Jeux de voix
1« Mais c’est qui qui dit ça ? », l’ouvrage s’ouvre sur cette question d’enfant qui est en quelque sorte à la genèse de cette enquête sur les voix dans les récits contemporains destinés à un jeune public. Il s’agit, dans la lignée des travaux de Michel Picard1 et de Catherine Tauveron2, d’examiner des expérimentations singulières de la parole et de mettre en place des outils pour repérer, analyser et interpréter ces expériences tout en cernant les activités du Lecteur Modèle.
2La littérature de jeunesse est donc envisagée comme un laboratoire dans lequel la parole est un lieu d’expérimentation. Ces expériences concernent aussi bien les instances créatrices que les instances réceptrices (p. 26) : pour les auteurs, la littérature de jeunesse est un espace de mise à l’essai, pour les lecteurs, un espace d’apprentissage.
3Un panorama historique décrit tout d’abord les évolutions du statut de la parole enfantine en l’associant aux modes ou à certains mouvements littéraire. Ainsi la forme dialoguée dans laquelle l’enfant converse avec un adulte, dominante au XVIIIe notamment dans les ouvrages d’Arnaud Berquin est à associer à la mode florissante des entretiens ; la complexification de la trame narrative et du statut du personnage dans la littérature de jeunesse contemporaine doit beaucoup, selon l’auteur, à la crise du roman au XXe et aux œuvres de Valery Larbaud, de Nathalie Sarraute, de Beckett... Des travaux théoriques, historiques et sociologiques sont également convoqués (p. 16-17) pour montrer que les bouleversements sociaux et les recherches en pédagogie conduisent à de nouvelles représentations de l’enfant qui devient en même temps un lecteur autonome.
4La notion de « parole » est finalement définie à partir de l’étude de Pierre van den Heuvel3, s’appuyant sur les travaux de Saussure et de Bakhtine : ce terme renvoie non seulement à l’énonciation mais aussi à sa manifestation « audible et perceptible » (p. 26). Tout texte littéraire met en place des stratégies pour « compenser le perte des spécificités expressives de l’oral », ces dernières étant réutilisées de façon particulière dans la littérature de jeunesse notamment dans les albums qui renouvellent le rapport entre parole orale et parole écrite.
5L’ouvrage examine ensuite les réalités plurielles de la parole à travers quatre axes : le récit polyphonique, la récente production de la maison d’édition du Rouergue, l’œuvre de Philippe Corentin, et les jeux de l’affabulation. Ce parcours très diversifié s’appuie sur des fictions narratives publiées entre 1984 et 2004, destinées à des lecteurs de 6 à 11 ans, sélectionnées en fonction de la démonstration à venir et qui « ne sont pas représentatives de l’ensemble de la littéraire de jeunesse contemporaine » (p. 291). Cette sélection du corpus se justifie par l’entreprise puisque cette étude est consacrée à l’étude des formes expérimentales et hybrides des récits à plusieurs voix, au problème de la construction des personnages « polyphoniques » et du résonnement des voix aux frontières instables des discours rapportés. Ces fils conducteurs permettent au lecteur d’apprécier le foisonnement des approches, la richesse du corpus et les échos qui ne manquent pas de s’établir d’une partie à l’autre.
6La première partie aborde la « parole instable » des « récits à plusieurs voix », terminologie revendiquée par l’auteur qui écarte la notion de « récit polyphonique » qui est ambiguë, selon elle, « vu ses multiples réutilisations » (p. 41). L’analyse s’inspire des travaux de Bakhtine et s’appuie notamment sur la distinction entre plurilinguisme interne et externe. C’est à partir de quatre romans que l’agencement de la voix dans l’économie narrative est étudiée : Le Professeur a disparu de Jean-Philippe Arrou-Vignod, Verte de Marie Desplechin, Chassé-croisé de Guillaume Guéraud, et L’Enfant Océan de Jean-Claude Mourlevat. Ces ouvrages, choisis parce qu’ils s’inscrivent dans des sous-genres romanesques différents, déploient différentes formes de paroles (lettres carnet de bord, journal intime, déposition devant un tribunal ...) et alternent les points de vue. Les voix se relaient, se contredisent, se taisent et requièrent la coopération du lecteur qui doit construire à partir de ces multiples discours la trame du récit.
