Enquêtes prodigieuses et insolites sur le XVIe siècle
1Jean Céard est un très grand chercheur dans de nombreux domaines dont l’histoire de la pensée à la Renaissance et l’histoire de la littérature. Unanimement respecté, il est aussi estimé pour sa générosité, sa curiosité, son intelligence des textes et l’ampleur et la précision de son savoir. La nature et les prodiges. L’insolite au XVIe siècle (Genève, Droz, Travaux d’Humanisme et Renaissance, 1977 ; éd. revue et augmentée : coll. « Titre courant », 1996) a eu une influence considérable sur les recherches seiziémistes et au-delà. Par ailleurs, Jean Céard a donné des éditions remarquables : A. Paré, Des monstres et des prodiges (1971) ; Ronsard, Œuvres complètes en collaboration avec D. Ménager et M. Simonin (1993-1994) ; Rabelais, Le Tiers Livre (1995) ; Montaigne, Essais (2001) ; Nider, Les sorciers et leurs tromperies (2005) et Pontus de Tyard, De recta nominum impositione (2007). Il a dirigé la publication de très nombreux volumes : La curiosité à la Renaissance, Voyager à la Renaissance, Le Corps à la Renaissance, Rabelais en son demi-millénaire, La France des humanistes : Henri II Estienne éditeur et écrivain et en 2009, La poésie de la Pléiade, Mélanges offerts à Isamu Takata, La langue de Rabelais et de Montaigne (Études rabelaisiennes, t. XLVII) et Rabelais et la question du sens (Droz, 2010, sous presse).
2L’important volume d’hommage, Esculape et Dionysos comprend, outre les deux préfaces de F. Giacone et D. Ménager, la liste des publications de J. Céard et plus de soixante-dix contributions dont une en anglais et trois en italien. Ce volume proprement monumental est clairement organisé en six grands thèmes ou sections : philosophie (11 contributions) ; sciences (20) ; poésie (12) ; Rabelais (6) ; théologie (13) ; traductions et histoire littéraire (10). Les dimensions imposantes du Festschrift (plus de 1200 pages) ont conduit à proposer dans une annexe à la recension proprement dite la concise évocation des soixante-douze sujets choisis et leur présentation.
3Esculape et Dionysos traite d’histoire de la littérature, d’histoire des idées et d’histoire des sciences dans un long seizième siècle européen. L’ouvrage se signale par son érudition rigoureuse, la qualité de la réflexion sur des textes et des objets difficiles et fermement contextualisés, et par la variété des auteurs et des types de textes et de questions abordés. Cela tient aux intérêts de Jean Céard, mais aussi aux limites et aux définitions que l’on assignait au XVIe siècle à la littérature et particulièrement à la poésie, à la science, à la théologie, à l’histoire, etc. Certains articles examinent des problèmes très spécifiques tandis que d’autres ont une visée plus large ou bien produisent des résultats transposables à d’autres corpus.
4Dans ce volume, on retrouve proprement l’Université toute entière, avec ses facultés de théologie, de médecine, de droit, de sciences ainsi que des aperçus sur la pratique ou les savoirs appliqués (jurisprudence, thérapeutique, agriculture et art des jardins, etc.). Parmi les auteurs de la Renaissance abordés ici, certains sont des juristes ou des curieux de droit (Montaigne, Aneau étudié par M. M. Fontaine, Binet, Pierre Charpentier, P. de La Place) ; d’autres — une dizaine — sont médecins : A. de La Framboisière, P. Belon, J. Cardan, Dulaurens, Fernel, Ferrero, Fracastor, Joubert, Lonitzer dont L. Pinon étudie le traité de botanique médicale, A. Paré et Rabelais. Quelques-uns se sont occupés d’astronomie et/ou d’astrologie comme le mathématicien P. de Middelbourg étudié par F. Hallyn. Et puis, il y a le reste du monde : les sciences secrètes interdites comme la magie, la démonologie étudiée par R. Crescenzo chez B. de Vigenère, ou telle gravure des Hieroglyphica élucidée par C.-F. Brunon ; les débats, hors de l’université ou pas, et surtout les guerres religieuses et les conflits théologiques et politiques. Les livres sont parfois devenus des armes. En témoignent les études de M. Barsi sur P. Belon, d’H. Cazes sur Ch. Estienne, de B. Conconi sur Vauzelles, de J. Dupèbe sur G. Ferrero, d’A. C. Graves sur Charpentier.
