Les rapports entre littérature et technologies passés à la machine
1L’ouvrage commis par Isabelle Krzwywkowski est un beau volume de 325 pages divisées en 7 parties, introduction et conclusion incluses, qui s’interroge sur les manifestations de la machine dans la littérature et l’impact qu’elle a sur la création littéraire. Les deux dernières parties, constituées du corpus et de la bibliographie, représentent près du quart de l’ensemble. L’auteure, comparatiste, s’appuie sur un corpus de près de 300 textes et des sites de créations d’œuvres électroniques, le tout traduit de l’allemand, de l’anglais, de l’italien et de l’espagnol. La bibliographie quant à elle donne sur 36 pages une liste actualisée d’ouvrages et d’articles qui traitent de machines, textes et savoirs depuis près d’un siècle. L’exploitation de tous ceci lui a permis de livrer une réflexion en 3 parties encadrées par une introduction et une conclusion.
2Partant de l’hypothèse que l’opposition entre technologie et littérature n’est qu’apparente, parce qu’en fait la littérature a toujours tenu et rendu compte de l’évolution technologique en réfléchissant sur ses spécificités et en s’en appropriant progressivement dans la création, l’objectif est d’afficher « la manière dont les machines questionnent la littérature et dont leur présence, imaginaire ou pragmatique, travaille l’écriture » (p. 15), la machine étant définie comme tout « objet produit par une technologie pour aider, améliorer ou remplacer un être vivant » (p. 16). La réalisation de ce programme se décline donc en trois chapitres qui vont de l’influence de la pensée mécaniste sur la perception du monde et de la littérature à celle de la technologie sur la production et la réception des textes en passant par la question esthétique de la représentation de l’objet technologique dans les textes.
3Le premier chapitre, « Penser avec la machine », fait une archéologie de la pensée mécanique et son impact sur l’explication et la compréhension du vivant et de l’univers. En effet, sous l’influence des progrès scientifiques et techniques, des modèles de pensée ont tout comparé à la perfection de la machine devenue symbole de modernité. La finalité de ce chapitre est de comprendre comment ces modèles sont passés à la littérature et ont permis à celle-ci de penser le social, le sacré, le vivant et l’œuvre littéraire elle-même.
4L’auteure constate, depuis les siècles classiques jusqu’au XXe siècle, une prégnance de plus en plus grande de la pensée mécaniste dans les nouveaux modèles de représentation et d’explication du monde. Ainsi observe-t-elle quatre moments de cette évolution. Au départ, la machine, en tant que créature artificielle et autonome, a servi une cause métaphysique, celle de la représentation de la crise du sacré. La machine parfaite érige l’homme au statut de Dieu et les fictions se peuplent de savants qui tentent de donner naissance à un monde impossible de créatures artificielles. Mais ces initiatives toutes vouées à l’échec témoignent, écrit l’auteure, « qu’un pan de la littérature sur les machines cherche à exprimer l’aspiration à un sens que la disparition de la transcendance a rendu difficile et que la science n’arrive pas à combler » (p. 39). La science en problématisant le sacré entraîne une vision du monde qui oscille entre pensée du sacrilège et de la punition, comme le suggère la fin tragique des personnages, et la nécessité de « surmonter le désarroi d’un monde sans Dieu » (p. 39) en forgeant de nouvelles divinités qu’elles soient homme et/ou machine. La sacralité moderne s’articule ainsi autour du projet de fusion de l’homme et de la machine comme marque de la victoire sur la mort. Les textes mettent en scène des hommes qui mènent une vie artificielle, complétés dans leur constitution par des machines. Le futurisme littéraire italien peut ainsi célébrer « l’homme multiplié, qui se mêle au fer, se nourrit d’électricité et ne comprend plus que la volupté du danger et de l’héroïsme quotidien » (p. 46).
