Archéologie de l’acte créateur
1Cet ouvrage se distingue en premier lieu par l’originalité du corpus qu’il offre à la lecture, et par l’importance de celui-ci pour l’histoire de la poésie en langue romane. Il se présente au premier regard comme une anthologie d’arts poétiques médiévaux, ce dont la directrice du projet Michèle Gally s’explique : elle s’est donné pour objectif de relayer le Recueil d’Arts de seconde poétique d’Ernest Langlois (1902), ouvrage aussi incontournable que solitaire qui regroupât des traités à la fois réflexifs et techniques sur l’art d’écrire au Moyen Âge. Cependant, les choix neufs et exigeants qui ont présidé à la constitution du corpus de Oc, oïl, si en font aussi bien une anthologie qu’un ouvrage de réflexion sur l’acte d’écrire.
2Cette double qualité tient à la périodisation qui a été retenue comme premier critère de sélection des textes. Si Langlois proposait des textes du XIVe et du XVe siècles, Oc, oïl, si a concentré son attention sur les arts poétiques médiévaux des XIIIe et XIVe siècles, se donnant la possibilité d’examiner les origines de l’acte créateur médiéval, et les formes que prend la réflexion sur cet acte avant les généralisations du XVe et du XVIe siècles, mieux connues et plus proches de la modernité.
3Second critère : ces arts poétiques devaient avoir été composés par des auteurs eux-mêmes poètes, que leur propos soit descriptif ou prescriptif, avec la critique voire l’ironie que suppose le retour réflexif sur sa propre production. Si pour les médiévistes, notamment français, le Prologue de Machaut ou L’Art de Dictier de Deschamps constituent les passages obligés d’une réflexion sur l’auteur et sur sa pratique, la connaissance des Razos de trobar de Raimon Vidal de Besalu ou celle du De Vulgari Eloquentia de Dante ou de la Genealogia deorum gentilium de Boccace va peut-être moins de soi. En revanche, des textes comme les Leys D’amors du juriste Guilhem Molinier qui sont encore évoqués, fût-ce comme repoussoirs, à la Renaissance1, et qui ont marqué l’histoire critique de la poésie française2, se sont ainsi trouvés exclus du corpus. Ils sont alors donnés, avec d’autres, dans un dossier (p. 315-356) qui réunit un choix de textes appartenant aux langues suggérées par le titre. Sont ainsi présentés L’art de compondre dictatz en langue d’oc3, des extraits de la Vita Nuova italienne de Dante, ou encore des textes normatifs en catalan comme les Leys ou Lo Vers del saig e del joglar de Guillem de Cervera, et des textes en castillan concernant la réception de la Généalogie de Bocacce au XVe siècle (les Prohemios du Marqués de Santillana ou de Juan del Encina). Le dossier est ainsi le seul endroit où la périodisation précédemment indiquée ne soit pas tenue. Mais c’est au bénéfice de la présentation de textes méconnus, qui ont pour avantage de composer avec les textes de l’anthologie un ensemble très complet de la réflexion des producteurs de poésie sur leur pratique, en Europe, avant la Renaissance. Si le dossier de textes semble une exigence de la collection4, il remplit aussi parfaitement son office, et celui de tout ouvrage scientifique de nature éditoriale. Avec cet instrument, comme avec un glossaire entendu dans son sens le plus large, car chaque mot donne lieu à un article historique et critique sur la notion abordée, Oc, Oïl, Si met à la disposition du lecteur, savant comme curieux, un panorama de l’art de penser la poésie dans l’Europe médiévale aussi complet que sensible à la variation géographique et linguistique.
