’adaptation5.
2Bref, les critiques se révèlent, on le voit, bien plus violentes encore dans le champ des études anglo-saxonnes. Mais c’est que la réflexion sur l’adaptation y occupe, aujourd’hui encore, une place beaucoup plus centrale qu’en France, où cette question a quasiment disparu des préoccupations aussi bien des spécialistes du cinéma que de leurs collègues littéraires, si ce n’est sous forme d’études ponctuelles consacrées à tel ou tel cas de transposition à l’écran. Car quoi qu’il en soit de la sévérité avec laquelle on juge la production intellectuelle consacrée à cette question, l’adaptation reste bien en Angleterre comme aux États-Unis un sujet d’étude extrêmement dynamique. Les reproches adressés débouchent, pour la plupart, sur des propositions visant à renouveler le champ : Robert Stam, dont les ouvrages (Reflexivity in Film and Literature: From Don Quixote to Jean-Luc Godard en 1985, Literature Through Film: Realism, Magic, And The Art Of Adaptation en 2004 et François Truffaut And Friends: Modernism, Sexuality, And Film Adaptation en 2006) occupent une place très importante, a notamment proposé de voir dans le passage de l’écrit à l’écran moins une tentative pour ressusciter en images une œuvre première qu’un processus d’échanges complexes entre textes et pratiques discursives, selon une logique de dissémination qu’il désigne, s’inspirant notamment de Bakhtine, du terme de « dialogisme intertextuel ». De même, Thomas Leitch prend-il acte des limites théoriques constatées afin d’appeler (relayant ainsi les propositions de Dudley Andrew en faveur d’une réflexion sur l’adaptation élargie aussi bien sous son angle sociologique que sous son angle esthétique) à libérer le champ de ses contraintes institutionnelles, dont l’effet est de contraindre à défendre la littérature de la production cinématographique de masse et à valoriser la maîtrise auctoriale, preuve d’originalité, dans un climat général qui leur est hostile, afin de l’inscrire dans un domaine plus large qu’il nomme « Textual Studies », où la réflexion sur l’adaptation se confondrait avec les études littéraires et cinématographiques sans avoir à régler le différentiel de légitimité opposant les deux arts depuis toujours. Dans les études de langue anglaise, l’adaptation n’appelle donc de si virulentes critiques que parce qu’elle reste aujourd’hui encore l’un des domaines qui suscite le plus d’intérêt et de publications là où en France la réflexion théorique qui lui est consacrée s’est peu à peu éteinte au point de la faire apparaître comme cette « fausse fenêtre » que dénonce à juste titre Marc Cerisuelo. Sujet ringard au-deçà de la Manche ou de l’Atlantique, débat théorique intense au-delà.
3Or l’énorme corpus bibliographique disponible en langue anglaise reste relativement méconnu — assez rares sont les chercheurs de langue française qui en intègrent les apports, tel Jan Baetens dans son excellent ouvrage consacré à la novellisation6. Deux raisons à cela : d’une part l’absence de traductions disponibles, qui témoigne du repli national des études littéraires et cinématographiques — alors même que des chercheurs comme Tom Conley, Jeffrey Kline ou Robert Stam proposent sur Renoir, Truffaut, Godard, Resnais, Rohmer, et d’autres des travaux de premier plan —, d’autre part (et à défaut de traductions dont on sait qu’elles rebutent les éditeurs dans le domaine des sciences humaines) le manque de diffusion sous forme de comptes rendus, de commentaires ou de références à la réflexion menée à l’étranger. L’entreprise serait assez considérable, car l’on sait que depuis le grand