5Cette modification de l’humain entraîne dans un deuxième moment le questionnement sur ce qu’est l’homme. À partir d’un imaginaire négatif de la machine, la littérature exprime l’angoisse de l’homme au temps de la civilisation industrielle. En effet, selon l’auteure, la pensée d’une perfection humaine aidée par la machine est un échec qui pose le problème ontologique de l’humain. L’angoisse ici est celle de la perte de l’unité du vivant dans la fragmentation essentielle à la machine. Ainsi, l’échec dans les fictions du rêve de réunification de l’homme avec lui-même par le biais de la machine ramène le sentiment de l’incomplétude propre à la nature humaine et à son identité menacée également par l’automatisation. En effet, l’homme tombe dans une dépendance totale à l’égard des machines autour desquelles, devenu lui-même machine par le travail répétitif, il se déshumanise. En définitive, la conception enthousiaste de l’homme-machine comme dépassement de l’homme naturel trouve son expression paroxystique dans le rêve d’un technosapiens qui viendrait remplacer l’homosapiens. Mais tout ceci suppose une transgression de l’espace corporel et repose avec force la question ontologique, faute de pouvoir garantir la survie de l’espèce humaine telle que connue.
6En troisième lieu, dans le cadre des rapports de la machine au pouvoir, l’homme apparaît comme le jouet de machineries politiques qui perçoivent la société comme une machine dans laquelle les individus ne sont que des rouages et qui doit être régulée par des principes mécaniques. Ici, la pensée de la machine sert à décrire des États dangereux et tyranniques, où l’homme, pantin social, est soumis aux abus figurés par la machine de la justice avec, au bout, la machine à donner la mort qu’est la guillotine.
7En dernier lieu, la réflexion se penche sur l’approche du texte littéraire par le modèle mécanique. Nombres de théories littéraires se sont inspirées du modèle mécanique qui envisage le texte non comme expression d’un sujet mais comme effet de construction, de composition. Le structuralisme, le formalisme, la sémiotique affirment tous le règne de la combinatoire qui atteint son paroxysme dans la production littéraire de l’Oulipo qui définit l’écriture comme processus potentiellement mécanisable. Mais, écrit I. Krzywkowski, la machine passe de modèle à outil dans la mesure où l’ordinateur par exemple peut être d’une aide significative à l’écrivain actuel. Ensuite, à partir du modèle hypertextuel basé sur les théories informatiques, le texte apparaît comme un réseau infini de textes multiples dans lesquels le lecteur doit tracer son propre chemin. Il devient ainsi une machine à générer des parcours de lecture et donc de sens infinis.
8Alors que le chapitre précédent a montré comment la machine a servi de modèle à la littérature pour penser le monde et se penser elle-même, le second, « Dire la machine », étudie comment la machine a accédé au statut de sujet puis d’objet pour la littérature. La présence de la machine dans les textes s’est d’abord faite sur le mode de la critique et du rejet. La poésie de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle a dénoncé les progrès technologiques et leurs effets dévastateurs sur l’environnement et la nature auxquels il ôte toute beauté. Décrite comme ennemie de l’art, la machine se révèle aussi ennemie de l’homme. Dans un imaginaire de la catastrophe, toute une veine de romans réalistes européens se fait l’écho de déraillements de trains, d’explosions dans les mines et de la misère croissante des ouvriers dans des usines de plus en plus mécanisées. Une polémique portant sur la représentation esthétique de la machine a conduit les uns et les autres à reconnaître que sa présence, qui s’impose, peut et doit être transformée en beauté grâce aux mots et à l’écriture, dans une attitude moderne. Ceci modifie donc le regard porté sur la machine par chaque individu qui peut alors lui trouver des caractéristiques différentes en fonction de son expérience personnelle. Cette considération de la machine du seul point de vue de sa beauté intrinsèque a été amplement illustrée par le futurisme italien. La machine est érigée en beauté nouvelle et signe de la modernité.
