Le Juif errant, témoin, survivant et martyr : de la Nuit du mont des Oliviers à la Nuit d’Auschwitz
1Qu’est-ce qui peut relier entre eux Giotto, Goethe, Chagall et Wiesel ? La Passion et la figure du Juif errant. C’est à partir de cette constellation éclatée, que Marcello Massenzio a décidé d’explorer l’une des figures mythiques les plus essentielles de la culture occidentale. L’auteur, refusant d’établir une sorte de typologie exhaustive qui dresserait un portrait robot du personnage du Juif errant, inventoriant les variations et persistances qui s’y rencontrent à travers les siècles, a choisi de faire dialoguer avec un mythe plusieurs auteurs qui différent autant par leur époque, leur origine, leur religion que leurs moyens d’expression artistique. Le point de départ de cette recherche se place dans la signification complexe que mettent en place les fresques de Giotto sur la Passion dans la chapelle Scrovegni à Padoue. C’est depuis cet ensemble pictural, qui place d’emblée la figure du Juif errant au cœur d’une problématique du témoignage et d’une dialectique violente et encore partisane entre christianisme et judaïsme, que le livre peut ensuite se déplier selon trois « cas limites » (20), trois réactualisations singulières et charnières du mythe, chez Goethe, Chagall puis Wiesel.
2L’un des avantages de cette démarche chronologique, au-delà de sa filiation avec le structuralisme de Lévi-Strauss, est assurément de souligner comment un mythe à l’origine chrétien, puisque le Juif errant, témoin de la Passion, homme qui a frappé le Christ, est condamné à errer sans fin à travers les âges pour propager le message chrétien suite à sa conversion, s’est peu à peu débarrassé de sa gangue idéologique pour laisser s’épanouir les interrogations existentielles et philosophiques qu’il contenait en germe. Peu à peu détourné de ses visées apologétiques et de son prosélytisme, d’abord par l’Aufklarung, dont témoigne notamment le cas de Goethe, puis par le positivisme du XIXe avec l’allégorie de l’humanité en marche chez Sue dans une lignée hégélienne, c’est une « appropriation juive du mythe » (94) qui se joue au XXe siècle. En effet, la figure du Juif errant s’est peu à peu coupée de ses origines chrétiennes pour connoter une certaine judéité, autant chez des écrivains ou penseurs non Juifs aussi divers qu’Apollinaire dans « Le passant de Prague », ou Blanchot, que chez des écrivains d’origine juive comme André Schwarz-Bart, Romain Gary, Albert Cohen ou Elie Wiesel.
3C’est ainsi que les enjeux majeurs de la réflexion de Massenzio émergent peu à peu au fil de la lecture, lentement, sans jamais se donner entièrement, se complexifiant à chaque nouvelle réactualisation du mythe par un artiste et dans un contexte nouveau. Progressivement, les auteurs s’éclairent les uns les autres. Les interrogations universelles d’un Goethe, placées au-delà de l’habituelle opposition au judaïsme que le mythe permet de promouvoir, résonnent singulièrement avec les réflexions angoissées d’un Wiesel chez qui la figure du Juif errant semble un viatique privilégié pour aborder l’indicible de la césure historique qui a partagé le monde entre un avant et un après Auschwitz. Par souci de clarté et selon la logique synthétique qui préside à l’ouvrage, Massenzio centre son travail sur le dialogue de chacun des auteurs avec le mythe lui-même plus que sur le dialogue des auteurs entre eux. Il s’agit alors pour le lecteur de faire communiquer les diverses branches du rhizome qui émerge, de suivre les suggestions nombreuses et les pistes de lectures multipliées qui s’offrent à lui. C’est ce dialogue suggéré entre les auteurs étudiés, leurs œuvres mais aussi d’autres auteurs que nous aimerions amorcer partiellement ici. En effet, au-delà de l’éclatement temporel et intellectuel qui sépare les trois « cas limites » étudiés, se font jour des passerelles, de surprenants échos comme d’importantes divergences, qui font résonner dans leur complexité certaines interrogations essentielles dont le mythe du Juif errant est porteur : le statut du témoin et du témoignage, le rôle de la souffrance, les implications existentielles et métaphysiques de l’art de survivre, la relation à l’Histoire.