classique de George Bluestone en 1957, Novels into Film7, véritable pierre de touche des études sur l’adaptation en anglais, ont déferlé deux importantes vagues de publication, tout d’abord durant les années 1970, où ont paru coup sur coup les ouvrages de Robert Richardson, d’Edward Murray, de Geoffrey Wagner, d’Alan Spiegel, de Johan Harrington, de Morris Beja, et de Keith Cohen8, puis durant les années 1990 où paraissent (outre Adaptations as Imitations de James Griffith et Novel to Film : An Introduction to the Theory of Adaptation de Brian McFarlane9) nombre de collectifs, qu’il serait trop long de citer exhaustivement, mais on l’on peut signaler : Adaptations : From Text to Screen, Screen to Text, dirigé par Deborah Cartmell and Imelda Whelehan, et Film Adaptation, dirigé par James Naremore10. Les apports les plus importants proviennent toutefois de travaux relativement récents, tous attachés à renouveler entièrement l’approche des liens entre texte littéraire et image audiovisuelle : dans Film Hieroglyphs, Tom Conley s’est ainsi intéressé à toutes les manières dont l’écriture (sous sa forme alphabétique ou iconique) est présente dans le cadre de l’image en mouvement, l’inscription d’éléments graphiques ouvrant à une forme particulière de lecture de l’image ; dans Screening the Text, T. Jefferson Kline a développé une théorie extrêmement fine et productive de l’intertextualité à l’œuvre dans les films des auteurs de la Nouvelle Vague ; la même année (en 2006), Robert Stam et Linda Hutcheon ont proposé des modèles d’analyse propres à favoriser un élargissement de la perspective, le premier en prenant pour objet ce qu’il nomme le « transtexte » que forment les romans, carnets, et films créés autour du trio amoureux d’Henri-Pierre Roché, Helen Grund et Franz Hessel, de leurs doubles littéraires et du réalisateur François Truffaut, la seconde en analysant l’adaptation comme un phénomène de transformations sans limites, incluant l’opéra, le ballet, les comédies musicales, la radio, les feuilletons télévisés, la bande dessinée, la chanson, les comédies musicales, ou encore les parcs à thèmes ; enfin, très récemment, Laura Marcus s’est intéressée dans The Tenth Muse aux effets qu’eut l’invention du cinéma sur la production littéraire au début du siècle et plus largement sur la culture et l’esthétique de l’époque qui dut faire place à ce nouvel art et subit en retour son influence, ainsi qu’en témoignent à la fois les critiques consacrées au cinéma des premiers temps et l’appropriation de cette dixième Muse par la littérature11.
4Mais c’est à Rethinking the Novel/Film Debate de Kamilla Elliott que je m’intéresserai ici — plus précisément aux premiers chapitres de son ouvrage —, parce qu’y est interrogé de manière plus précise qu’ailleurs l’un des postulats du discours sur lequel reposent beaucoup des études sur l’adaptation, à savoir la différence absolue des deux systèmes sémiotiques, mots d’un côté, images animées de l’autre.
5Repartons, pour préciser l’enjeu de la réflexion développée par Kamilla Elliott, d’un célèbre article de Seymour Chatman : « What Novels Can Do that Films Can’t (and Vice Versa) »12. Y est posée, au sujet de la description (appliquée à « Une partie de campagne » de Maupassant et son adaptation par Renoir), ce qui distingue l’assertion de la simple présentation : au cinéma, les choses qui nous sont décrites ne le sont pas sous forme d’assertions (sauf si un narrateur intervient par le biais de la bande-son, mais il s’agit alors d’un commentaire verbal, c’est-à-dire d’une description par assertion de nature littéraire