9S’est posée, ensuite, la question de la représentation : comment décrire la machine alors que son irruption a bouleversé tous les codes antérieurs ? Comment adapter des outils stylistiques anciens à un objet nouveau ? Par la figuration et la description répond I. Krzywkowski. La littérature produit une machine-personnage qui reflète la tendance à n’envisager la machine que par comparaison à l’humain. Représentée sans âme, elle est décrite comme le complément de l’homme pour créer un monde meilleur. À mesure qu’elle prend de l’autonomie, on la voit à la fin du XIXe siècle susceptible, par les lois de l’évolution, d’avoir une âme et même d’accéder à la conscience, à l’intelligence et aux sentiments. De nombreux textes décrivent des machines se révoltant et échappant au contrôle de l’homme pour prendre en main leur propre destin. D’autres textes, plus optimistes, représentent une machine dévouée à l’homme, qui peut souffrir et mourir de rouille ou d’inactivité due à la fermeture des usines, comme on peut le voir chez Zola ou Pasolini. Cette humanisation de la machine montre à quel point la littérature a du mal à la penser et à la dire hors de l’humain.
10Devant l’étroitesse du vocabulaire disponible, constate l’auteure, décrire la machine ne pouvait donc se faire que par le détour de la métaphore empruntant à la mythologie ou au monde animal. Mais ces détours font face à une difficulté majeure : celle d’un discours technique objectif qui peut seul donner une visibilité intrinsèque à la machine mais dont l’obscurité compromettrait la lisibilité du texte. À côté de pages rébarbatives où le lexique scientifique et technique lasse le lecteur, certains auteurs choisissent de se concentrer sur les effets de la machine pour mieux en rendre compte, par allusion. On voit alors comment la présence de la machine a pu influencer des genres littéraires de l’intérieur, avant de devenir un nouvel instrument de création.
11Le dernier chapitre, « Écrire avec la machine », explore l’impact des technologies sur la pratique littéraire en ce sens que « l’expérimentation d’appareils nouveaux entraine l’expérimentation de nouveaux procédés d’écriture » (p. 173). Ces « styles technologiques » (p. 175) recouvrent trois principales démarches de recherche : formelle, stylistique et médiatique. Trois faits principaux retiennent ici l’attention d’I. Krzwywkowski.
12Sur le plan de la recherche formelle, l’auteure constate que la machine est devenue un des paradigmes d’élaboration de nouveaux modes d’expression et de création pour traduire un nouvel espace/temps complètement transformé par la vitesse, le mouvement et le rythme et qui nécessite des modalités de représentation inédites. La description fait place à l’énumération qui produit un effet de rapidité, les choses étant devenues insaisissables, discontinues, superposées. D’où les concepts de syntopie et de synchronie pour décrire la compression du temps et de l’espace. L’évolution des techniques provoque une volonté d’échapper à la linéarité du médium premier, le livre imprimé. Par ailleurs, ajoute l’auteure, le remplacement de la main par la machine à taper puis par l’ordinateur transforme le temps de l’écriture en temps direct de création. Tout ceci exige un bouleversement des codes de la langue afin de l’adapter à la vitesse, au rythme et au bruit mécaniques : simplification de la syntaxe, abréviations, onomatopées invitent le lecteur à des parcours originaux basés parfois sur la combinatoire d’éléments minimaux. Ce retour à une langue primitive remet en cause l’approche subjectiviste de la littérature au profit d’une objectivité, d’une distanciation que permet la machine, et fait de l’auteur non plus l’inspiré mais le constructeur.