4Marcello Massenzio constate en ouverture de son livre que les fresques de Giotto sur la Passion déclinent différentes « modalités du toucher » (15) autour du Christ. Depuis les mains haineuses du Juif errant qui rejette Jésus, les mains compatissantes des femmes qui touchent son corps mort, jusqu’au contact refusé avec Marie-Madeleine par l’inflexible « Noli me tangere », c’est bien la question du lien entre le terrestre et le céleste qui se pose et celle de la possibilité d’un témoignage au sujet de la Passion. Les relectures du mythe par Goethe, par Chagall ou par Wiesel dans sa nouvelle « Le Juif errant », s’articulent autour de cette notion. Dans cet orbe, l’étude de deux textes de Goethe, un poème inachevé de jeunesse appelé Le Juif errant et une réflexion de l’écrivain dans son autobiographie Poésie et Vérité, permet à l’auteur de souligner l’importance de l’introduction par l’écrivain allemand du personnage de Véronique dans sa réécriture du mythe (40-43). Le voile déposé sur le visage de Jésus pourrait en effet s’inscrire dans les « modalités du toucher » que Massenzio avait pu relever chez Giotto. Du visage transfiguré du Christ qui apparaît alors sur le voile, naît une illumination qui transforme radicalement le Juif errant. Si Massenzio souligne alors bien le clivage qui s’opère chez le Juif errant entre un avant et un après, un temps terrestre et un temps céleste, le lecteur ne peut que mettre en regard ce changement avec le clivage survenu au cours de l’épisode du « Noli me tangere » pour Marie-Madeleine. Dès lors, le système de pensée de l’ouvrage laisse voir toute sa cohérence puisque Véronique, comme Marie-Madeleine ou le Juif errant, apparaissent comme des figures du témoin, de la collecte des preuves, tangibles ou non, du Calvaire. Au contact doux de Véronique, répond le contact violent du Juif errant mais tous deux ouvrent ensuite sur la possibilité d’être le témoin.
5C’est en mettant en lumière cette question centrale que l’on comprend mieux l’une des raisons de la fascination des artistes juifs pour un mythe qui, au départ, est un outil de propagation du message chrétien à l’encontre du judaïsme. En effet, la question du témoignage acquière au XXe siècle, devant les catastrophes sans précédent de l’Histoire, une actualité brûlante. Comment représenter l’innommable, comment dire l’indicible sans trahir la nature hors de toute appréhension de ce qui a été vécu ? De la sorte, Marcello Massenzio montre bien comment une partie de l’œuvre de Chagall, avec La Crucifixion blanche, Triptyque, La Chute de l’ange, L’Apparition, interroge le rôle de l’artiste par rapport aux événements historiques (76). Evoquant la rupture des sphères terrestres et divines, Chagall questionne, à travers la Passion d’un Christ juif, la possibilité pour l’art de témoigner et d’exister dans les grandes périodes de crise. Massenzio parle ainsi au sujet de Triptyque d’un « Triptyque du peintre » (80) qui peint le passage d’un échec de l’art à son épiphanie. Dès lors, la Passion représentée pourrait être considérée autant comme celle du peuple juif que comme celle de l’artiste et de l’art. Il est de ce fait possible d’envisager Triptyque comme une véritable « Passion de l’art ». La réflexion de Chagall sur « l’art du survivre » se double alors de celle concernant une survie de l’art face à ce qui semble le nier.
6La méditation angoissée de Chagall a d’ailleurs d’innombrables échos chez les écrivains juifs. Au-delà d’une mise en échec de l’art face à Auschwitz que l’on retrouve dans certaines déclarations de Wiesel, plusieurs artistes ont fait de la Passion un paradigme du rapport entre l’art et les souffrances historiques. Edmond Fleg (Jésus raconté par le Juif errant), Rabbi (Judas) ou Romain Gary (La Danse de Gengis Cohn) ont en effet souligné l’esthétisation de la Passion qui travaille en sourdine les représentations iconiques du martyre christique. Cette esthétisation banalise la souffrance et autorise ensuite les pires exactions, dont Auschwitz. C’est pourquoi Fleg fait parler son Christ de la sorte :
« Voilà vingt siècles qu’on m’exhibe, par centaines de milliers, des Jésus longs sur des fonds de mosaïques, des Jésus blonds sous des auréoles d’or, des Jésus déguisés en Apollon, en Jupiter, en Adonis, des Jésus flamands, italiens, espagnols, cafres, auvergnats, en toile, en bois, en bronze, en marbre, en plâtre et en margarine, tous des “goïs”1 ! »
7Mettre le Christ à toutes les sauces, à toutes les modes esthétiques, à toutes les nationalités, voilà qui relève de l’utilisation commerciale d’une marque déposée. Instrumentalisé, Jésus est réduit à une icône vide destinée à la parade parmi des foules soumises et prêtes à la résignation devant le martyre. La représentation iconique du Christ se voit dévoyée de ses fonctions testimoniales premières et le Christ lui-même ne semble plus à même de témoigner de son propre Calvaire alors que le Juif errant, chez Fleg, et le peintre juif, chez Chagall, restent des relais essentiels dont le témoignage au sujet d’une souffrance première, celle de Jésus, évoque en fait celle de tout le peuple juif à travers l’Histoire.