transposée au cinéma), en sorte qu’un film ne décrit pas réellement le décor ou l’action mais les présente ou plutôt les dépeint. Preuve en est qu’un gros plan au cinéma, même s’il est porteur d’une intention manifestement descriptive, n’interrompt pour autant jamais le cours du temps — nous avons bien la sensation que nous partageons toujours le temps du personnage —, contrairement à ce qui se produit dans un texte. Le gros plan sur le doigt amputé du Professeur Jordan dans Les 39 marches de Hitchcock a ainsi une fonction herméneutique plus que descriptive. Même un plan gelé, où une image se voit immobilisée à l’instar d’une photographie projetée, n’a pas nécessairement un effet descriptif — pensons au plan final du jeune Antoine Doinel sur la plage dans Les Quatre cents coups. Seymour Chatman y voit moins une description qu’une espèce d’« itération congelée » du comportement futur du héros. Quelle raison y a-t-il à cela ? C’est que la marche du temps, dans un texte, résulte d’une construction imaginaire du lecteur à l’aide de mots, autrement dit de symboles abstraits, alors qu’elle résulte dans un film d’un processus iconique et ne peut se dissocier du mouvement même des choses à l’écran : à partir du moment où cette illusion de mouvement temporel est amorcée, même les temps morts, les moments où rien ne bouge à l’écran sont ressentis comme faisant parti d’un tout temporel — « just as the taxi meter continues to run as we sit fidgeting in a trafic jam. » Renouvelant l’axiome théorique posé par Siegfried Kracauer dans Theory of Film pour qui chaque médium a sa nature spécifique et favorise certaines formes de communication au détriment d’autres, Seymour Chatman distingue à son tour la littérature et le cinéma à l’aide de deux concepts qui rendent compte de leur nature propre : « assertion » et « depiction », que l’on pourrait traduire par « assertion » et « exposition ».
6Mais quelle que soit la pertinence d’une telle analyse (que Thomas Leitch conteste assez longuement dans « Twelve Fallacies in Contemporary Adaptation Theory »), son principal défaut est de conduire à réduire la littérature et le cinéma à ce qui serait leur nature propre : le médium linguistique d’un côté, le médium visuel de l’autre. Tout l’intérêt de la réflexion proposée par Kamilla Elliott est de se placer au cœur du paradoxe qui résulte d’un tel axiome et de montrer que les théoriciens qui s’intéressent aux rapports littérature/cinéma supposent à la fois que ces deux arts relèvent de systèmes sémiotiques radicalement différents, mais qu’il s’agit néanmoins de deux arts frères, ayant en commun tout une série de sources, de stratégies narratives ou de valeurs, et s’adressant au même public.
7Le premier geste de Kamilla Elliott consiste à déplacer les repères théoriques d’ordinaire employés et à revenir aux sources mêmes du débat entre mots et images tels qu’il se pose à nous, c’est-à-dire à la fameuse distinction que Lessing fait entre la poésie comme art temporel et la peinture comme art spatial. Une telle distinction vise à faire pièce à la théorie selon laquelle ces deux arts sont frères, selon un système d’analogies fréquemment résumé par la formule de Simonide de Céos : « La peinture est une poésie silencieuse et la poésie une peinture qui parle ». D’emblée sont ainsi fixées les deux positions entre lesquelles oscille toute la réflexion sur le dialogue entre littérature et cinéma : d’un côté, insister sur les différences qui séparent conceptuellement les deux arts ; de l’autre, mettre en valeur les analogies qui les unissent et favorisent leurs échanges continuels.
