Les écrivains suisses et La NRf. Une relation critique
1La sympathie de Jean Paulhan pour la Suisse, sa « filière suisse1 » comme dit Alban Cerisier dans un autre ouvrage, est connue. Des voyages l’ont mené en terre helvétique jusqu’à l’écriture pleine d’humour du Guide d’un petit voyage en Suisse. Jacques Rivière fut également interné en Suisse au lendemain de la guerre. Albert Thibaudet exerça à l’université de Genève. On pourrait ainsi multiplier les exemples de rencontres et correspondances, qui rendaient nécessaire le bel ouvrage Les Écrivains suisses et La Nouvelle Revue française.
2Le choix de monographies successives aurait pu faire basculer l’ouvrage vers le catalogue historiciste de cas singuliers. Il n’en est rien, et l’objectif annoncé par Daniel Maggetti, au seuil du recueil, d’illustrer « différentes facettes des relations que La NRf a entretenues avec le monde littéraire suisse2 » est pleinement atteint. L’ensemble pose exemplairement la question des rapports entre centre et périphérie, et met au jour les temps forts de cette relation critique au long cours.
3L’ouvrage restitue avec justesse l’aura initiale de la prestigieuse revue auprès du lectorat suisse. La parution de La NRf est vécue, selon les mots de Marcel Raymond, comme l’« événement du mois3 ». Elle revêt un aspect « légendaire » pour le Belge de naissance Georges Poulet. Sa présence mensuelle joue un rôle déterminant dans la vocation de bien des écrivains et des critiques, notamment Jean Starobinski comme le montre l’article de Michaël Comte4. La séduction est réciproque puisque la Suisse apparaît dès les années 1920 comme un vivier d’auteurs et de critiques talentueux repérés au moyen des périodiques littéraires romands.
4Les écrivains suisses jouent très rapidement le rôle de passeurs de culture au sein de la revue française. Ils permettent d’acclimater la revue en Suisse, et de diffuser la littérature romande en France. Ainsi de Philippe Jaccottet qui a, par exemple, attiré l’attention sur les premiers livres de Jacques Chessex5. Surtout, ces auteurs ont souvent une bonne connaissance de la littérature et de la pensée allemandes. Ce point est crucial dans la période d’entre-deux-guerres, et au-delà. Beaucoup, tel Marcel Raymond6 nourri de phénoménologie husserlienne, ont effectué quelques années de lectorat en Allemagne. On citera également J. Starobinski qui participe à l’introduction d’approches critiques développées à l’horizon de la romanistique allemande7. Ils manifestent, pour certains, une culture européenne tournée aussi bien vers l’Allemagne que l’Italie, et cristallisent donc divers horizons épistémologiques et culturels. À cela s’ajoute, comme l’analyse Alain Corbellari, une imprégnation protestante8 qui innerve bon nombre de compte rendus critiques, attachés à l’articulation entre éthique et littérature. Les écrivains suisses assurent donc en partie un rôle de découverte que ne joue que timidement La NRf, instance de consécration et non d’exploration.
5L’ensemble des monographies s’accorde en outre sur la fécondité de la distance géographique. Elle assure non seulement un renouvellement rédactionnel, mais permet aussi de « donner du jeu ». Deux exemples sont convoqués : celui de Charles-Albert Cingria, analysé par Céline Cerny et Jérome Meizoz9, et celui de la critique de Genève10. Le chroniqueur « bouffon » selon Gide forge un ton singulier, typiquement « romand », qui emprunterait son fonds à l’ironie spirituelle allemande selon Cingria lui-même, tandis que la critique de Genève mène, dans les années d’après-guerre, son travail en toute liberté face aux théories alors à la mode des « nouvelles critiques ».
6Cette liberté ne va pas sans une certaine tension inhérente à l’investissement concomitant de deux espaces géographiques hétérogènes. Sensation du dépaysement et ré-enracinement conjoint caractérisent des œuvres en position de passage. Tandis que Stéphane Pétermann choisit en guise de titre le propos de Jacques Chessex « J’ai besoin de Paris comme j’ai besoin du Pays de Vaud11 », Dominique Kunz Westerhoff note, à propos de la poétesse suisse Édith Boissonnas12, la constance d’une quête identitaire. L’existence de l’écrivain suisse serait « fondamentalement frontalière13 » et offrirait l’intérêt d’un regard dépaysé. Le corollaire de cette situation est la question de la portée possible de cette littérature, qui revendique son appartenance helvétique, au sein d’une instance de consécration qui, elle, met l’accent sur l’universalité de la littérature qu’elle diffuse.
7L’accès à la revue est souvent progressif et l’ouvrage permet, à l’aide d’exemples divers, de restituer les grandes étapes du cheminement ainsi que la pratique générique associée à chacune d’elles. L’article de Céline Cerny et Jérôme Meizoz rappelle ainsi l’historique d’une collaboration progressive pour démontrer son exemplarité : le parcours de Cingria est emblématique du lent cheminement du débutant, qu’il soit suisse ou français. On note l’importance des rencontres et des parrainages. Céline Cerny et Jérôme Meizoz en profitent pour relever, avec beaucoup de perspicacité, les types de textes propres au dispositif de toute revue littéraire auxquels accède progressivement le chroniqueur doué. Ils évoquent le « cahier des charges14 » propre à chacun et montre, en particulier, combien l’exercice, en apparence anodin, du compte rendu fait office d’« épreuve initiatique15 ». C’est à l’aspirant critique que de faire de ce lieu, « en apparence ingrat », un genre d’expression personnelle, lieu de « fantaisie et de polémique16 » dans le cas du capricant Cingria. Le compte rendu devient un art à part entière, avec son ton, son style et son volume propre, ce que Daniel Maggetti appelle avec beaucoup de justesse sa « respiration critique17 ».
