Ulysse l’Européen
1Evanghélia Stead nous rappelle que bon nombre d’Européens cultivés, jusqu’aux années 50, connaissaient Dante autant ou plus qu’Homère : l’Ulysse du chant XXVI de l’Inferno leur était tout aussi familier que celui de l’Odyssée, et le grand damné de la fresque chrétienne médiévale supplantait même, dans l’imaginaire de certains poètes, le héros de l’épopée païenne antique. Elle s’intéresse dans cet ouvrage aux réécritures de la version dantesque, qui s’enracine dans deux courts passages de l’Odyssée. Au chant XI lors de la nekuïa, le devin Tirésias annonce qu’une fois rentré à Ithaque, Ulysse devra repartir, rame sur l’épaule, à travers des pays opposés à la mer avant de revenir définitivement, pour attendre la mort qui viendra ex halos (loin de la mer ou venant de la mer ?). Et au chant XXIII, Ulysse révèle à Pénélope, à peine retrouvée, qu’il lui faudra à nouveau errer par le monde. L’Ulysse de la Divine comédie ne repasse pas même par Ithaque : en quittant Circé, l’attrait de l’inconnu et la soif de connaissances l’entraînent aussitôt, ainsi que ses compagnons, dans un périple orienté vers le Couchant, au-delà – transgression suprême – des colonnes d’Hercule, à travers l’espace désert de la mer australe, jusqu’à l’engloutissement fatidique qui punit le péché faustien. Ce voyage sublime et déceptif vient se superposer, dans la mémoire occidentale, au périple homérique qui restait soumis à la tension entre nostos et aventures, rivage de la patrie et contrées merveilleuses, famille et rencontres à hauts risques. D’où le nom de « seconde Odyssée », emprunté à un poème de Cavafis qui la prétend même « plus grande que la première, peut-être ». Elle désigne en tout cas un type de récit inédit qui, en croisant les deux grands modèles, crée le mythe nouveau du voyageur éternel, en proie à la pulsion du départ et de la quête sans objet dans un espace sans fin.
2L’intérêt de l’ouvrage est double. D’une part, il s’agit d’une anthologie bilingue qui rassemble quinze textes courts et complets de dix auteurs, en six langues différentes (anglais, allemand, grec moderne, espagnol, italien, français), compris entre 1842 et 1982. En regard du texte dans sa langue d’origine, on lit une traduction française, due à l’auteur en ce qui concerne neuf de ces textes. Pour deux textes particulièrement connus, l’Ithaque de Cavafis (1910) et l’Ulysses d’Alfred Tennyson (1842), elle propose plusieurs traductions françaises différentes. En outre le second, archétype du nouveau récit hybride (produit de la fécondation d’Homère par Dante), est assorti, en plus de la sienne propre, de quatre traductions du XIXè siècle : deux en français, une en allemand et une en italien, qui témoignent non seulement d’une influence extensive, mais de la circulation féconde de ces lectures/écritures. Premier degré de la récriture, la traduction – une spécialité de l’auteur de l’ouvrage - est, en effet, transfert à la fois géographique et poétique
3D’autre part, un tiers du livre est constitué de commentaires qui mettent l’ensemble en perspective et dont la richesse, à défaut de la structure, relève de l’essai. Outre le prologue et l’épilogue qui exposent et synthétisent respectivement les enjeux du corpus, ce sont des notices consécutives à chacun des textes, qui l’éclairent et le mettent en relation avec les autres. Pas de construction théorique dogmatique, de la part de cette spécialiste de la question à laquelle elle a déjà consacré plusieurs articles, mais un parcours rigoureusement guidé qui plonge au cœur des œuvres choisies et s’étend à leur contexte, explore le processus de leur création et met au jour les fils qui les relient aux précédentes. Un tel dispositif conserve aux textes leur priorité fondamentale, que confirme une bibliographie consacrée successivement aux éditions et traductions consultées, aux repères bibliographiques par auteurs, et enfin à une sélection critique plus générale sur le sujet. L’histoire littéraire se tisse au fil des pages avec une patience érudite et précise, le maillage intertextuel européen apparaît peu à peu dans toute sa complexité, sa mouvance, ses rebonds.