8Repartant du chapitre 18 du Laocoön où Lessing met au défi le courant analogique dominant du discours sur les rapports entre les arts et oppose la poésie comme art d’essence temporelle (devant par conséquent se limiter à la représentation d’actions) et la peinture comme d’essence statique et spatiale, Kamilla Elliott s’emploie à montrer ce que le débat qui nous intéresse doit à ces réflexions sur les rapports entre poésie et peinture. Différents théoriciens répercutèrent au début du xxe siècle l’appel de Lessing à éviter les analogies trompeuses qui nous conduisent à penser un art sur le modèle d’un autre — ainsi un critique comme Irving Babbitt dénonça-t-il dans les adaptations des « confusions » entre deux formes d’arts dans un ouvrage intitulé : New Laocoön (1910) ; René Wellek et Austin Warren présentèrent dans un chapitre de leur célèbre Theory of Literature (1942) consacré à « La littérature et les autres arts » toute forme d’analogie entre arts comme de « vagues métaphores » totalement invérifiables. Le dogme fut établi dans le domaine des études cinématographiques par George Bluestone dans Novel into Film (1957), où dans un chapitre intitulé : « The Limits of the Novel and the Limits of the Film », le modèle hérité de Lessing servit à établir que le roman est par essence conceptuel, linguistique, discursif, symbolique, autrement dit lié au temps, alors que le film est perceptif, visuel, représentationnel, littéral, bref lié à l’espace. « The film and the novel (should) remain separate institutions, each achieving its best results exploring unique and specific propreties », en concluait Bluestone, fixant ainsi pour longtemps un axiome essentiel en ce domaine — on trouverait du côté français, notamment chez François Truffaut, quantité de déclarations tendant à justifier le peu de cas que l’on doit faire des adaptations tirées de pièces ou de romans prestigieux, conformément à la célèbre maxime de Béla Balázs : « You can’t make a good film from a good movie. » Peu à peu s’est mise en place une doctrine implicite (un « celluloid Laocoön », ainsi que l’écrit Kamilla Elliott), fixée par Dudley Andrew qui distingua le cinéma et la littérature en deux systèmes sémiotiques absolument différents, comme si un roman se réduisait aux mots et un film aux images
9Il existe en quelque sorte une guerre entre signes linguistiques et images. Une guerre théorique tout du moins, car dans les faits, l’hybridation est une constante, ainsi que le montrent les dialogues sous forme de cartons à l’époque du cinéma muet (cas exemplaire de fusion entre les mots et les images, le graphisme et le graphique, ainsi que nous le verrons un peu plus loi) ou les romans illustrés, fort en vogue au xixe siècle. Loin de voir dans ces deux exemples une quelconque validation de la thèse différentialiste (laquelle assimile les cartons ou les illustrations à des moments de stase, des distractions par rapport au récit ou au déroulement des scènes), Kamilla Elliott souligne la complexité des échanges à l’œuvre. Dans le cas du cinéma muet, elle note tout d’abord l’importance des pratiques d’intertitrage, le plus souvent méprisées, alors qu’elles concernent aussi bien le théâtre, la peinture, l’opéra, le ballet, les synopsis de mimes, les journaux, ou encore les divisions capitulaires des romans, que le cinéma lui-même, puis rappelle que l’intertitrage des films muets produits par les studios Edison sont des tableaux qui peuvent être signés en bas à droite du cadre, autrement dit qui ne sont absolument pas réductibles à un rôle purement fonctionnel (telle que le serait une didascalie dans une pièce de théâtre) mais tendent à être une image eux-mêmes. Mais c’est l’analyse de la vogue des romans illustrés qui s’avère la plus intéressante sur ce point. En effet, en dépit de ce qui divise les deux domaines, jugés rivaux, une série d’analogies conduit alors à penser la prose sur le modèle de la peinture, selon la règle d’or de la littérature narrative : ut pictura poesis — une recension d’Oliver Twist établit ainsi l’équivalence suivante : « What Hogarth was in painting, such very nearly is Mr. Dickens in prose fiction » —, et à conférer aux illustrations les plus prisées la valeur d’un commentaire apporté au texte. Vanity Fair, dont l’auteur, Thackeray, est