7Les distinctions opérées par Genette entre narrateur protagoniste et narrateur témoin, et celle de Japp Lintvelt entre les narrateurs qui ont une position « auctorielle » et ceux qui ont une position « actorielle » (p. 70) ouvrent ensuite de riches pistes interprétatives. La fragmentation des voix induit une représentation instable de ce personnage faite de variantes et de dissonances, le lecteur découvrant ainsi la subjectivité des discours est invité implicitement à faire des réévaluations constantes. L’enchainement des prises de paroles ou « passage de relais » engendre des jeux narratifs qui créent du « jeu dans le récit » c'est-à-dire des espaces d’interprétation. La paralipse « qui fait éprouver l’incomplétude des discours et la complémentarité des voix » (p. 56) et le passage du relais différé par des explications et des retours en arrière, apportent des informations assurant la progression globale du récit et de tressage des voix ou de superposition narrative.
8Ce dernier point permet de montrer l’agencement sophistiqué de la mise en intrigue de L’Enfant océan qui place le lecteur dans une position variable selon les informations distribuées par les personnages : tantôt il est en attente d’informations supplémentaires pour reconstituer l’histoire, tantôt, ayant plus d’informations, il est en une position de supériorité par rapport au personnage. Mais il arrive parfois qu’il soit désorienté : quel statut attribuer au discours de Yann qui est muet ?
9Les récits à plusieurs voix rendent plus visible l’éclatement du personnage, la perte d’unité du sujet. Pour établir le système des personnages et distinguer les personnages types de ceux qui sont « porteurs de sens », Fl. Gaiotti s’appuie sur les travaux de Genette et de Jaap Lintvelt pour distinguer les personnages narrateurs et les personnages non narrateurs qui sont des sortes de figurants, les narrateurs protagonistes et les narrateurs témoins et, enfin les narrateurs qui ont une position « auctorielle » de ceux qui ont une position « actorielle » (p. 70). Ces distinctions éclairent les œuvres du corpus.
10La tripartition de la narration dans Le Professeur a disparu cesse lorsque l’un des narrateurs est enlevé. Devenu victime, P.-P. Cul Vert perd le droit à la parole qui est réservé dans l’économie de l’œuvre aux enquêteurs comme le veut le genre du roman policier. Les personnages non narrateurs restent au service de la construction du personnage narrateur que ce soit dans Chassé Croisé ou dans Verte ; l’auteur met en lumière la quasi absence de la voix masculine dans ce dernier roman et montre ainsi comment la répartition de la parole féminine symbolise le triomphe de la lignée matriarcale. Dans L’Enfant océan, les personnages non narrateurs sont aussi emblématiques : ils incarnent tous des hommes de Lois manipulés par les enfants ou le bonheur familial dont ils sont privés.
11La seconde distinction entre « protagoniste » et « témoin » reprend la terminologie de Jaap Lintvelt qui a simplifié, selon l’auteur, l’analyse de Genette distinguant, dans le récit homodiégétique, le narrateur autodiégétique du narrateur secondaire. Cette distinction met en lumière le système énonciatif du roman de Mourlevat qui s’appuie sur le tissage des voix des narrateurs ponctuels qui sont de purs témoins et des narrateurs protagonistes qui sont récurrents. Un travail minutieux de recensement permet d’isoler un narrateur-interprète dans la voix de Pascal Josse que l’on peut associer au commentaire métadiscursif (p. 77)
12La troisième distinction, empruntée aussi à la typologie de Jaap Lintvelt, « s’appuie sur le centre d’orientation qui [...] peut-être auctoriel quand il se situe dans le narrateur ou « actoriel » quand il coïncide [...] avec un personnage (p. 77), cette dernière perspective favorisant la tension dramatique et l’empathie. Dans L’Enfant océan, le récit de l’enfermement est ainsi dramatisé, le témoignage actoriel créant un effet d’immédiateté. L’alternance de plusieurs types de narrateurs souligne leurs erreurs de jugements, leur incomplétude (p. 79). Puisqu’il n’y a plus de point de vue omniscient, aucun narrateur n’a de prise sur la totalité du récit, c’est au lecteur d’y travailler.
13Cette première partie décrit donc avec précision « ces activités de tissage » pour reprendre la belle expression de l’auteur, consistant à confronter les voix, retrouver les non-dits, rétablir l’ordre chronologique.
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15La seconde partie est consacrée à un ensemble d’albums publiés dans la collection jeunesse des éditions du Rouergue. La spécificité de cette maison est de poursuivre les expériences anticonformistes commencées dans les années 1970 par François Ruy-Vidal et par les éditions « Le sourire qui mord » de Christian Bruel. Les albums sélectionnés par l’auteur, parus entre 1993 et 2004, s’adressent à des lecteurs de 5 à 11 ans et sont tous « des laboratoires d’expérience littéraire » (p. 108). Ces recherches sur « la parole » sont associées à des créations esthétiques et à des réalisations plastiques qui se nourrissent des expériences des Nabis, du mouvement Dada, des techniques empruntées à la bande dessinée... aussi dans ces albums, l’interaction texte/illustration cultive-t-elle un anticonformisme propice à des expériences esthétiques et littéraires.