4La présentation des textes suit très exactement l’ordre chronologique de leur publication, indépendamment de leur auteur : les deux poèmes écrits par Constantin Cavafis, tout comme ceux d’Arturo Graf, se trouvent ainsi séparés par des textes qui s’inscrivent dans l’évolution de leur création. Mais les échos que tous se renvoient, mis en lumière par les commentaires, suggèrent au lecteur diverses combinaisons. Celle qui relève de l’évidence consiste à les regrouper par sphères culturelles ou à rassembler les différentes œuvres d’un même auteur. Ainsi les trois premiers poèmes, bien que de longueur et de mètre différents, et séparés par une période de trente ans, ont été écrits par trois très jeunes Anglais pétris d’humanités, bons traducteurs, et, étrange coïncidence, dans la circonstance la plus propice à la mélancolie : le deuil d’un ami proche. Dans le premier, Ulisses (1842), qui est aussi le modèle de la « seconde odyssée », Tennyson fait monologuer longuement Ulysse. Rentré à Ithaque comme le narrait Homère, celui-ci est pris de dégoût pour la vie sédentaire, matérielle et mesquine qui fait suite à ses aventures. Conformément à l’aveu de l’Ulysse de L’Inferno, son « âme grisonnante » demeure « brûlante du désir / de suivre la connaissance, étoile qui sombre sous l’horizon, / au-delà des limites de la pensée humaine ». Il laisse donc la charge du royaume à Télémaque pour embarquer à nouveau avec ses vieux compagnons, dans le « but de voguer au-delà du couchant (…) jusqu’à ce qu(‘il) meur(e) ». Devant lui, l’incertain de la mer : gouffre marin, ou Îles Fortunées. Le nouveau mythe est fondé, prêt à l’usage. The fantom bark de George F. Preston (1860) en donne une version allusive en quatre strophes délicatement lyriques : une voile « double », une « frêle barque funeste » - ombre anonyme de celle d’Ulysse - s’éloigne vers l’ouest, accompagnée d’un murmure inaudible. En affirmant l’équivalence entre îles fortunées et tombeau, le poète laisse pressentir le désastre obscur. Au contraire, Andrew Lang, développe en un cycle de sept poèmes, Hesperothen (1972) le « nouveau départ » vers l’occident inconnu de certains marins grecs, comme appelés par un mystérieux oiseau blanc. L’originalité de Lang consiste à les faire repasser, sans s’arrêter, par les étapes de la première Odyssée avant de finir dans un espace désolé. Cette synthèse allégorique du chemin de la vie, des tentations aux ténèbres de l’âge, est censée illustrer « the Vanity of Melancholy ». On pourrait adjoindre à ces trois poèmes les sept sizains qui composent Odysseus (1877) de l’Allemand Paul Heyse, reprenant le premier volet du récit de Tennyson comme Preston évoquait le second. Ce chant lyrique est celui d’un Ulysse qui n’a pas encore quitté Ithaque, mais dont le désir est éveillé par l’appel intérieur du rêve, et l’appel extérieur du souffle marin : « Schwühl weht der Hauch vom Meer ».
5Un deuxième ensemble est constitué par les écrits du Grec Constantin Cavafis. Comme le montre son bref essai cité en appendice, La fin d’Ulysse (1894), il rapproche Tennyson de Dante. Il les cite tous deux en exergue de Seconde Odyssée, petit poème assez libre publié la même année, qui réunit en trois mouvements les différents schèmes, tout en privilégiant le navigateur, l’aventurier au cœur froid qui revit en quittant le carcan affectif de l’île natale. Cette idée est reprise en 1910 dans Ithaque, poème célèbre quoique dépourvu de la perspective dantesque comme de la palette homérique : le discours souhaite à l’homme, avant le retour à Ithaque – arrivée définitive -, un voyage long, riche en plaisirs et en expériences, mais sans rien désormais de merveilleux ni de tragique.
6On ne saurait s’étonner de voir les Italiens inspirés par l’Ulysse de Dante. Trois longs poèmes figurent dans ce recueil, dont deux composés par Arturo Graf. L’ultimo viaggio di Ulisse (1894) décline en trente pages au lyrisme âpre et flamboyant le lourd destin d’Ulysse : la lassitude d’Ithaque, le départ, et la navigation ultime dans un paysage terrifiant de vide, de ténèbres et de gouffre, hanté par Saturne, contaminé par l’acédie et le regret. En 1905, I Naviganti, sous-titré « songe éveillé », est un « poème dramatique » où Graf semble superposer à l’inspiration dantesque le symbolisme impersonnel et allusif de Maeterlinck. Des personnages d’âges divers (échantillon d’humanité assez fantomatique) rassemblés sur un bateau depuis des générations, dans un espace-temps sans bornes, échangent lamentations, questions : « Pourquoi ce voyage ? », souvenirs de visions fugitives et désirs vagues, tandis que passe un grand cri dans le ciel vide. Quant à Giovanni Pascoli, traducteur de Tennyson, il publie en 1904 L’ultimo viaggio, un poème majeur en vingt-quatre chants qui font fusionner les trois traditions : le Héros (anonyme) reprend la mer après la réalisation de l’oracle de Tirésias, mais c’est pour revisiter, à l’envers, les lieux de la première Odyssée. Voyage décevant, puisque la disparition de Circé et de Polyphème, la pétrification des Sirènes font vaciller les certitudes, et que la mer le rejette, mort et définitivement sans réponses, sur le rivage d’une Calypso qui conclut, émule de Schopenhauer : « ne jamais être ! (…) ne plus être !… ». A la même époque, Rilke et Kafka rêvaient, eux aussi, à ce « silence des Sirènes ».