8Sans s’interroger sur les limites de l’art face au témoignage, Wiesel inscrit pourtant lui aussi, dans sa nouvelle « Le Juif errant2 », la figure du témoin, notamment par le rappel que fait le Juif errant de la destruction du temple qui, comme l’explique Massenzio, n’est plus reliée à l’idée chrétienne d’un châtiment mais se fonde sur « la redécouverte des valeurs de l’identité culturelle collective » (94). Sorte de « Rabbi » (90) à l’enseignement paradoxal imposant à son auditoire une remise en question des certitudes, le Juif errant de Wiesel semble rejoindre la cohorte des mendiants visionnaires et fous qui traversent son œuvre. Ces personnages dont l’identité reste souvent flottante, sous lesquels l’on décèle autant le Juif errant, Elie ou le Messie, parfois reliés à la figure du Christ comme dans Le Mendiant de Jérusalem, imposent, par l’errance, la marginalité et le décentrement qui les caractérisent, un autre regard sur le passé comme sur le présent. Ils participent toujours d’une sorte de mémoire fantasmatique et ancestrale de l’histoire juive. Ce sont ces témoins qui, sans jamais devenir des historiens attachés au factuel, sont les opérateurs d’une sorte de mystique identitaire et mémorielle qui permet à la judéité de se vivre selon une épaisseur temporelle sans pareille.
9Au cœur d’un faisceau pluriel et particulièrement dense de modifications et de significations, le mouvement d’appropriation du mythe du Juif errant par les artistes d’origine juive se déroule en réalité conjointement à une récupération plus vaste de diverses figures propres au christianisme. En effet, la judaïsation du Christ que Massenzio met en lumière chez Chagall trouve son équivalent chez de nombreux écrivains, comme Elie Wiesel dans Le Mendiant de Jérusalem, Edmond Fleg, Rabi, Albert Cohen ou encore Romain Gary. La première étape qui préside à une relecture des implications juives de la Passion passe ainsi par une proclamation de la judéité de Jésus. Et c’est depuis cette proclamation que tout le sens attaché au Calvaire par la tradition chrétienne bascule. De la sorte, il semble nécessaire de souligner que cette judaïsation s’empare des figures les plus centrales dans la polémique qui oppose le christianisme au judaïsme : Jésus, Judas et le Juif errant.
10Aussi constate-t-on que plusieurs réécritures de la Passion, associées ou nom à la figure de Juif errant, se fondent sur ce que Massenzio appelle au sujet de Goethe « les illusions perdues » (51) de Jésus. Le retour du Christ sur terre dans Poésie et Vérité s’accompagne en effet d’une non reconnaissance de Jésus ainsi que du constat, par le Christ, de la faillite de son œuvre (47-49), Goethe se plaçant ainsi dans une perspective universelle qui va au-delà de la polémique antijuive attachée au mythe. L’échec du témoignage chez Goethe affecte de la sorte le Christ lui-même à travers un « épuisement de la grande espérance du renouvellement chrétien au monde » (50). Ce constat, anticipant sur « Le grand inquisiteur » de Dostoïevski comme le rappelle Massenzio, est une donnée que les écrivains d’origine juive utilisent eux aussi au XXe siècle, non dans l’optique universelle qui est celle de Goethe mais bien dans la perspective d’une critique du christianisme, comme dans Jésus raconté par le Juif errant3, Judas de Rabi4 ou Belle du Seigneur d’Albert Cohen5.