16Elles portent sur des détournements de conte et des descriptions qui renouvellent le regard sur de « petites scènes de la vie quotidienne » comme, entre autres, le trajet de l’école (Plus tard de Jean Dorémus) les rituels du bain ou la préparation du repas du soir (Avis de tempête et Opéra Bouffe de Jean Gourounas). Les expériences consistent à brouiller les normes structurelles et génériques du récit (En t’attendant4 détourne le pacte du conte étiologique, Tous à vos mouchoirs d’Éric Lasserre joue avec les normes énonciatives).
17L’auteur revient ensuite plus précisément à son sujet pour analyser minutieusement trois romans : Plus tard de Gaëtan Dorémus, Avis de tempête et Opéra Bouffe de Jean Gourounas. Les deux premiers fonctionnent comme des affabulations, les héros s’inventent des histoires, les monologues permettent de rentrer directement dans l’univers fantasmatique de l’enfance. Le troisième est une forme de récit polyphonique qui entrelace et mêle le verbal et le visuel : la mise en page et le travail sur le signifiant et le signifié s’inspirent des calligrammes d’Apollinaire et transforme le verbal en support iconique. L’image rabelaisienne « des paroles gelées » illustre enfin la dynamique oulipienne d’albums comme Misto Tempo et les 40 coups d’Olivier Douzou dans lesquels les discours creux sont épinglés et les formules figées réactivées, détournées.
18Les albums des éditions du Rouergue invitent donc à faire l’expérience de la diversité des langages sociaux, et de la divergence des voix, même si ils sont parfois des lieux d’égarement pour un lecteur solitaire, signale l’auteur, ils restent des supports privilégiés pour construire des compétences de lecteur.
19Véritable étude sur l’œuvre de l’auteur, la troisième partie, « Masques et voix dans les albums de Corentin » aurait pu à elle seule être l’objet d’un livre. Avant d’examiner le traitement des voix dans les albums de Philippe Corentin, l’auteur reconstitue, en effet, la cohérence de son œuvre en s’intéressant à ses premiers albums qui forment les « prémices d’un dialogue spécifique entre le texte et l’image ». Cette approche génétique originale repose sur l’étude de trois ouvrages Porc de pêche, c’est à quel sujet ?, Papa n’a pas le temps. Chaque album porte en germe des caractéristiques que l’on retrouvera dans les ouvrages suivants. Le premier s’appuie sur le jeu des formules figées réactivées par l’image, principe expérimenté également par son frère jumeau Alain Le Saux ; le second dénonce à travers des scènes absurdes le langage vide de sens ; le dernier met en scène une « rhétorique retorse » dans laquelle des distorsions logiques sont au service de la mauvaise foi des personnages. Relevons au passage cet énoncé montrant avec humour cette duplicité : « mais le plus souvent, explique la narratrice de Papa n’a pas le temps, les tâches sont partagées: le papa se couche le premier la maman se lève la première » (p. 157). Ces textes offrent les leitmotive de la fausse ressemblance, du travestissement, du déguisement qui ne sont pas étrangers, selon l’auteur, à l’expérience de la gémellité vécue par Philippe Corentin (p. 202) et qui vont organiser les futures fictions.
20Fl. Gaiotti décrit alors avec beaucoup de pertinence le principe fédérateur de l’œuvre : un jeu de monstration et de dissimulation. Les personnages se travestissent et la parole se masque. Le lecteur voit défiler sous ses yeux un monde carnavalesque dans lequel le jeu de travestissement est parfois digne des fictions borgésiennes. La voix énonciative obéit au même principe : derrière la voix du narrateur se cache un témoin qui commente tandis que l’illustration relaie la voix du conteur et, devenant une voix autonome, construit le récit.
21L’auteur, appuyant son enquête sur l’étude des Seuils de Genette, montre que dès les titres l’ambiguïté énonciative règne. Programmatiques, ils annoncent un espace discursif traversé par des voix multiples. Ils définissent des pactes de lecture pour tendre des pièges au lecteur : les formes exclamatives (Plouf !, Patatras !, Papa !), les titres commentaires (Mademoiselle-tout-à-l’envers, Pipioli la terreur, Machin-Chouette..) et les titres parodiant le genre de la fable (Le Père Noël et les fourmis, L’ogre, le loup, la petite fille et le gâteau, Le roi et le roi...) posent et dissimulent la voix narrative. Les incipit suivent le même principe de diversité formelle : commencement in media res, dialogue, pastiche des formules d’ouverture stéréotypée. Ces seuils se construisent sous un mode ironique propice à établir entre le locuteur et le lecteur une connivence qui est elle-même un leurre (p. 178). Ceci posé, il s’agit alors de saisir « les traits d’une poétique de la dissimulation et du travestissement ». Le décalage ironique du texte et de l’illustration est décrit à travers une étude précise du célèbre album L’Afrique de Zigomar (p. 184), les ambiguïtés inhérentes à l’utilisation des différents discours rapportés sont examinées lors de la lecture de Patatras ! L’auteur analyse de nombreux albums qu’il est impossible ici de recenser pour montrer que l’univers de Corentin est un terrain de jeu où expérimenter l’instrumentalisation du langage ainsi que la duplicité de la parole narrative et de la représentation iconique.
