La Bibliothèque de Photius : une lecture hors ligne
1La nouvelle étude de Luciano Canfora, Liberté et Inquisition. Une aventure éditoriale au temps de la Contre-Réforme, raconte l’histoire d’édition difficile et sinueuse de la Bibliothèque (ou Myriobiblion) du prétendu schismatique Photius de Constantinople (820-891).
2En retraçant le parcours des manuscrits jusqu’à la première édition de l’oeuvre de Photius, Canfora nous fait d’abord entrer dans la magnifique bibliothèque de l’espagnol Don Diego Hurtado de Mendoza, l’ambassadeur de Charles Quint au Concile de Trente. Cette bibliothèque, située dans le palais vénitien de Hurtado,“était un véritable écrin […] fréquenté par des personnages originaux”1 tels que Cardan, qui y cherchaient des lectures souvent hétérodoxes dont il était difficile de se procurer ailleurs. Parmi ces lectures se trouvaient entre autres le Symposium de Julien, l’Histoire moderne de Zosime, des manuscrits d’alchimistes grecs et la Bibliothèque du patriarche Photius.
3Le contenu potentiellement dangereux de sa collection livresque étant aussi bien connu que sa réputation d’homme de culture, Hurtado n’avait pas manqué d’attirer l’attention des plus hautes instances ecclésiastiques. De ce fait, il a non seulement été placé sous la surveillance des espions de l’Inquisition espagnole, mais il a aussi été impliqué comme accusé dans l’affaire Carranza2. Il y avait deux raisons pour lesquelles la Sainte Office tenait Hurtado en suspicion: en premier lieu, parce qu’il possédait une copie du livre de Photius, et en second lieu, parce qu’il avait écrit un roman au contenu subversif, le fameux Lazarillo de Tormes (1554)3.
4Mais avant que la collection de Hurtado ne fut, à l’issue de son procès devant l’Inquisition, léguée au roi Charles Quint qui la fit transférer dans la Bibliothèque de San Lorenzo el Real à l’Escurial, le cardinal romain Mendoza et son collègue tolédien Burgos avaient réussi à faire établir une copie du Myrobiblion de Photius. A l’en croire Canfora, cette étape dans l’histoire éditoriale du Photius était une des plus importantes, à tel point qu’on puisse “presque dire que c’est de cette copie-là que les études sur la Bibliothèque de Photius reprirent de l’essor, à côté de celles sur son auteur”4.
5À la mort du cardinal Burgos, le professeur tolédien Alvaro Gómez fut chargé de veiller sur sa collection de manuscrits. Il en profita pour transmettre la précieuse copie du Myrobiblion à un de ses meilleurs amis, le savant jésuite Juan de Mariana. Celui-ci envisageait en effet de traduire en latin le texte de Photius, et de le réduire en épitomé, afin de le rendre accessible à un grand public. Malheureusement, la Bibliotheca Photii in Epitomen redacta de Mariana, considérée aujourd’hui comme “le premier essai critico-biographique jamais écrit, en Occident comme en Orient, sur Photius”, n’a jamais pu être publiée.
6Après Venise et Tolède, l’itinéraire de la Bibliothèque se poursuit vers Rome. Là, nous rencontrons une des figures-clef de l’étude de Canfora: le jésuite anversois André Schott. Nous le croisons pendant son voyage de retour depuis Tolède - il y avait enseigné à l’université - à sa ville natale, qu’il avait fuie lors du sac espagnol en 1576. C’est à Rome que Schott obtient à son tour une version complète de la Bibliothèque photienne, ayant fait “l’objet de ses voeux et de ses recherches incessantes” depuis son précédent séjour à Tarragone où il en avait découvert un échantillon (“la griffe du lion”) dans la bibliothèque d’Antonio Agustín. Schott se rendra ensuite à Augsbourg pour remettre à l’imprimeur luthérien David Hoeschel le texte collationné qui servira à l’édition princeps de la Bibliothèque de Photius.
