Au seuil de la mort. Discours de mourants dans le roman espagnol contemporain
1Les textes composant le corpus de cette ouvrage réalisé par Natalie Noyaret (agrégée d’espagnol, Professeur des Université à Caen, spécialiste de littérature contemporaine espagnole), témoignent à travers une attention constante à la lettre, de la grande acuité avec laquelle les romanciers et dramaturges espagnols des années 1980 traitent de la mort, abordée selon plusieurs optiques révélatrices de diverses attitudes de l’homme devant « le pouvoir être le plus propre, absolu, indépassable »1, pour reprendre les termes de Martin Heidegger.
2Toutefois, l’analyse de Natalie Noyaret adopte un axe problématique particulièrement fécond et original puisqu’elle va au-delà des classiques représentations de la mort dans la création littéraire espagnole de la Transition démocratique : l’objectif de cette étude est de démontrer la singularité énonciative du discours du mourant. Face à la gageure que se veut être l’expression de la mort –eu égard à la difficulté à la penser et à la dire–, Natalie Noyaret se fait ainsi écho à la réflexion de Vladimir Jankélévitch, qui souligne à quel point « l’inconcevable de la mort échappe à nos concepts »2, car le phénomène létal, inconnaissable et insaisissable, ne peut s’appréhender que sur fond de mystère. Traiter de la mort au travers du discourir de l’homme à l’instant même de sa propre mort figure un véritable tour de force et Natalie Noyaret parvient, dans cet ouvrage, à illustrer son propos avec efficacité, démontrant, par là même, la puissance d’une tradition espagnole du narrateur à l’article de la mort et d’une volonté de sonder la limite entre la vie et la mort par la voie de la fiction. Sa réflexion se construira ainsi autour des interrogations suivantes : Comment la mise en scène d’un narrateur entre vie et mort ne saurait-elle avoir d’incidences sur l’agencement structurel de l’œuvre ? Ou encore sur la représentation du temps qui y est offerte, puisque raconter au seuil de la mort, c’est réduire la durée à l’instant dernier ? Quel rapport ce choix énonciatif, qui est censé évacuer l’action du cadre du présent de narration, entretient-il notamment avec l’Histoire, en particulier avec celle dont le narrateur mourant fut l’un des acteurs ?
3L’acharnement des auteurs étudiés3 par Natalie Noyaret à mettre en mots l’agonie et la mort future donne la mesure de l’enjeu ontologique inhérent à leur projet d’écriture, de même qu’il révèle la nécessité de vaincre les obstacles que leur oppose le langage, démontrant de la sorte que « le caractère évasif de la finitude mortelle est comme un défi au logos »4. Aussi Noyaret a-t-elle choisi de démarrer sa réflexion par un premier mouvement centré sur ces limites et les stratégies narratologiques et énonciatives mises en place afin de les contourner : manifestations de la limite en soi, usage des métaphores de la limite et du passage, motif de l’ouverture, traversées de miroirs et autres envols, effet de cadre, le brouillage entre fin et commencement, narrations post mortem… Le concept de passage semble consubstantiel à la situation énonciative considérée et le franchissement de frontière, plus essentiel que le trépas.
4Les œuvres présentées et analysées par Natalie Noyaret –dont les traductions sont toutes, lorsqu’il n’existe aucune version française du texte, constamment traduites par Noyaret elle-même– attestent à la fois le caractère crucial du questionnement sur la mort et la peine qu’éprouve la conscience, désorientée par ses multiples paradoxes, à envisager le terme de la vie humaine. Si la mort s’inscrit dans la réalité empirique en tant que phénomène biologique marquant le passage de l’organique à l’inorganique, elle n’en demeure pas moins déconcertante par sa nature fuyante, qui résiste à toute tentative de compréhension. Jankélévitch définit la mort comme « l’ordre extraordinaire »5 par excellence, puisqu’en dépit de son universalité elle « garde mystérieusement pour chacun un caractère intime et impersonnel »6, comme un « fait insolite et banal »7 qui, tout en étant absolument prévisible, n’en suscite pas moins un étonnement toujours inédit, un sentiment de scandale toujours aussi exacerbé.