22 La quatrième et dernière partie étudie la capacité de la littérature à réfléchir sur ses modes d’engendrement à travers l’affabulation ou la mise en scène de l’invention narrative. La méta-narration invite également le lecteur, observe l’auteur, à s’interroger sur ses propres pratiques discursives. Les jeux de l’affabulation, définis à partir des analyses de Jean-Marie Schaeffer, sont décrits à partir de quatre albums : L’Ogre, la sorcière et le pirate de Christine Beigel et Christophe Merlin, La Princesse de neige de Pascal Nottet, Le Loup mon œil de Susan Meddaugh et Au monstre de Michel van Zeveren. Les mises en scène de la parole inventant des fictions sont inventoriés avec méthode (cf. tableau, p. 222) pour mieux analyser les jeux énonciatifs : effets de surprise dans L’ogre, la sorcière et le pirate, le narrateur restant masqué jusqu’à la fin ; mise en abyme passionnante révélant le principe de la genèse et de l’évolution du récit légendaire dans Au monstre ! L’affabulation tend aussi des pièges lorsque le lecteur participe à la construction d’un sens qui est sans cesse remis en question. L’auteur relève ainsi les « pièges de la coopération » : stéréotypes, scénarios codés en analysant très précisément une nouvelle de Bernard Friot, « ZOO », et deux romans L’Homme à l’oreille coupée de J.-C. Mourlevat et de c’est la vie, Lili de Valerie Dayre.
23Cette partie s’achève sur des récits de deuil partant du principe que l’affabulation « dissimule un manque », la parole devient ici reconstructrice. C’est à travers une analyse très fine des voix qui construisent le récit de L’Arbre sans fin de Claude Ponti que l’auteur montre comment l’héroïne, Hyppolène, arrive à surmonter la perte de sa grand-mère et à grandir, mais c’est peut-être l’exemple qui entre le moins bien, selon moi, dans le principe de l’affabulation. Les trois autres œuvres illustrent parfaitement la perspective de l’auteur, Moi et Rien de Kitty Crowter et Pochée de Florence Seymos font entendre une « parole vide, suspendue ou dédoublée » (p. 280) tandis qu’À la vie à la... de Marie-Sabine Roger propose une autre affabulation partagée par ceux qui entourent un enfant mourant.
24Florence Gaiotti s’est donc intéressée aux récits qui multiplient et complexifient les jeux de voix afin de montrer comment ils peuvent transformer le lecteur. Les expériences de la parole l’interrogent sur son rapport au langage et au monde. La fiction étant un espace de « désidentification partielle » (Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la Fiction), l’auteur envisage ainsi l’acte de lecture comme un mouvement, « une suite incessante de négociations et de réadaptations complexes entre immersion et distanciation (p. 285) », qui permet au lecteur de découvrir la pluralité des sens et des positions subjectives. Ce rapport au texte est d’autant plus amplifié qu’aucune des fictions étudiées « ne se donne[nt] à lire comme des exemplum (p. 289) ». Ainsi « la voix d’autorité » n’est-elle plus l’apanage de l’instance narrative. Pour décrire cette nouvelle configuration qui transforme le lecteur en instance toute puissante, Florence Gaiotti introduit la notion d’« autorité partagée ou d’autorité déléguée (p. 289)». Le degré d’autorité laissée au lecteur pourrait être, selon l’auteur, un nouveau critère de distinction des ouvrages étudiés ; les albums du Rouergue deviendraient ainsi des modèles de délégation d’autorité tant ils jouent sur les décalages images /textes.
25Ce livre ambitieux, en s’appuyant toujours sur des études narratologiques qui ont inspiré de nombreux travaux concernant des œuvres destinées à un public averti — citons par exemple G. Genette, M. Bakhtine, P. Hamon —, et en établissant des liens avec des mouvements littéraires et des « grands » auteurs comme Rabelais, Apollinaire, Sarraute, Beckett... , montre que la littérature de jeunesse est un laboratoire de la création et de la réception littéraires et confirme, si besoin était, qu’elle est une littérature à part entière.