à l’origine à la fois du texte et des illustrations, est sous-titré : « Pen and Pencil Sketches of English Society », la plume et le pinceau relevant ici tous deux d’un même art, même s’il y a préséance de « Pen » (« Pencil » est un dérivatif). La plupart des commentateurs de l’œuvre de Thackeray exploitent les analogies entre la prose et la peinture : les descriptions sont jugées comme de véritables portraits, le livre apparaît comme une esquisse (canvases), etc. Kamilla Elliott note toutefois que dans les dernières décennies du xixe siècle, on insiste moins sur les liens harmonieux entre la plume et le pinceau : là où l’on admirait une collaboration, on parle à présent d’une rivalité. L’illustration du livre d’art connaît un important succès, mais l’image n’est plus alors au service du texte : elle se veut une création jouissant d’une valeur singulière, propre à éclipser les mots plus qu’à les illustrer. Henry James insiste sur l’autonomie de la création romanesque, jugeant l’analogie entre l’art du peintre et celle du romancier complète, au sens où la prose serait enfin parvenue à concurrencer entièrement la peinture : le roman est dès lors décrété suffisamment pictural pour se passer de l’illustration. Au début du xxe siècle, on valorisera encore les illustrations pour leur valeur sémantique, leur capacité à commenter le texte plus que pour leur valeur picturale, avant que le procédé ne disparaisse des romans écrits pour les adultes, non en raison de l’évolution des modes ou des techniques (l’illustration prolifère en effet partout, dans la littérature pour enfants, les encyclopédies, les magasines, les affiches, les films d’animation, internet…, sauf dans le roman), mais en raison du regain de rigueur catégorielle que l’on observe de manière générale. Le point essentiel est que le reflux de l’illustration dans le domaine de la fiction narrative rend compte aussi d’effets similaire du côté de l’image animé. Le retour à une division stricte entre littérature et peinture a, en effet, des effets directs sur l’évaluation que l’on fait du cinéma comme art : ainsi Virginia Woolf établit-elle que le roman, de nature linguistique, s’adresse au cerveau, alors que le film répond au sens et à l’œil.
10Kamilla Elliott insiste néanmoins sur l’intérêt qu’offrait les illustration en prenant pour objet privilégié les capitales dessinées des débuts de chapitre dans Vanity Fair, forme achevée de « penceling of the pen » : s’y entremêlent de manière complexe et fascinante le verbal et le pictural. Le graphème devient alors graphique, les deux éléments de déployant à égalité, certains lettres devenant le cadre même du dessin et contribuant à isoler l’illustration à laquelle elle participent directement — s’agit-il alors encore de lettres devenus dessins ou de dessins contenus dans des lettres ? Cette forme de double articulation des capitales remet en cause les distinctions catégorielles entre le verbal (de nature temporelle) et le visuel (de nature spatiale). D’autres capitales contredisent, quant à elles, l’opposition théorique entre l’arbitraire des graphèmes (conventionnels) et l’iconicité des représentations graphiques (mimétiques) : les lettres forment alors un signe peint mimétique (tel un « o » représentant une lune).
11On peut interpréter cette hybridité verbale et visuelle de différentes manières. J. Hillis Miller y voit un combat, une rivalité plus qu’une plénitude harmonieuse : il y a certes un élément pictural dans chaque lettre et un élément linguistique dans chaque dessin, mais c’est là le fait d’une double nature irréconciliable. Là où les critiques de 1856 voyaient une plénitude, Miller développe le présupposé de la critique structuraliste concernant l’irréductibilité entre les mots et les images, qui appartiendraient à des systèmes en conflit parce que juxtaposés mais sans traduction complète possible entre l’un et l’autre. Une image se signifie elle-même, une phrase aussi et les deux systèmes seraient condamnés à se côtoyer sans jamais se mêler réellement… La lutte pour la domination entre le linguistique et le pictural est longtemps apparue inévitable : W. J. T. Mitchell semble lui-même partager cet avis, alors même que ses travaux ont montré que l’opposition entre le mot et l’image est culturellement construite.
