Liberté pour Desnos
1Le recueil de contributions Robert Desnos, le poète libre, reprend sous forme d’articles les interventions présentées lors de la journée d’étude de mars 2006 qui rassemblait à l’Université d’Amiens huit intervenants. Selon la directive donnée aux intervenants et le titre même du volume, il s’agit d’un ensemble aux contributions assez libres, à la fois dans les sujets choisis, puisque toute latitude avait été laissée aux participants dans le choix de leur exposé sur le poète, mais également dans les formes, puisque les articles de fond se mêlent aux compositions poétiques et à la présentation de documents inédits. L’hypothèse de recherche qui sous-tend l’ensemble suppose qu’un volume libre de tous jalons conceptuels puisse révéler des aspects inédits d’une poétique desnosienne sentie comme libre : la profondeur des analyses et la fraicheur de l’ensemble scellent la réussite du recueil.
2Ce dernier semble à première lecture assez déconcertant : les articles, de longueur très inégale1 (de cinq à vingt-six pages) ne présentent pas un ensemble homogène du point de vue des perspectives et des problématiques et les documents proposés en fin d’ouvrage, qui occupent une part non négligeable de l’ensemble2, n’ont pas à priori de rapport direct avec le concept libertaire de départ. Cependant, passée l’impression d’un recueil hétérogène, on parvient à tirer profit des discours mêlés en son sein : ceux des critiques, des créateurs, et des historiens s’entrecroisent pour offrir au lecteur un ensemble finement critique et très moderne, qui éclaire réellement l’écriture et la vie de Robert Desnos.
3La construction de l’ouvrage est assurée par Marie Claire Dumas, dont les travaux fondateurs sur Desnos3 sont aujourd’hui admirablement complétés par l’édition des œuvres complètes de l’écrivain chez Gallimard4 ; Carmen Vasquez, spécialiste de l’ancrage cubain du poète5, s’est chargée de l’édition des documents. Dans la liberté laissée aux contributeurs, 3 pôles semblent émerger. Le premier envisage l’écriture de Desnos comme celle d’un trouble fête de la tradition poétique ; puis émerge un Desnos « nocturne », qu’éclaire indirectement les projections des écrans réels ou fantasmés de son esprit. De l’Histoire à l’histoire littéraire, enfin, la fortune de l’auteur de Corps et biens dessine un destin littéraire où le surréalisme n’est plus une évidence, et où le gout du monde hispanique montre un Desnos en « amitié créatrice ».
4Jacques Darras envisage dans un très court article l’œuvre de Desnos dans le « matin le plus matinal de la langue française », la tradition poétique médiévale. Pour l’auteur, la poésie miraculeuse est une « poésie qui va de soi », qui tombe véritablement « sous » le sens commun. Desnos accède à ce miracle en particulier dans ses Chantefables, où il retrouve l’anonymat ancien des Fatrasies arrageoises et dont la résonnance à travers les siècles transforme le nom propre en nom commun. La thèse est fort intéressante, et on espère qu’elle suscitera un article complémentaire, dans laquelle elle sera soutenue par plus précisions et de références. Cet article sensible, que clôt un poème inédit dédié à Desnos par l’auteur, donne le ton de l’ouvrage, à la fois libre et intuitif. L’empreinte d’un critique-créateur perdure avec l’article de l’écrivain Pierre Lartigue. Pour lui, le rapport de Desnos à l’héritage formel de la poésie repose sur son rêve de résoudre une implacable « équation poétique », essentiellement fondée sur le sonnet, après la lecture des poèmes de Gongora. Le sens de ce retour à l’ordre, après la période surréaliste, éclaire pour lui le sens d’un de ses derniers poèmes, le sonnet Printemps, écrit à Compiègne en 1944 qui entre en résonnance avec le « dernier sonnet » : l’ordre poétique n’est que le prélude à la liberté du poème, liberté dont le poète est à jamais privé par l’Histoire en marche. Pierre Lartigue établit ensuite un parallèle avec le renouveau de la pratique poétique en France dans les années 1970, basée sur un retour à la création formelle6, et dont la dette envers Desnos