7Or, l’étude de Canfora – et c’est là l’un de ses forts – ne se limite pas à la “simple” histoire éditoriale: le travail envisage aussi d’illustrer la politique de conversion qu’a menée la Compagnie de Jésus à l’époque des conflits religieux. Cette politique servait à s’attirer les plus grands savants, même protestants, dans l’espoir de remédier à la saignée intellectuelle qui avait suivi le Concile de Trente. Parmi ces intellectuels figurait Isaac Casaubon, esprit calviniste de grande envergure, profondément indécis à l’égard de la foi catholique (comme le montre la prologue sur la conférence de Fontainebleau): c’est lui que Canfora avance comme l’une des cibles majeures de “l’opération Photius” qui aurait dans ce but été confiée à Schott (d’où le titre originaire de l’ouvrage, Convertire Casaubon). C’est que “l’étape d’Augsbourg et le “don” de la copie exécutée à Rome du livre même que Hoeschel cherchait alors vainement [avait] quelque chose de miraculeux”. Quelque chose de trop miraculeux.
8Avant de continuer, quelques mots d’explication s’imposent, puisque Canfora lui-même ne traite plus en détail de l’enjeu et du contenu controversé de la Bibliothèque (étant spécialiste en la matière, Canfora y a préalablement consacré deux études, La Biblioteca del Patriarca. Fozio censurato nella Francia di Mazzarino (1998) et Il Fozio ritrovato. Juan de Mariana e André Schott (2001)). En bref, on peut dire que la Bibliothèque constitue une sorte d’épitomé de la culture antique, contenant 280 notices qui résument ou reprennent plusieurs oeuvres de la littérature grecque et de la théologie byzantine. Ce qui est important, c’est que la plupart de ces oeuvres n’ont subsisté que par le compendium qu’en a dressé Photius, ce qui explique pourquoi la Bibliotheca était tant recherchée à la Renaissance.
9Mais il était dangereux de se procurer une copie du Myriobiblion: appelé par certains “le premier Luther”5, l’oeuvre faisait l’objet d’une controverse religieuse parce qu’elle pouvait fournir au parti réformé des arguments en faveur de leurs idées sur l’Eucharistie. Aussi André Schott devait-il s’acquitter avec prudence de sa mission de faire publier la première version de la Bibliothèque: c’est pourquoi il s’appliqua toute de suite à gagner Juste Lipse à sa cause et effectua une “censure préventive” sur le manuscrit avant de le confier à l’éditeur augsbourgeois. D’où, selon Canfora, le nombre “d’erreurs, parfois déconcertantes, [qui] était tel que les protestants ont fait de leur dénonciation une sorte de genre littéraire […]”6.
10L’étude de Canfora, fruit d’un travail d’archives impressionant, ne semble – du fait de son contenu – s’adresser qu’à un public d’initiés. Rien n’est moins vrai. De par son style romanesque (qui frôle souvent le genre du “detective-novel”), l’analyse rend accessible également aux lecteurs moins avertis un contexte historico-religieux et éditorial assez complexe. La démarche narrative de Canfora fait penser à celle adoptée par les historiens de la microstoria, qui, comme l’a posé Giovanni Levi dans son article pour New perspectives on historical writing7, se présente comme une pratique plutôt qu’une véritable école historiographique8. Les avantages de cette démarche consistent dans ce qu’elle permet à la fois de joindre de façon cohérente plusieurs trames en soi déjà complexes (histoires de vie, histoires de transmission et d’édition de textes) et de rendre compte des éventuelles limites de la recherche historique en question. Selon Levi, l’une des deux caractéristiques majeures de la microstoria tient justement à cette incorporation par l’historien des procédures de recherche et de leurs limites dans le corps narratif de son étude9. Par ailleurs, il paraît que la démarche narrative de Canfora résulte aussi de cette multidisciplinarité10 propre à tout l’ensemble de ses études sur la culture classique.
11L’autre intérêt majeur de l’ouvrage de Canfora réside dans le fait qu’il incite le lecteur à lire entre les lignes de l’Histoire, en lui présentant un véritable “tableau vivant” de cette époque tumultueuse que fut celle des guerres de Religion. Devant ce tableau, le lecteur doit tantôt s’approcher, tantôt se reculer, découvrant ainsi à chaque fois de nouvelles péripéties qui lui permettent de creuser davantage à travers les différentes couches du passé. Bref: Canfora nous propose ici une lecture hors ligne, avec des microstorie parfaitement en accord avec la grande histoire.