11Il est par conséquent remarquable que, parmi les « affinités électives » du Juif errant, se trouve, chez Goethe, la figure de Judas. Massenzio analyse comment l’arrivée de Judas vient confirmer, dans l’œuvre de l’écrivain allemand, la crainte du Juif errant que Jésus ne soit pris pour un agitateur politique (30-31). Judas devient l’incarnation de celui qui essaye de détourner l’esprit du message du Christ à des fins politiques. Semble ainsi s’annoncer une antithèse forte entre deux plans, antithèse qui sera au cœur de la pensée de Péguy : celle qui oppose la politique à la mystique6. La relecture du mythe par Goethe modifie l’interprétation des protagonistes traditionnels de la Passion puisque le Juif errant, figure du bourreau, devient la figure du témoignage et que celle de Judas, conservant sa noirceur, passe du félon emblématisant la traîtrise attachée au Juif, à celle du conspirateur politique. Ce détournement de deux personnages instrumentalisés par le christianisme dans sa dénonciation du judaïsme indique un tropisme fort qui sera au cœur du mouvement de la réappropriation juive du mythe du Juif errant et de la Passion. Que ce soit chez Wiesel dans Les Portes de la forêt ou chez Rabi dans Judas, le traître Judas est, comme le Juif errant, une figure du renversement. Sa trahison ne peut plus être lue sur le plan de la politique comme chez Goethe mais se doit d’être interprétée dans l’axe de la mystique. C’est effectivement par cet acte que, dans les réécritures juives, Judas permet la révélation du Christ et la réalisation pleine de son projet rédempteur qui ne peut passer que par la Passion. Délaissant ainsi la politique, les réécritures juives inaugurent pour Judas comme pour le Juif errant une dynamique de renversement du négatif en positif. Il s’agit de déceler sous l’interprétation canonique d’un acte considéré comme mauvais une option métaphysique forte, essentielle dans le mouvement de judaïsation du mythe chrétien. La judaïsation du mythe passerait ainsi par une sorte juda-ïsation exemplaire de la volonté de réappropriation de ses propres figures mythiques par le judaïsme.
12Dès lors, la mystique juive qui se décèle sous les relectures du mythe du Juif errant s’affronte au XXe siècle à la mise en échec de toute pensée face à Auschwitz. A cet égard, le statut de témoin mais aussi de martyr que l’on peut déceler chez le Juif errant entre en résonance avec celui de survivant. C’est pourquoi, à travers l’analyse de plusieurs toiles de Chagall, Massenzio met en relief la présence d’une « matrice unitaire » (79) dans l’œuvre du peintre. Cette matrice, articulée à la catastrophe nazie, s’appuie sur la récurrence du « trio des réfugiés » (79) constitué par le Juif errant, une mère serrant son enfant et un Juif orthodoxe tenant dans ses bras la Torah. Dans le « climat apocalyptique » des toiles, ces « présences symboliques (…) font entrevoir, malgré tout, des perspectives d’évasion » (73). Elles sont l’expression même de « l’aspiration tenace à survivre » (74) qui caractérise, depuis la nuit des temps, le peuple juif, ce « peuple avide de vivre7 » comme le qualifie Albert Cohen. Autant dans l’existence des individus juifs que dans la littérature, cet indéfectible espoir est, selon Albert Memmi, « presque devenu une habitude mentale du Juif8 ». Les trois figures de fuite que met en scène Chagall sont ainsi avant tout des figures de la permanence puisque le Juif orthodoxe cherche à « soustrai[re] la Torah au naufrage général » et à préserver « la relation avec le plan de la transcendance » (74). La fidélité aux valeurs juives dans le désastre se retrouve à l’identique chez le Juif errant qui emporte partout avec lui un sac, que Massenzio appelle un « sac-monde » (63) en référence à la sentence de Mendele : « Tout Israël – un sac ». On comprend donc que Chagall ne cède nullement au désenchantement et à l’impuissance du silence devant Auschwitz puisque, par le biais des figurations du réfugié ainsi que de la figure de l’artiste, il proclame indéfectible l’art de survivre propre au Juif.