est pour lui indubitable. Jean-Luc Steinmetz évoque enfin dans un long article, particulièrement structuré et documenté le lien entre Rimbaud et Desnos : La liberté ou l’amour est en effet précédée des Veilleurs, poème rimbaldien dont seul le titre est parvenu jusqu’à nous. L’analyse de la recomposition desnosienne du poème à partir d’une « télépathie affective » montre de façon convaincante que le principe de fabulation dans la réécriture provient d’un chevauchement des temps poétiques dans l’esprit créateur du poète. La conscience intertextuelle de Desnos évolue ainsi de façon « cubique » pour l’auteur. La qualité intrinsèque évidente de chacun de ces articles et leur regroupement dans la première partie de l’ouvrage stimulera probablement les chercheurs dans l’explorations de la voie ludique entre critique et création dans la poésie du XXème siècle, en particulier pour Desnos, mais pas seulement : la parole des écrivains trouve ici sa place au creux de celle des critiques, et toutes deux se fécondent.
5La thématique de l’univers nocturne du poète cimente la cohérence des trois articles centraux du recueil. Son rapport au cinéma et à l’écriture cinématographique, en particulier, sont finement mis à jour et constituent un axe de recherche original et prégnant pour l’ouverture à la pluridisciplinarité des études littéraires. Marie-Claire Dumas analyse dans un article de facture claire et étayée comment les figures du redoublement sont incarnées par le motif de l’ombre. Ce dernier, à la fois signe de vie, nécessaire « autre de l’homme » sous le soleil, prends corps dans les nombreux liens gémellaires distillés dans l’œuvre du poète, notamment dans « Siramour » où Yvonne George et Youki se font écho, et dans le recours aux mythes antiques et populaires. La présence de ces derniers invite à s’interroger plus profondément sur l’existence d’une dialectique entre savant et populaire dans l’œuvre du poète, d’autant plus que l’importance du cinéma dans son élan créateur demeure un aspect essentiel de sa production. Cet amour de Desnos pour l’ombre des salles obscures7 permet à Mary-Ann Caws d’éclairer un aspect moins étudié de son œuvre et de donner à cette partie plus thématique de l’analyse une teneur à la fois sensitive et concrète. Dans les poèmes comme dans les articles, la « nuit parfaite » du cinéma semble bien être le paysage parfait pour l’éclosion d’un lyrisme véritable. Etienne-Alain Hubert met enfin en parallèle le film Face à l’infini, et une prophétie de la Bible : tous deux inspirent Desnos la vision fantasmatique d’une éternité moderne, proprement dé-mesurée. Au double vivant offert par le cinéma répond le fantasme d’une parole prophétique, qui puisse à la fois faire sortir de l’ombre et projeter au lecteur/spectateur un miroir de ses limites, dont Desnos fait ici l’expérience.
6Enfin, pour les historiens de la littérature, la place de Desnos dans l’histoire du surréalisme et son rapport aux auteurs de langue espagnole, présente un auteur intégré à et intégrant son temps au creux de son écriture. Michel Murat dans un bel article de fond, replace Desnos dans l’histoire du surréalisme. Si ce dernier en est le « prophète », institutionnalisé par l’histoire et la critique, cette dénomination cache cependant des aspects essentiels de l’écriture desnosienne. En révélant un poète marqué par le merveilleux quotidien, Michel Murat reprend et enrichit sur le plan de l’institution littéraire quelques perspectives critiques déjà envisagées de façon lacunaires par Maurice Nadeau entre autres L’article de Carmen Vasquez, coordinatrice de l’ouvrage, replace Desnos dans le milieu journalistique hispanique du Montparnasse de l’avant guerre. L’intérêt majeur de cet article est de replacer dans un contexte extrêmement précis les excellentes analyses que l’auteur avait publiées dans l’ouvrage cité plus haut. À noter la volonté clarifiante et éclairante de l’auteur qui fait figurer en annexe une série de brèves notices sur les auteurs hispanophones qu’elle mentionne, tout à fait utiles pour les lecteurs néophytes sur le sujet.