4Avant d’en venir aux implications théoriques et réflexives de ce panorama et des rapprochements qu’il suggère, on soulignera un ultime aspect technique très réussi de l’ouvrage. Les traductions proposées sont efficaces et soignées, respectant parfois jusqu’aux répétitions et aspérités des textes originaux. On pense à la traduction de Vidal, où la première page varie les expressions autour de la « manière correcte de trouver » (p. 57), ou aux réussites pour restituer sans le calque impossible de la rime les assonances des Lais de Deschamps (p. 241-245). Et c’est porté par leurs métaphores et leurs particularités stylistiques que le lecteur accède au sens de ces textes. Les problèmes posés par ces écrits souvent elliptiques et novateurs ne sont pas évincés, comme celui de la « stantia » des chansons de Dante, traduite par « strophe » plutôt que par l’anachronique « stance », mais avec un rappel de la ponctuation rythmique que « strophe » ne contient pas (p. 63). Sur la rime « sonans/consonans » du Prologue de Machaut, l’astucieuse traduction « Et, quand cela lui plaira, enrichie de consonnes » est proposée (p. 207), en relation avec les définitions suggestives mais incomplètes données par Eustache Deschamps pour les « rymes consonans » dans L’Art de Dictier. Enfin, si le lecteur peut être surpris de certains choix de traduction, comme « motif » pour « razo » (p. 55) dans le texte de Raimon Vidal, ceux-ci donnent lieu à une note ou à un commentaire, et renvoient à un article dense sur ce mot dans le glossaire (p. 366-7). Il en va de même pour le terme complexe de « sentement », utilisé pour désigner un élément définitoire du statut du poète. Il est traduit d’une manière adaptée à la conception de chacun (« expérience » chez Machaut, p. 199, « disposition d’esprit » chez Deschamps, p. 239), mais il fait aussi l’objet d’un article dans le glossaire (p. 369-370), qui lui donne sa portée historique.
5Oc, oïl, si est donc avant tout un ouvrage utile, que ce soit pour la communauté des médiévistes ou pour tous ceux qu’intéresse l’art d’écrire la poésie. Mais grâce au soin apporté à la sélection du corpus ainsi qu’au cahier des charges techniques propre à ce type d’ouvrages, l’anthologie de textes est devenue une réflexion collective consistante, tant et si bien qu’on aurait pu souhaiter en fin d’ouvrage une bibliographie regroupant les principaux titres qui ont été mobilisés.
6Dès l’introduction générale (p. 9-40), l’acte créateur propre à la poétique et à la poésie médiévales est problématisé de manière à la fois historique et théorique. Mais cette présentation réflexive s’approfondit tout au long de l’ouvrage, au gré des rapprochements permis par la lecture conjointe de ces fragments d’arts poétiques. Oc, Oïl, Si forme ainsi le socle d’une réflexion originale sur l’art d’écrire la poésie au Moyen Âge.
7L’idée fédératrice du corpus, c’est celle du rapport entretenu par des poètes avec la production poétique, à commencer par la leur, mais sans oublier celle de leurs contemporains ou de leurs prédécesseurs illustres. Entre règle et inspiration, quelle norme, singulière ou plurielle, accompagne l’élan vers la création auquel chaque poète donne un nom ? Cette question traverse chacun des textes retenus. Or, la périodisation choisie permet d’observer l’évolution de cette norme, notamment sur deux plans. Du XIIe au XIIIe siècle, la référence aux pratiques antiques de l’art d’écrire se marginalise tout en restant incontournable. Par ailleurs, pour définir le texte poétique, la nature des relations entre chant et poésie se modifie.
8Dans tous les textes, les notions antiques de rhétorique et de nombre sont encore présentes, mais seulement par allusions. Chez Machaut, la « Rhétorique » demeure le principal socle de la versification et de l’ornement. Eustache Deschamps appuie son art d’écrire sur un bref rappel des sept arts libéraux, que Boccace considère comme le fondement de l’éducation de tout poète, tandis qu’il achève sa défense et illustration de la poésie de son temps par la référence aux poèmes d’Homère et autres grecs si judicieusement pillés par les « vieux latins » (p. 309-311). Quant à Dante, lorsqu’il cherche à définir le sujet le plus digne, il en passe par une définition de l’âme de nature aristotélicienne (p. 127) ou cite l’Ars Poetica d’Horace (p. 137). Prescription et écriture se répondent alors, dans ces rémanences d’une familiarité des poètes avec la culture antique.