13Bien sûr, ce questionnement se retrouve dans le réinvestissement du mythe du Juif errant chez Wiesel mais il accède à un degré de complexité supplémentaire. A la fin de son livre, Massenzio émet l’hypothèse que le Juif errant utilisé par Wiesel dans sa nouvelle aurait pour modèle son maître à penser, Rav Mordechai Chouchani (111-130), qui a aussi délivré son enseignement à Lévinas. L’analyse de Masseznio s’appuie alors sur les déclarations de Lévinas pour souligner ce que le philosophe a rencontré chez Chouchani : une exigence de fidélité aux textes, « la primauté du Livre » sur « l’autonomie de la conscience individuelle » (126). On peut en conséquence en déduire que, alors que le Juif errant chrétien est l’emblème même du renversement, de l’expiation et de la conversion, il devient chez les artistes et penseurs d’origine juive au XXe siècle l’emblème d’une fidélité à soi, à la culture juive, d’une permanence dans l’errance. La judaïsation du mythe s’accompagne de facto d’un véritable changement de paradigme, depuis celui dominé par la rupture à celui dominé par la continuité.
14Tendue entre rupture et continuité, la figure du Juif errant s’associe dès lors on ne peut plus souplement avec ce que Benny Lévy nomme « le paradigme d’Auschwitz9 ». Césure insurmontable, dont émerge pour tous la nécessité de mettre en place des sutures. Et c’est bien au cœur de cette tentative de raccorder les fils brisés que Massenzio montre la redoutable complexité de l’emploi que fait Wiesel de la figure du Juif errant. En effet, au-delà d’une association thématique médiatisée par les liens de cette figure avec la Passion, l’errance et la souffrance, qui sont le substrat même par lequel Chagall relit les souffrances historiques, le Juif errant, parce qu’il dénote la continuité dans le déchirement, est une figure toute désignée pour supporter le questionnement sur la possibilité de penser Auschwitz. Car, Massenzio le rappelle, l’œuvre de Wiesel est hantée par une donnée rémanente et qui risque à tout moment de devenir terminale et insurmontable : l’expérience de la Nuit. N’est-ce pas celle-là même qui a contraint le jeune rescapé des camps à un impuissant silence de dix ans avant de pouvoir écrire l’événement10 ? C’est sous les auspices de cette Nuit que se déroule le séminaire de Taverny dans « Le Juif errant » où le personnage mythique, sorte de rabbi, prodigue un enseignement signifiant à un groupe de jeunes rescapés des camps. L’analyse de Massenzio s’appuie notamment sur cet extrait des paroles du Juif errant :
« Oui, le geste de Caïn contient celui de Titus. Oui le sacrifice d’Isaac prédit l’holocauste (…). Pourquoi la première lettre Bereshit – le premier livre du Pentateuque – est-elle Beit et non Aleph ? Parce que l’homme est trop faible pour commencer : quelqu’un a déjà commencé avant lui11. »
15Assurément, et comme le rappelle Massenzio (94-95), cette déclaration se cheville à l’habituelle lecture du présent à travers le passé propre à la pensée juive. Le Juif errant apparaît comme un survivant parlant à d’autres survivants de l’art de survivre. Mais les implications essentielles de cette déclaration vont bien au-delà : ces paroles constituent ce que nous pourrions appeler une sorte de « mode d’emploi » que propose Wiesel pour lire et penser Auschwitz. A un premier niveau de lecture, que Massenzio ne développe pas, le Juif errant de Wiesel s’inscrit dans une conception de l’Histoire fréquente chez les penseurs d’origine juive et qui se fonde sur la répétitivité des souffrances à travers les siècles. C’est une telle appréhension de la souffrance qui dirige par exemple Le Dernier des Justes de Schwarz-Bart, certains passages des romans d’Albert Cohen ou encore la nouvelle « Gloire à nos illustres pionniers » de Romain Gary. C’est d’ailleurs ce regard singulier porté sur leur propre histoire par les Juifs qui a fait qu’on a pu y déceler un penchant à la réduire à une « histoire lacrymale12 ». De la sorte aussi, on a pu accuser Schwarz-Bart, et le reproche pourrait être formulé alors à l’encontre de Cohen, de Gary ou du Juif errant de Wiesel, de minimiser la portée de l’événement d’Auschwitz en l’inscrivant dans le simple prolongement des autres persécutions qui balisent l’histoire juive. Pourtant Massenzio se place à un autre niveau de lecture qui éclaire d’autres enjeux dans ce mode de compréhension de l’Histoire. En effet, la continuité que voit le Juif errant entre Isaac et l’Holocauste vise « à donner aux survivants des camps d’extermination des outils intellectuels