12À l’opposé d’une telle approche, Kamilla Elliott avance que les rapports entre roman, illustration et cinéma se révèlent plus complexes que nous ne l’imaginerions. Elle rappelle ainsi que l’année qui suivit l’adaptation de Wuthering Heights par la MGM, il se vendit plus de copies du roman qu’en près de 100 ans entre la publication du roman et la sortie du film. Une enquête de 1985 montra que 46% des spectateurs avaient acheté ou emprunté le livre comme résultat direct du visionnage de l’adaptation télévisuelle, ce qui contredit tous les discours catastrophistes sur les menaces que l’illustration et le cinéma feraient courir à la littérature. Il s’avère que les consommateurs ne distinguent pas les différents arts, mais les voient comme complémentaires : la distinction et l’appel à séparer les deux médiums par souci de purisme relève d’un discours élitiste, véhiculé le plus souvent par les artistes ou les universitaires. En réalité, le livre et le film forment très souvent l’équivalent d’un « picture-book » que le public consomme aujourd’hui comme il consommait auparavant les livres illustrés : les films servent en quelque sorte d’illustrations romanesques au xxe siècle, conjointement à toutes sortes d’autres images : photographies, représentations théâtrales, tableaux — le développement de collections dans lesquelles des photogrammes ou des photographies viennent dialoguer avec le texte en est une confirmation.
13C’est ici que le parallèle établi entre le dialogue littérature/peinture d’un côté et littérature/cinéma de l’autre trouve son aboutissement : les images cinématographiques ont, en effet, été identifiées à un langage au xxe siècle de la même manière que la prose romanesque avait été décrétée semblable à la peinture au xixe siècle — identifiées mais aussi (et surtout) distinguées, opposées de la même manière, ces deux gestes n’étant que les deux faces d’une même série de présupposés théoriques.
14Les essais d’Eisenstein ont joué, sur ce point, un rôle essentiel. L’idée d’un langage spécifiquement filmique a conduit le théoricien soviétique à négliger les dialogues des films (qu’il s’agisse de cartons ou de dialogues entendus), jugés de peu de valeur car interférant avec les images, autrement dit avec cet autre langage propre aux images animées qu’est le montage. Cette sorte de division territoriales rappelle bien les débats sur l’illustration de roman au tournant du siècle : de même que Henry James s’opposait au recours à l’illustration identifiée à un rival pictural de cette peinture de forme supérieure qu’est la prose romanesque, de même les réalisateurs et les critiques s’opposent aux dialogues enregistrés comme à des rivaux du langage proprement visuel du cinéma, selon un principe formulé par Rouben Mamoulian : « The less dialogue the better the film… When you cannot express it visually, then you put in words. » Le parallèle se poursuit si l’on compare l’évolution du statut des scénaristes, fort semblable à celle du statut des illustrateurs : après les années 1920 et 1930 qui leur sont favorables, un basculement survient au milieu du siècle où l’écriture du scénario perd son prestige face au travail du réalisateur. Dans les années 1960-1970, Roland Barthes ou Marie-Claire Ropars-Wuilleumier identifient la réalisation et le montage à une « écriture », nommant les films des « textes » et soumettant le cinéma à des méthodes sémiotiques dérivées de la linguistique et des études littéraires. Une telle position théorique a eu pour effet de détourner les spécialistes du cinéma de la partie explicitement parlée des films : dialogues, voix-over, intertitres, sous-titres, paroles de chanson, crédits, mais aussi bien sûr traitements, scénarios, etc.
15Le cas des intertitres tel que l’étudie Kamilla Elliott s’avère particulièrement intéressant : si on y a très souvent vu la faiblesse esthétique du cinéma muet, un signe de l’immaturité narrative de cet art, incapable d’être ce langage universel qu’il prétendait devenir, puisque les mots écrits y sont détachables, donc non indispensables et par conséquent non-cinématographiques, l’auteur de Rethinking the Novel/Film Debate souligne, au contraire, le rôle que les intertitres jouent au cœur même du montage. Car à l’inverse de la thèse qui voudrait que le cinéma soit né comme 7e art à partir du moment où il serait devenu un langage visuel grâce au montage, autrement dit où il se serait détaché de sa dépendance à l’égard du théâtre et de la littérature, l’étude de la production américaine montre une réduction de la longueur et du nombre des intertitres entre la première période muette (avant 1908) et la période intermédiaire (1908-1917), puis une augmentation considérable à la fois en fréquence et en prolixité des intertitres dans la dernière période du muet (1918-1926), au moment où le langage visuel cinématographique se met en place. Des études de cas confirment que dans certains cas, c’est la scène filmée qui peut servir de ponctuation à l’intertitre déployé sous forme d’une longue phrase, dont la syntaxe sert à placer les plans correspondant à ce qui est écrit.