5La difficulté d’une phénoménologie du dernier souffle de vie, dont le travail de Natalie Noyaret fait ressortir le caractère vertigineux, réside surtout dans la possibilité paradoxale de penser l’instant mortel, qui demeure « hors catégories »8 tant il interrompt brutalement la continuation de l’être. Comme l’écrit si justement Heidegger, l’homme ne peut expérimenter le « passage au ne-plus-être-Là »9, ni le « comprendre en tant qu’il l’expérimente »10. La mort et la conscience s’excluent mutuellement et irrémédiablement : « où je suis la mort, n’est pas ; et quand la mort est là, c’est moi qui n’y suis plus »11. La fulgurance de l’instant létal est d’autant plus saisissante qu’elle fait basculer l’être dans le non-être dans un processus de nihilisation si soudain qu’il rend vaine toute velléité de narration. La fonction des discours et rites funéraires qui suivent le décès n’est-elle pas avant tout, comme l’affirme Jankélévitch, de recouvrir « le vide sinistre du néant »12, d’occulter la « béante discontinuité du trépas »13 ? Le second mouvement du travail de Noyaret illustre précisément les pouvoirs paradoxaux du narrateur à l’agonie : l’exemple le plus probant est définitivement celui du protagoniste-narrateur de Barzakh (1988) de Juan Goytisolo qui annonce son décès d’entrée de jeu, pour se consacrer ensuite pleinement au récit de son vagabondage entre vie et mort. La lluvia amarilla (1988) de Julio Llamazares démontre que le monologue d’un vieil homme qui se meurt parvient à illustrer la toute-puissance du narrateur au travers d’une écriture de l’intime : « la ‘voix’ du personnage atteint la limite possible de son autonomie : le présent de l’activité mentale du je-personnage est le seul point d’ancrage »14.
6Le poème du mexicain Octavio Paz intitulé « Elegía interrumpida » traduit l’impossibilité où nous nous trouvons de partager l’expérience du mourir de l’autre et rend sensible la « poignante solitude de la mort »15 dont parle Jankélévitch. Le « je » ne peut assister qu’en témoin à l’agonie du moribond, à sa propre agonie, il ne lui est d’aucun secours pour franchir le seuil qui sépare l’en-deçà de l’au-delà. L’impuissance de l’agonisant à trouver prise dans le regard du proche creuse l’abîme16 séparant irrévocablement les êtres sur le fil de l’instant final. Comme le dit si bien Heidegger : « Nul ne peut prendre son mourir à autrui. […] La mort, pour autant qu’elle ‘soit’, est toujours essentiellement mienne »17.
7Dans son dernier moment de réflexion, Natalie Noyaret examine subtilement les stratégies en vertu desquelles les écrivains tentent de banaliser la mort pour maîtriser l’angoisse qui les étreint. Une observation des pratiques textuelles à l’œuvre dans le corpus initial de ces cinq œuvres, une observation et une analyse du faire et du dire du texte démontrent qu’en dépit du caractère exclusif de l’expérience de la mort-propre, qui concerne chaque être dans son irréductible individualité, et de la nature originaire de l’a priori mortel, qui promet l’homme à la mort dès la naissance18, l’attitude la plus commune face à la mort consiste en la manifestation d’une tendance revisiter l’Histoire, à exhumer le passé historique, à reconsidérer la chronologie et surtout à valoriser l’instant. Freud postulait, dans son essai, intitulé « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort »19 (1915) l’absence de représentation de la mort dans l’inconscient, « qui se conduit comme s’il était immortel »20, et rattache ce déni à « l’intention de ravir à la mort sa signification d’abolition de la vie »21. Dans le corpus étudié par Natalie Noyaret, il n’en est rien ! L’être quotidien pour la mort (Heidegger), ici étudié, n’adopte pas devant la mort le « mode de l’esquive »22 lorsqu’il cède à la « tentation de se recouvrir l’être le plus propre pour la mort »23. « On finit bien par mourir, mais provisoirement, ce n’est pas encore le cas […] un jour, mais pour l’instant pas encore »24.