7La littérature française reçoit ici la portion congrue. C’est que la tradition classique a greffé sur le poème homérique un autre schéma narratif qui fait autorité chez les auteurs français jusqu’aux élucubrations surréalistes d Aragon: le Voyage de Télémaque de Fénelon. Aussi Jules Lemaître, seul retenu dans ce volume, réalise-t-il avec Nausicaa (1894), en combinant Homère et Fénelon, une seconde Odyssée dans le sens où, au lieu d’inventer un autre périple avec le même héros, elle réitère le même périple avec un autre héros – le fils. Il revisite le mythe homérique sur le mode ironique et désabusé, sceptique et nostalgique, qui caractérise l’esprit fin de siècle. Actualisés et humanisés, les monstres ont disparu en tant que tels ; le récit héroïque piétine dans la bouche radoteuse d’Ulysse, puis dans celle, timorée, de Télémaque. Le temps s’étire et s’accélère de façon fantastique pour faire de Télémaque et de Nausicaa, la fiancée de ses rêves, des vieillards. Ce dernier thème seul permet de rattacher cette suite parodique à la lignée dantesque. Si l’esprit de la seconde Odyssée a soufflé en France, c’est de façon biaisée, loin de toute anecdote : n’est-ce pas lui qui inspire le sombre Voyage de Baudelaire, la « Brise marine » et le Voyage d’Urien des jeunes Mallarmé et Gide ? Inversement, Le dernier voyage d’Ulysse de l’Autrichien Franz Blei (1923), dont l’activité de comparatiste et de traducteur fait un véritable « médiateur des littératures européennes », se présente également comme une suite déceptive, d’ailleurs inspirée par un récit français d’Emile Gebhart. Cette histoire morale, qui fait rentrer pour toujours à Ithaque un Ulysse assagi par sa seconde visite à Calypso, présente également l’intérêt d’annoncer l’idée développée peu après par Giono dans Naissance de l’Odyssée : pour dissimuler ses amours de voyage, Ulysse invente de toutes pièces des aventures merveilleuses qui seront fixées par la légende.
8Ce parcours se termine logiquement dans l’univers de Borges, point de fuite vertigineux de l’ensemble des lettres européennes. L’immortel, récit fantastique de 1947 auquel s’était déjà intéressée Evanghélia Stead, qui le traduit ici, orchestre comme un voyage labyrinthique dans les replis de l’espace et du temps une rêverie baroque sur la question homérique. Une quête au désert, vers les confins du monde, l’univers carcéral et dément d’une Cité des immortels infernale, un vieillard amnésique qui bredouille des vers de l’Odyssée, un avatar du Juif errant qui s’en va mourir dans la patrie d’Homère … autant de motifs qui s’embrouillent pour évoquer la survie complexe, lacunaire et insolite du palimpseste odysséen. En 1964, quatorze vers reviennent condenser l’arcane de la « seconde odyssée » : « L’Odyssée livre XXIII », tiré du recueil L’Autre, le Même, ramène Ulysse à Ithaque, et fait sourdre, de ce sommeil des retrouvailles, l’interrogation anxieuse et l’élan vers l’ailleurs. En 1982, Ulysse continue à nourrir la réflexion littéraire de Borges, qui consacre un essai, Le dernier voyage d’Ulysse, à l’élucidation de la récriture dantesque. La force de ce passage de L’inferno provient, selon son intuition, de l’identification du poète florentin au navigateur, dont la « folle traversée » serait la métaphore de sa propre aventure poétique, tout aussi orgueilleuse, donc également passible de la damnation. Borges élargit alors la descendance de cet Ulysse au capitaine Achab, le grand coureur des mers de Melville, aimanté par son obsession inaccessible et mortelle.
9Dans son prologue, Evanghélia Stead suggère d’autres répartitions des textes, génériques et thématiques, ou des circuits dynamiques au fil des métamorphoses du mythe. On oscille ainsi entre les pôles du lyrisme et du récit, de la description et du discours, de la récriture et de l’invention, des figures précises et de l’abstraction, de l’anecdote et de l’allégorie, de l’élégie et de l’ironie, de l’élan (précurseur de celui de C. Colomb) et de l’abattement, du point de vue interne et du regard critique…Mais les deux fils rouges demeurent le thème de la frontière, jeu poétique avec le réel dans l’Odyssée que Dante transforme en transgression aux résonances eschatologiques, et la mystérieuse « langue de feu » qui prend en charge l’oracle de Tirésias, le prolonge poétiquement et le charge d’émotion inquiète. L’Ulysse homérique, polytlas, avait beaucoup souffert, beaucoup pleuré, sans pour autant rien perdre de la détermination qui, avec l’aide d’Athena, lui assura in fine une revanche éclatante. De presque toutes ces « secondes Odyssées » émane au contraire une lourde mélancolie qui contamine le désir et sent la malédiction : c’est le deuil romantique qui assombrit la nostalgie, l’acédie fin de siècle qui plombe l’espace-temps, la méditation borgésienne dont la bibliothèque se perd dans les sables. Car l’enjeu en est l’inquiétude que suscite l’énigme existentielle et poétique lancée du fond des Enfers par un devin antique : quelle mort, et quelle survie pour ce héros porteur de l’humaine condition, pour ce premier Européen1 ?