9Mais ce que montre Oc, oïl, Si, c’est comment du XIIIe au XIVe siècle, ces normes anciennes, issues d’une culture classique indissociable de l’art d’écrire, sont progressivement remplacées par d’autres, indiquées dans le sous-titre de l’ouvrage : « grammaire et musique », fût-ce pour mieux séparer la dernière du champ poétique à proprement parler. Oc, Oïl, Si trace ainsi une histoire des pratiques poétiques où la grammaire de chaque langue vernaculaire se substitue à la référence au latin, que celle-ci soit linguistique ou culturelle, et où la lyrique, jusqu’alors nécessairement chantée, laisse place à la cantio, « mode le plus excellent » de la poésie selon Dante (p. 131) et à la célèbre « musique naturelle » de Deschamps (p. 224-5). La musique demeure donc un fondement de la poésie, en ce qu’elle lui donne « proportion et consonance » (Introduction, p. 27). Mais ce sont les ressources de la voix naturelle plutôt que celles de son accompagnement mélodique qui seront désormais exploitées par les poètes, et déclinées en autant de préceptes subtils sur le mètre, le rythme ou la rime. Ainsi, la maîtrise de la grammaire latine puis « limousine » enseignée par Raimon Vidal a d’abord pour perspective une perception du vers et de la rime corrects, « non tors », et le poète définit la correction propre à ces formes de manière rythmique, comme abréviation ou allongement des mots selon les catégories grammaticales et les cas (plus spécifiquement p. 85, p. 95). Pour Dante, « tout l’art de la chanson […] semble tenir en trois points », qui relèvent de la forme et du mètre : « premièrement la disposition du chant, deuxièmement la disposition des parties, troisièmement le nombre des vers et des syllabes » (p. 165). Enfin, après avoir présenté la poésie comme une partie de la musique, septième art libéral, Deschamps n’a de cesse de décrire « la façon des Balades » (p. 230), puis celle des sottes chansons, des pastourelles, et enfin des Lais. Il détaille alors le nombre de strophes, de couplets et la forme des vers, avec un luxe de précisions qui annonce les traités principalement techniques du XVe siècle réunis par Langlois.
10À la redéfinition de ces normes répond une pensée de la langue vulgaire, dans laquelle s’accomplit la création poétique. L’ensemble des textes reflète l’affirmation progressive de cette langue, qui doit encore au XIIIe et au XIVe siècles acquérir ses lettres de noblesse auprès de la grande sœur latine. Lorsqu’ils parlent poésie, Dante ou Boccace composent encore, comme le montrent les deux textes ici traduits, dans cette dernière langue : est-ce pour être mieux entendus et pris au sérieux ? L’auteur de la Vita Nova et du Convivio, texte en langue vulgaire dont quelques extraits sont donnés en annexe (p. 323-333), a pourtant donné à l’anthologie le début de son titre. Celui-ci provient d’un extrait du De Vulgari Eloquentia où Dante définit la façon « d’opiner, […] respectivement pour les Hispaniques, les Francs, et les gens du Latium » (p. 15). De fait, le « parler limousin », ou langue d’oc, dans la grammaire duquel Raimon Vidal puise son singulier art d’écrire, c’est avant tout la meilleure façon de « parler français » pour s’essayer à la poésie (p. 63). Le livre 1 du De Vulgari Eloquenti traite de la « vulgaris locutio » (p. 106), de ses trois formes (« tripharius ydiomate », p. 114), et réfléchit sur leur capacité respective à la production lyrique, où selon Dante la langue de « si » triomphe en vertu de l’équilibre qu’elle cultive entre « douceur », « subtilité », et « grammaire » (p. 117), pivots du Dolce Stil Nuovo dont il est l’une des grandes figures (p. 99).