16Qu’en est-il dans ce cadre de l’adaptation ? L’une des thèses importantes d’Eisenstein est que le roman victorien a fourni en grande partie les fondements de l’esthétique cinématographique américaine (voir Film Form), idée que Christian Metz a reformulée dans Le Signifiant imaginaire en avançant que le cinéma classique avait pris la place du roman historique du xixe siècle et remplissait désormais la même fonction sociale (fonction que le roman du xxe siècle, de moins en moins diégétique et représentationnel, avait en grande partie abandonnée). De fait, le roman victorien a été le plus systématiquement adapté à l’écran : Kamilla Elliott recense ainsi plus de 1 500 adaptations cinématographiques et télévisuelles de la fiction en prose de l’époque victorienne (1837-1901), certains classiques ayant été adaptés plus de 100 fois.
17Une fois le constat établi, deux attitudes sont possibles, donnant naissance à deux camps : « those that address contemporaneous cross-fertilizations between novels and films in the twentieth and twenty first centuries and those that discover a cinematic novel before the birth of cinema and press it into an anachronistic argument of historical influence » (p. 113). Claude-Edmonde Magny en France, Keith Cohen (Film and Fiction : the Dynamics of Exchange, New Haven, Yale University Press, 1979) ou Seymour Chatman (Story and Discourse : Narrative Structure in Fiction and Film, Ithaca, Cornell University Press, 1978) aux États-Unis ont illustré la première thèse en défendant l’idée que les écrivains du xxe siècle avaient subi l’influence du cinéma dont ils avaient adopté quantité de techniques. La thèse adverse — ou plutôt complémentaire — est formulée de manière idéale par Eisenstein dans son article intitulé : « Dickens, Griffith and the Film Today », où les racines du cinéma hollywoodien sont décrites comme plongeant dans le roman victorien, ainsi que l’attestent notamment l’attention de Dickens aux détails visuels et à la psychologie empirique, les passage de l’omniscience aux points de vue des personnages ou entre un groupe de personnages à un autre, son ton sentimental, ses intrigues mélodramatiques, sa galerie de personnages excentriques, etc. Mais une fois le processus enclenché, il devient difficile de l’interrompre et d’autres critiques sont remontés jusqu’à Homère et Virgile. Il est intéressant de noter que le même argument était déjà présenté déjà par Griffith lui-même, interviewé en 1922 par A. B. Walkley du Times : « Mr. Griffith found the idea to which he clung thus heroically in Dickens… He might have found the same ideal almost anywhere… […] The idea is merely that of a break in the narrative, a shifting of the story from one group of characters to another group. You will meet with it in Thackeray, George Eliot, Trollope, Meredith, Hardy, and, I suppose, every other Victorian novelist. » Dickens lui-même disait dans la préface de la seconde édition d’Oliver Twist s’être inspiré de William Hogarth (qui lui-même prétendait avoir pour modèle de la peinture le théâtre) : l’analogie entre arts menace, on le voit, de sombrer dans un regressus ad infinitum.