nécessaires pour dépasser le plan de l’expérience vécue. Si l’Holocauste, évalué dans son immédiateté, est irréductible à toute tentative de lui trouver un sens et une signification, on ne peut en dire autant d’un Holocauste culturellement médiatisé, c’est-à-dire considéré comme la répétition d’un événement fondateur (le sacrifice d’Isaac), qui donne sa couleur à l’histoire tourmentée du peuple juif. » (96). Propos valables au niveau de la diégèse mais aussi au niveau du lecteur où ce n’est plus Isaac qui sert d’opérateur à un déplacement de perspective, mais bien le Juif errant lui-même. En ce sens, il est nécessaire de se demander comment le mythique, à travers Isaac ou le Juif errant, permet de penser l’historique ? D’abord, le mythe biblique est bien la pierre angulaire qui permet de médiatiser l’inappropriable d’Auschwitz, de l’arracher à la Nuit et de le circonscrire dans un cadre où la pensée est encore possible, guidée par du connu et de l’appréhendable. Ainsi, il est évident que cette médiation apparaît comme un catalyseur de la reconstruction des liens brisées par l’événement : liens avec le pensable, liens avec la verbalisation mise en échec, renvoyée à une « écriture du désastre », liens avec le passé, historique et culturel, liens avec la transcendance, ces liens mêmes que Lévinas a toujours voulu sauver du naufrage. C’est bien pourquoi la solution proposée dans l’univers de la fiction par Wiesel semble rencontrer celle qui s’impose à Lévinas dans l’ordre de la pensée philosophique :
« Tout cela implique la reconnaissance des limites imposées à la conscience individuelle en tant que telle : comment celle-ci pourrait-elle faire face à Auschwitz, comment pourrait-elle comprendre un événement démesuré, sans l’appui du savoir déposé dans le Livre ? C’est Lévinas qui, en faisant un saut mental, relativise le plan théorique en le référant à la réalité historique et, en particulier, à la tragédie de l’Holocauste, car c’est précisément par rapport à celle-ci, située au centre de sa réflexion, que le philosophe reconnaît les dangers de la conscience individuelle abandonnée à elle-même. » (127).
16La conscience individuelle en déroute, c’est bien le Livre chez Lévinas ou le mythe biblique chez Wiesel qui constituent les viatiques pour appréhender l’inappréhendable.
17Néanmoins, une objection surgit devant le changement de perspective qu’opère Wiesel : celle de la radicale hétérogénéité du mythique et de l’historique. Il semble pourtant que ce soit bien la spécificité même du Livre qui autorise un tel déplacement puisque la Bible ne semble pas pouvoir être mise sur le même plan que n’importe quel autre mythe. En effet, dès Isaac, dès Abraham, la Bible se caractérise par une dimension historique patente, une inscription du légendaire dans l’Histoire13, dont témoigne emblématiquement l’épisode la sortie d’Egypte qui, paradoxalement, est une entrée du peuple Hébreu dans l’Histoire. Le Livre, ancré dans un historique qu’il dépasse sans cesse, est ainsi tout à fait à même de servir de matrice pour penser un événement historique qui, en même temps, dépasse toujours l’Histoire.
18La boucle est donc bouclée. D’une Passion chrétienne à une Passion juive, le chemin du mythe dans l’imaginaire artistique s’est finalement déroulé « de la Passion à la Passion »14. Le rôle du témoin inscrit ab origine dans le mythe du Juif errant et qu’a pu mettre en lumière Massenzio à travers les « modalités du toucher » dans les fresques de Giotto fait ainsi problème après Auschwitz. Le Juif errant prend alors un relief nouveau et sa signification ne peut plus être celle de la propagation du message chrétien mais bien celle qui fait du Juif errant le témoin d’une autre Passion, celle du peuple juif. D’une Passion à l’autre c’est ainsi le Juif errant, symbole de l’errance des Juifs dans le monde et l’Histoire, qui vit lui-même un Calvaire non plus ponctuel mais sans cesse relancé à travers les siècles. L’intérêt du livre de Massenzio réside ainsi dans la façon qu’il a de montrer comment l’étiquette d’archétype juif attribué au Juif errant dans l’imaginaire collectif provient en réalité d’un lent déplacement culturel de ce qui, au départ, est un mythe chrétien dont la portée antijuive est manifeste. C’est pourquoi la figure toujours nocturne du personnage, depuis la nuit du Mont des Oliviers à la Nuit d’Auschwitz, témoigne bien de la complexité et de l’inépuisable richesse de tout matériau mythique dont la signification n’est jamais épuisée par les différentes réactualisations qu’il engendre.