13Elle note par ailleurs que les machines-outils directement utilisables par les écrivains ont eu une influence sur la création littéraire. En effet, les progrès de l’imprimerie, la typographie, la reproduction et les techniques de mise en page ont accompagné la machine à écrire dans la transformation du rapport à l’écrit et produit une littérature machiniste-mécanique. Le tapuscrit a remplacé le manuscrit dans un renouvellement de l’écriture dû à la contrainte de l’outil qui génère une production dépendant aussi bien de l’imagination créatrice que de la maîtrise mécanique. D’autres outils comme le téléphone, le phonographe, la radio, le magnétophone ont donné naissance à de nouvelles formes littéraires orales. La littérature machiniste-électronique quant à elle doit son essor à l’ordinateur. Les auteurs sont désormais confrontés à la maîtrise de l’outil informatique. Les uns se contentent d’en être de bons utilisateurs et les autres en approfondissent la manipulation au point de se servir ou de construire des logiciels de création de textes à partir de la combinatoire et de l’algorithme dans ce que l’auteur appelle « la littérature générative » (p. 213) où des hypertextes sollicitent le lecteur. C’est en effet à lui de construire un parcours en navigant dans des œuvres hypermédiatiques où la technologie rend possible l’insertion d’images et de sons. L’avènement d’Internet fait évoluer la création vers des œuvres conçues pour être lues en ligne, vers le développement des blogs qui sont moins un changement de pratique scripturale que de mode de diffusion et de lecture mais qui érigent la machine en médium.
14Enfin, l’auteure s’interroge sur l’utilisation de la machine comme médium et la redéfinition conséquente des concepts d’œuvre, d’auteur et de lecteur. Qu’est-ce qu’une œuvre à l’ère technologique, se demande-t-elle ? Tenant compte des progrès incessants de la technologie, elle en indique trois caractéristiques sur le mode provisoire : interactivité, illisibilité et immatérialité. L’interactivité se verrait à la volonté d’impliquer toujours plus le lecteur dans le processus sinon de création du moins de réalisation de l’œuvre par le choix de parcours de lecture des hypertextes. Et si c’est à lui d’achever l’œuvre, ceci interroge le statut de l’auteur qui semble disparaître derrière la machine à générer le parcours. Mais tous les parcours étant prédéfinis par l’auteur, la liberté du lecteur n’est qu’illusoire et se trouve réaffirmée la présence de l’auteur qui n’a cependant pas un pouvoir total sur son œuvre, puisque la clôture de celle-ci dépend du parcours du lecteur. L’illisibilité serait l’aboutissement d’une surexploitation des atouts de l’informatique et du traitement de texte. En effet, permutations, disparitions, proliférations, sons, images, impossibilité de s’arrêter ou de revenir en arrière peuvent empêcher une saisie du texte dont l’hétérogénéité est troublante là où le livre imprimé avait habitué à la linéarité, à la continuité. Aussi, l’illisibilité peut naître de l’impossibilité pour le lecteur de connaître l’ensemble des variantes possibles du fait des aléas de la combinatoire des permutations. L’immatérialité quant à elle décrit l’œuvre en tant que données numériques certes matérialisées à l’écran mais inexistante hors de la machine, son seul lieu de réalisation. Par ailleurs, l’œuvre est-elle l’ensemble des possibilités ou chaque possibilité réalisée correspond-elle à une œuvre ? La programmation fait-elle partie de l’œuvre ? Ces questions permettent à l’auteur de terminer en affirmant l’immatérialité comme le propre de l’œuvre électronique, jamais close, proliférant sans cesse.
15En fin de compte, Machines à écrire. Littérature et technologies du XIXe au XXIe siècles est un livre où la philosophie le dispute à la littérature, la poétique à la critique, et dont l’érudition peut décourager plus d’un. Mais la construction, très pédagogique, on devrait dire très mécanique de par sa fonctionnalité, avec les multiples introductions et conclusions partielles, les nombreux renvois du texte à lui-même qui assurent cohérence et lisibilité, prend le lecteur par la main pour le guider dans la merveilleuse machine à décrypter les rapports entre littérature et technologie qu’est l’ouvrage d’Isabelle Krzwywkowski qu’on ne saurait trop recommander à tout comparatiste féru d’intermédialité.