5Le volume s’attache aussi au progrès général du savoir, de la raison, de la critique et de la méthode qui se note par l’élaboration d’un vocabulaire scientifique (d’abord en latin mais pas seulement). Sur cette gerbe de problèmes, on lira les contributions de S. Bamforth, d’E. Berriot, d’A. Olivieri sur l’effort de Cardan pour penser l’activité de l’esprit, de J. Vignes sur un traducteur-abréviateur de l’Histoire naturelle de Pline, P. de Changy. Que la langue savante change, en témoignent les notes précises sur la notion de naturel (D. Duport, p. 843), de vocation (D. Ménager, p. 921), d’antipéristase (I. Miernowski, p. 598). La méthode devient aussi plus volontiers expérimentale : si l’on aime encore compiler, on teste aussi le savoir hérité ainsi que les hypothèses nouvelles. Et évidemment on déchiffre ou explique les « signes » de toute nature, y compris les épidémies de peste (I. Pantin) et les croix apparues sur des vêtements de lin à Naples après l’éruption du Vésuve (J.-C. Margolin) ou l’étoile nouvelle de 1572 (R. Gorris).
6Les progrès se manifestent aussi par la confection d’outils techniques indispensables : des compilations mais aussi des traductions et surtout des index et même le début des listes d’errata (E. Boutroue, A. Blair) ; les listes d’épithètes ancêtres des dictionnaires de rimes (A. Pouey-Mounou, Y. Bellenger). C’est l’occasion de préciser nos connaissances sur les pratiques de lecture la plume à la main. M. Engammare a découvert la Bible annotée par J. Bolsec et montre que ces annotations relèvent d’une position pré-critique sur la chronologie historique. De fait, les progrès sont parfois ralentis par ce que M. Bideaux appelle les « accrocs à l’esprit de système » mais aussi par l’intérêt porté aux fausses sciences, aux erreurs insuffisamment critiquées, aux enquêtes et expériences inabouties. Les progrès de nos contemporains prêtent parfois aussi le flanc à la critique, comme le démontre P. Zambelli examinant l’édition des Opere magiche de Vico procurée par M. Ciliberto en 2000.
7Sur la définition et l’évolution des genres littéraires, on consultera plus particulièrement sur Rabelais, les six études qui lui sont consacrées et, à propos de l’histoire de la nouvelle, l’article de M. Huchon ; sur les formes de l’autobiographie, ceux de C. Magnien, N. Kuperty-Tsur, M. Closson et celui de G. Schrenck sur le Journal de L’Estoile lecteur de Montaigne ; sur le théâtre : N. Cazauran sur l’Abraham sacrifiant de T. de Bèze, B. Levergeois et N. Ordine à propos du Candelaio de Vico et M. Quainton sur une traduction de Baïf ; sur l’ode française et l’heptasyllabe, les commentaires d’A. Gendre ; sur les poètes néo-latins, C. Magnien étudiant Guy Coquille, et F. Roudaut, Pierre Nevelet ; sur l’essai, le commentaire de la première phrase des Essais proposé par F. Goyet ; sur la lettre, l’analyse de N. Kuperty-Tsur ; sur l’Art poétique de Peletier, l’étude de J.-C. Monferran ; sur la dispositio du poème épique chez Ronsard, celle de D. Bjaï ; sur le questionnement épistémologique de Tyard, celle d’E. Kushner ; sur les métaphores d’Aubigné, M.-D. Legrand. A propos de figures, signalons les commentaires de F. Lestringant sur la conglobation et de I. Miernowski sur l’antipéristase
8K. Cameron plaide en faveur d’une réévaluation de Desportes et M. Jourde en appelle à une histoire des expériences auditives. Plusieurs études de la fin de l’ouvrage sont consacrées à des traductions de J. Martin (T. Uetani) ou de Marot et Aneau (V. Zaercher-Keck). Soulignons l’intérêt de l’importante et si convaincante analyse du comique de N. Ordine qui s’appuie sur Socrate : est ridicule celui qui se méconnaît. Il s’agit en quelque sorte de l’inverse du « Connais-toi toi-même ».