18Or cette thèse cache avant tout un intérêt bien compris : dire du roman du xixe siècle qu’il est cinématographique est, en effet, une manière de revendiquer pour le cinéma une nécessité historique et en échange de conférer une autorité critique aux spécialistes de littérature sur le territoire cinématographique. Cette analogie fondée sur un anachronisme propre à conférer au cinéma une archéologie valorisante, a donc servi les intérêts des spécialistes du roman tout autant que ceux des spécialistes de cinéma : le 7e art y bénéficie d’une filiation et confère en retour à la littérature un regain de modernité — cela alors que le cinéma hérite en réalité beaucoup plus directement d’une myriade d’arts visuels moins nobles : photographie, affiche, peinture, tableau vivant, jeu optique, pantomime, vaudeville, bande dessinée… Et avant tout, théâtre ! Car dans son désir de légitimation et d’indépendance, le cinéma s’est principalement efforcé de nier l’influence déterminante de cet art, que très peu de théoriciens, avant tout intéressés par les rapports avec le roman, ont par la suite explorée. Kamilla Elliott résume ainsi l’enjeu de théorique d’une telle lutte inter-arts : « The analoy of the cinematic novel has played a central role in film’s antidefinition of itself. Like those early filmic rides to the rescue, interart analogy arrives in aid of interart categorization: the cinematic novel arrives to rescue ingenue film from dastardly theater, just as prose writers once allied with photographers to oust novel illustration and declare it “not the novel”. » (p. 117)
19La valorisation du caractère cinématographique du roman a donc eu pour effet de déplacer l’attention critique d’un jeu d’influences complexes au profit d’un modèle plus valorisant pour le 7e art (devenu à la fois allié et principal concurrent) : un modèle grâce auquel le cinéma s’est en quelque sorte déposé lui-même (« magically from the future, as in a sperm bank », écrit Kamilla Elliott) et n’a eu qu’à unir ses propres semences à une technologie naissante pour donner naissance à un procédé de narration nouveau tout en héritant en même temps d’une longue tradition littéraire.
20Kamilla Elliott note ce qu’a d’étrange l’usage positif qu’Eiseinstein fait des chefs-d’œuvre du roman (dont il recommande l’adaptation) contre le dialogue au cinéma, puisqu’il s’agit de s’inspirer du style des classiques mais uniquement pour la composition des plans et au cours du montage. Alors que les images filmiques doivent aspirer à la grande littérature, les mots des films sont dévalorisés et jugés peu intéressants d’un point de vue esthétique. Mais comment un roman peut-il être considéré comme cinématographique mais ses propres dialogues (qui peuvent inspirer l’adaptation) être quant à eux jugés non cinématographiques ?
21La question de l’adaptation reste bloquée par ce qu’on juge être une irréductibilité des deux systèmes sémiotiques : mots et images sont considérés comme intraduisibles. Le cœur du problème tient à un dogme post-saussurien, selon lequel la forme est inséparable du contenu. Il en résulte un modèle d’analogie structurellement contraignant : « Under this model, film locate analogous, already complete signs in their own lexicons that approximate literary signs: hence, content need not be split into images. This model rejects any essential or inherent connections between novels and films apart from structural ones. In so doing, it strengthens the word and image divide, for it typically mandates that films find visual equivalents for verbal signs, ignoring the transfer of novel words to film words or novel illustrations to film pictures. »
22Mais si les mots et les images sont intraduisibles et si la forme est inséparable du contenu (soit parce qu’ils sont indissociables, soit parce que le contenu n’est qu’un élément secondaire, entièrement soumis à la forme), qu’est-ce qui peut alors passer de l’œuvre originale dans une adaptation ? L’adaptation est-elle, par définition, vouée à l’échec ? Il n’y a que deux solutions possibles : soit traiter l’adaptation comme une impasse théorique, soit trouver des moyens de rendre compte de ce qui passe d’un film ou d’un livre au prix d’hérésies sémiotiques.
23Ce sont des voies hérétiques (où la forme peut être séparée du contenu et où les rivalités interdisciplinaires sont valorisées) que Kamilla Elliot se propose alors d’explorer, selon six modèles (« psychic », « ventriloquist », « genetic », « de(re)composing », « inarnational » « trumping ») qu’il reste au lecteur à découvrir.