8Ce dernier mouvement traitant de la mort-propre comme horizon de l’être-pour-la-mort acquiert une acuité particulière en exposant comment, malgré son désir de voiler à soi-même la réalité de son devenir ultime, l’homme se sent personnellement et intimement concerné par la mort lorsque se profile l’imminence de la dernière heure. La « subjectivité tragique »25 de la première personne caractéristique de ces cinq œuvres majeures s’impose quand « l’homme réalise sa mort, et la réalise dans l’angoisse lorsqu’il comprend que le dernier avenir […] est fait lui aussi, après tout, pour advenir »26. L’expérience de la maladie, le processus du vieillissement me font prendre conscience de l’effectivité de la mort : « Je suis traqué »27. L’usure du temps, la succession de morts partielles qui ponctuent le cours de l’existence me font ressentir la mort comme une réalité intérieure tapie au plus profond de moi, ce que Jankélévitch appelle la « mort intra-vitale »28. La découverte de la tâche de destruction à l’œuvre dans le corps humain donne lieu à diverses stratégies d’écriture, qui disent crûment le processus de dégradation de la chair ou subliment les stigmates de la maladie, mais qui toutes sont le produit de l’angoisse de l’être-pour-la-mort. L’angoisse dénude la mort, la dépouillant de tout voile pour laisser place à un « être pour la mort authentique »29, ouvert à son « pouvoir-être extrême le plus propre »30. Les narrateurs-protagonistes retenus s’installe donc dans une domination du temps et un ajournement indéfini de la mort sous le couvert du « pas encore » qui fera reculer, l’espace d’un instant, l’imminence de la mort. La création littéraire est sauve !
9Le rôle cathartique de l’écriture occupe une place importante dans le travail final de Natalie Noyaret qui s’ouvrira, en fin de parcours, à d’autres littératures dans le but avoué de démontrer l’existence et la pertinence d’une tradition esthétique. Le phénomène étudié ici n’est pas le fait des seules lettres espagnoles des années 1980 : la chercheuse citera, entre autres, La Mort de Virgile (1945) d’Hermann Broch, La mort d’Artemio Cruz (1962) du mexicain Carlos Fuentes, l’œuvre de Juan Rulfo, l’empreinte de Jean Cocteau, celle de Lewis Carroll… On ne s’en étonnera pas, car, comme le souligne Freud :
Dans le domaine de la fiction, nous trouvons cette pluralité de vies dont nous avons besoin. Nous mourons en nous identifiant avec tel héros, mais pourtant nous lui survivons et sommes prêts à mourir une seconde fois, toujours sans dommage, avec un autre héros.31
10Le père de la psychanalyse considère l’œuvre de fiction comme l’espace imaginaire où nous cherchons un « substitut à ce que la vie nous fait perdre »32, faute de pouvoir la risquer par crainte de mourir. La littérature est le lieu privilégié où l’écriture s’efforce de combler, grâce à ses élaborations symboliques, le « trou dans le réel »33 que provoque, selon Lacan, la mort d’un proche, vécue comme une « perte intolérable »34. Dans la lignée de Lacan –qui désigne le travail de deuil comme un « travail accompli au niveau du logos »35 –, Julia Kristeva souligne l’importance du processus de transposition ou de traduction du langage dans la capacité d’élaborer un deuil, puisque l’être parlant, en acceptant la perte de l’objet, peut le retrouver « dans les signes »36 en accédant au symbolique, alors que le mélancolique, en restant attaché à l’objet perdu, finit par sombrer dans le silence, victime de la défaillance du signifiant : « si je ne suis plus capable de traduire ou de métaphoriser, je me tais et je meurs »37. Le projet d’écriture de la mort naît donc d’une déchirure causée par la perte, que les mots tentent encore et toujours de réparer, dans leur combat perdu d’avance contre le néant, mais dont l’enjeu essentiel est de maintenir en vie l’instance du discours.
11L’analyse fine et précise de Natalie Noyaret du « récit impossible »38 aura mis en lumière les multiples implications existentielles et ontologiques dans la littérature de langue espagnole des années 1980.
Retenir la plus « limite » de toutes les « expériences-limites » qu’est le trépas comme situation d’énonciation, oser faire du corps gisant la scène même de l’énonciation, est sans doute un geste littéraire des plus graves et des plus impressionnants, des plus efficaces aussi, si tant est que l’on vise à questionner, voire à mettre à bas, un certain nombre de principes établis.39
12En se situant à un très haut niveau d’exigence conceptuelle, cette étude montre combien l’écriture s’élève contre la mort, afin que le néant n’ait pas le dernier mot, avec toute la force de conjuration dont elle est capable, comme s’il était indispensable de devenir « auteur » pour faire barrage au temps « ôteur »40. L’écriture constitue, en effet, une tentative de récupération de l’objet perdu par l’intermédiaire du langage, mis au service de la mémoire, dans une interminable quête du sens dont cet ouvrage Au seuil de la mort. Discours de mourants dans le roman espagnol contemporain, croyons-nous, témoigne.