9Il est impossible de tout citer mais signalons aussi d’importantes études sur des thèmes ou des topoi : l’étude de la « topique de l’Amour ennemi » (R. Melançon) ; celle de S. Bokdam sur la poésie kabbalistique de G. Le Fèvre; celle de l’imaginaire du vin dans Rabelais (I. Hersant) et enfin celle d’U. Langer sur les oppositions possession/privation et bien/mal chez Rabelais. J. Berchtold distingue le motif de l’avalage et celui de la dévoration et F. Lestringant, expert en heurématographie — ou science des inventeurs — analyse le traitement rabelaisien des inventions et la plaisante réduction de l’histoire humaine à la soif et à la faim. Le seul article consacré à la littérature du XXe siècle porte sur Bernanos méditant sur Luther (M. Gosselin-Noat).
10Littéraires et historiens s’intéresseront sans doute aussi à des objets austères : la réflexion sur l’organisation de l’Église (Y. Quenot, C. Vasoli), la chronologie notamment chez J. Temporarius (J. O’Brien), les momies (M.-C. Gomez-Géraud), la supernova de 1572, la Lune (M. Bideaux), les changements de sexes (D. Beecher) voire le perfectionnement technologique des clystères (H. Baudry). Littéraires et philosophes trouveront de l’intérêt aux analyses de B. Boudou sur le stoïcisme, de J.-F. Maillard sur l’hermétisme de Ficin, d’E. Naya sur le scepticisme de Sánchez et de M.-L. Demonet sur l’histoire du scotisme. Ceux qui étudient l’espace de la Renaissance liront l’article de M.-M. Fragonard sur les mondes souterrains (grottes, mines, etc.) et celui de O. Zhiri sur la diffusion de la Description de l’Afrique et – pourquoi pas – celui de T. Conley sur la randonnée du narrateur rabelaisien dans la bouche de son maître, décrit comme un « nouveau monde ». Les historiens du livre trouveront de multiples mises au point sur des éditions et des éditeurs (ainsi Constantin étudié par M. Magnien).
11Dernier point, Esculape et Dionysos augmente le corpus des textes à notre disposition en donnant des inédits : les deux suppliques romaines de Rabelais éditées par F. Giacone ; le sonnet à Marot de G. Simeoni parmi d’autres textes découverts par R. Cooper ; les extraits de Marie de Bonnet – dont on ignorait tout — transcrits par F. Berriot ; des pièces de Pierre Nevelet publiées par F. Roudaut ; les testaments de G. Ferrero (1570 et 1575) trancrits par J. Dupèbe.
12L’Index est soigné et considérable (p. 1141-1169) Par ailleurs, le livre est de qualité et il y a peu de coquilles à déplorer (par ex. p. 407, 412, 548, 676, 745, 979). L’un des contributeurs du volume cite Pline traduit par Amyot décrivant « l’office d’un bon auditeur », c’est-à-dire son rôle et son devoir dans la participation au sens :
Il « est à moitié de la parole avec celui qui dit, et luy doit l’aider, non pas examiner rigoureusement les fautes du disant […]. Mais tout ainsi comme en jouant à la paulme, il fault que celuy qui reçoit la balle se remue dextrement, au pris qu’il voit remuer celuy qui luy renvoie : aussi au parler y a il quelque convenance de mouvement entre l’escoutant et le disant, si l’un et l’autre veult observer ce qu’il doit. »1
13Jean Céard et ceux qui lui rendent hommage dans ce livre paraissent maintenir cette convenance de mouvement qui rend l’activité de recherche si féconde.
14 Vous pouvez télécharger une presentation détaillée de chacune des contributions et la table des matières sur la page suivante http://www.fabula.org/actualites/article24394.php