7Les premiers documents présentés par Pierre Lartigue rétablissent la chronologie de certains des éléments relatifs à la légende du « Dernier poème » de Robert Desnos, dont la légende voudrait qu’il ait été écrit au camp de Terezin, mais dont Adolf Kroupa avait montré très vite qu’il était le fait de la transmission multiple d’un poème bien antérieur. Les fac-similés des articles originaux restent assez clairs et lisibles et permettent au lecteur de conserver l’authentique goût de recherches effectuées soixante ans auparavant. Le dossier documentaire, dont la valeur avait déjà été soulignée par Pierre Lartigue, retrouve dans le volume son ordre chronologique, ce qui facilitera grandement le travail des chercheurs. La mise en place de la « légende » par les méthodes journalistiques et le contexte historique apparaît clairement à nos yeux. De plus, la remise en contexte des documents iconographiques célèbres que sont en particulier les photos de Desnos au camp de Terezin est particulièrement revigorante pour les études desnosiennes. Pour l’historien littéraire, mais également pour l’épistémologue, ils restent des outils de recherche précieux et facilement exploitable. On ne saurait donc que se réjouir de cette présence éditoriale. Pour l’ensemble de ces documents, seule la mise en page laisse le lecteur insatisfait : la clarté et la lisibilité n’altèrent pas toujours une impression de documents « étriqués » qui auraient sans doute trouvé leur place dans un ouvrage spécifique, de dimensions plus grandes.
8La deuxième série de documents réunis par Carmen Vasquez constitue autant de preuves montrant l’intérêt tout particulier de Desnos pour le monde hispanique et étayent ainsi en les prolongeant les pistes suggérées dans son article précédemment mentionné. Outre le plaisir d’avoir sous les yeux l’écriture (ou plutôt les écritures, car sa main change volontiers selon la nature des documents) du poète, ces manuscrits apportent un éclairage nouveau et tout particulier sur plusieurs points de la création desnosienne : sa façon picturale de trouver l’inspiration à partir d’un monde nouveau, le sens tout particulier du compte rendu dont il savait faire preuve, et sa manière de mettre sa poétique et sa poésie au service de la création théâtrale (précisions). Les échanges épistolaires entre Desnos et Pablo Neruda d’une part, Desnos et Alejo Carpentier d’autre part témoignent enfin de l’intense vie littéraire de Robert Desnos : pour lui, elle était bien la vie, tout court. Seule l’organisation des documents laisse le lecteur sur une impression de dispersion dans laquelle on peine parfois à se retrouver. Ici encore, une édition aux dimensions plus amples aurait sans doute donné toute leur force aux inédits présentés.
9On ne saurait terminer cette recension sans remercier les auteurs qui offrent dans ce volume aussi surprenant que peut l’être parfois l’œuvre du poète, un excellent ensemble de pistes à suivre et à explorer. Chacun des articles semble devoir susciter à lui seul un volume isolé, sous forme d’un essai critique. En reprenant le titre utilisé par l’Association des amis de Robert Desnos pour leur site Internet8, Robert Desnos, le poète libre se place délibérément dans une entreprise de lecture réjouissante et généreuse de Robert Desnos, en faisant d’une « vie » littéraire plutôt que d’un texte, l’objet d’investigations sans cesse en mouvement. C’est sans doute pour cette raison que l’on a particulièrement apprécié le jeu des critiques écrivains dont les créations montrent ici la prégnance d’une œuvre aux innombrables portes d’entrée.