8Cependant, l’ouvrage ne cède pas à une taxinomie systématique. L’étude monographique permet de tenir compte des parcours singuliers, des cas particuliers aux intégrations particulièrement réussies. Ainsi se module l’intensité de la relation critique selon les personnalités. Deux exemples de consécrations réussies, celles de Léon Bopp et Jacques Chessex, sont ainsi mentionnés. L’étude envisage le cas contraire de Georges Anex qui ne fut « ni parrainé, ni introduit18 » et refusa précisément de jouer le rôle de passeur des lettres suisses. On garde en mémoire cette réponse du Vaudois à Marcel Arland :
[…] je ne trouve pas très intéressant qu’un Vaudois parle d’un autre Vaudois dans une revue française !19.
9Ainsi sont mises en évidence certaines limites de la revue. Comme le montre très clairement Carine Corajoud à l’aide de quelques exemples, la France « importe de l’étranger les auteurs déjà confirmés dans leur propre pays 20». Par conséquent, il faut être déjà connu pour accéder à La NRf. Les écrivains suisses de La NRf ont un point commun essentiel : ils sont déjà très actifs dans le milieu culturel romand au moment de leur entrée dans la prestigieuse revue. L’ouvrage fait ainsi ressortir un pouvoir de légitimation inégal des deux champs, suisse et français. Il fait, en outre, entendre la voix des absentes de la revue dans un article de Valérie Cossy qui souligne l’absence de toute collaboration féminine longue avec La NRf21. Femmes et suisses, ces auteurs « cumulent les facteurs d’exclusion22 ». Enfin se posent régulièrement des problèmes de décalage temporel, liés à la distance géographique. L’article de Reynald Freudiger offre ainsi une bonne synthèse des relations décalées dans le temps de Ramuz et La NRf. Lorsque cette dernière a voulu s’attacher durablement sa signature, Ramuz était devenu un auteur renommé « cultivant une posture d’écrivain solitaire à l’écart des groupes constitués23 ».
10Malgré ces heurts et tensions, l’ensemble des articles met en évidence la fécondité de la participation périodique. Elle permet d’abord à l’écrivain suisse de se situer dans un champ littéraire contemporain beaucoup plus étendu que le champ littéraire romand. Ces écrivains manifestent, de fait, une inlassable curiosité pour leurs contemporains. On retiendra l’exemple de Jacques Chessex qui met en avant, dans ses recensions, des « liens de filiation ou de compagnonnage24 ». Leur pensée « s’élabore dans la durée et au contact des textes25 ». Ainsi se définit La NRF comme un fleuve au long cours qui permet à l’écrivain de se situer dans la longue durée et de garder, dans la relation à l’autre, « un léger vacillement au cœur des certitudes26 ». La périodicité de la revue « relance [aussi] la pensée, par un rythme stimulant » comme le fait remarquer José-Flore Tappy27.
11Aussi l’ouvrage montre-t-il la complémentarité de l’étude des revues et œuvres complètes : les publications périodiques accompagnent le développement de l’œuvre monographique. Des articles pour La NRF se révèlent être des prépublications. La NRf peut apparaître comme « un avant-poste éditorial28 ». Georges Poulet et Jean Starobinski y posèrent, par exemple, les jalons de leur réflexion critique. En outre, la richesse générique de la revue permet à des écrivains, comme Philippe Jaccottet, de « tisser des liens entre le genres » qu’ils pratiquent. Le poète élabore alors sa voix « au carrefour de la lecture et de la réflexion, de la création et de la traduction29 ». L’article de José-Flore Tappy montre très bien comment Philippe Jaccottet est passé sans cesse « de la note de lecture à une poétique » personnelle.
12L’attention portée par tous ces contributeurs suisses à la langue et la mise en forme permet de dire qu’ils ont eu pleinement « l’esprit NRf ». À cet égard, on peut mentionner l’article de Michaël Comte qui s’interroge sur les filiations éventuelles entre la critique de La NRf et les approches spécifiques de la critique de Genève30. Cet article retient l’attention, car il traite non seulement des rapports de Jean Starobinski avec La NRf, mais aussi de nombreuses grandes figures de la critique de Genève, tels Georges Poulet, Jean Rousset, Marcel Raymond. Il établit des parentés possibles entre la critique de Marcel Raymond et la critique extra-universitaire inspirée en partie par Bergson, notamment la « critique créatrice » d’Albert Thibaudet.
13Ces compagnonnages et fructueuses collaborations restent cependant toujours marqués par l’exigence de liberté. Aussi tous les articles sont-ils sensibles au permanent travail d’ajustement de la relation, avec des interruptions ou des collaborations extérieures. Il s’agit bien d’une relation critique qui se fonde sur la recherche de la bonne distance31. En d’autres termes, l’écrivain suisse tend à transformer son handicap en avantage, non sans développer un génie critique particulier qui souhaiterait, selon une belle formule de Cingria, « inoculer la compréhension et la vision par vibration32 ».
14On retiendra l’aération que permet l’ouverture à la Suisse d’un domaine culturel « parfois limité par […] les tendances francocentristes33 ». Michaël Comte note que cette position en retrait, « certes périphérique quant à la géographie, […] ouvre une perspective panoramique sur les cultures alentour, favorisant les médiations vers [l]e centre 34». Le « groupe suisse » fonctionne bien alors, grâce à cet ouvrage, comme un exemple à méditer, comme « une sorte de laboratoire où s’éclaire […] le fonctionnement des relais et des institutions du champ littéraire35 ».