11Cette pensée d’une voix poétique et de la langue dans laquelle elle forge ses vers, c’est aussi celle d’une zone géographique précise : l’Europe du Sud, fragment important de la Romania où les « langues de la poésie » orchestrées par l’anthologie dialoguent, et font naître une certaine idée de cet art. Non seulement les poètes donnent des exemples de leurs propres œuvres — et l’on sourit au curieux « ami » par lequel Dante sans cesse se désigne —, mais encore leur pensée se nourrit d’une connaissance aiguë de l’œuvre de leurs prédécesseurs immédiats voire de leurs contemporains. Raimon Vidal cite régulièrement les grandes figures du trobar, tels Bernard de Ventadour et Guiraut de Borneil, et plus rarement Arnaut de Mareuil ou Peire Vidal. Pour prouver l’excellence philosophique des poètes, Boccace cite, aux côtés de Virgile, ses compatriotes à la gloire récente, Pétrarque ou « Dante Alighieri, l’extraordinaire poète florentin » (p. 281, p. 305). Mais c’est surtout Dante qui, en sus de sa propre production, évoque, pour en faire le panégyrique les vers de ses prédécesseurs troubadours (p. 129-131) ou trouvères, comme le français Thibaut de Champagne, le « roi de Navarre », ou italiens, comme Guido Guinizelli ou Guido del Colonne, « juge des Colonnes de Messine » (p. 113-5, p. 143-5). Cette réunion de praticiens de la poésie réfléchissant sur leur art et sur celui de leurs semblables donne alors à voir et à entendre, dans le dialogue fictif des citations augmenté par le rapprochement des textes, une histoire de la poésie européenne avant la Renaissance.
12Or, cette histoire de la poésie européenne a cela de commun qu’elle ne se contente pas d’être ou de faire, mais s’interroge sur sa propre pratique, et c’est depuis le XIIIe siècle qu’un questionnement sur la définition et la destination de son art accompagne l’acte créateur de chaque poète. Au « bien trouver [et] bien entendre » de Raimon Vidal (p. 95), qui constituent l’alpha et l’oméga de « l’honnête homme du trobar » (p. 54) répondent des préoccupations éthiques variées, dont on note l’amplification et la radicalisation au cours du XIVe siècle, même si le fait de donner une raison philosophique, politique et sociale à la poésie, trouve un précédent dans la « prose d’idée » du Leys, où l’éthique est le pendant de l’érotisme affirmé du trobar (p. 315-7). S’il ne donne pas de thème de prédilection au « bien trouver », Raimon Vidal ne cite que des exemples de poésie amoureuse, choix que Machaut théorise, et auquel il ajoute une dimension morale. Ainsi, Amour demeure la principale affaire de la poésie, mais grâce aux trois enfants que cette allégorie apporte au poète, ce dernier devra colorer la poésie amoureuse de morale, et préférer toujours l’honneur et l’éloge au blâme de l’aimée (p. 197) : « Et d’aucune façon ne médis des dames » (p. 195). C’est toujours « dans un esprit amoureux à la louange des dames » (p. 225-7) que selon Deschamps l’essentiel de la poésie doit être composé. Et s’il admet que « les sujets varient, en fonction de la volonté et de la disposition d’esprit du compositeur » (p 239), ses propres exemples travaillent en sus de l’amour les topoi moraux de « Fortune », des « biens temporelz de ce monde », ou de « franchise » (p. 233-5). Enfin, chez les Italiens, poésie et éthique vont d’emblée de pair. Pour Dante, c’est sans prédilection pour l’amour que l’objet travaillé par le poète doit être « digne ». Il relève à ce titre indifféremment de « l’utile », de « l’agréable » ou de « l’honnête », c’est-à-dire du salut, de l’amour ou de la vertu (p. 123-7). Quant à Boccace, il va jusqu’à donner à sa défense de la poésie les accents polémiques d’une dénonciation politique et sociale. C’est contre l’hypocrisie des hommes d’église (p. 265-7) ou la soif de pouvoir des philosophes (p. 257-9) que le poète doit trouver sa place, puisqu’il n’en est pas le « singe » mais qu’il faut au contraire le compter au nombre de ces philosophes, et parmi les plus excellents (p. 295). Au siècle suivant, les arts poétiques espagnols portent l’écho de ce débat, Juan del Encina continuant à dénoncer le contresens sur la poésie commis par les « gens graves et sévères » qui la « bannissent avec méchanceté de l’humanité comme science oisive, rejetant sur cette faculté la faute de ceux qui en usent mal » (p. 344), et dont ils sont les meilleurs représentants.
13Du XIIIe au XVe siècle, la définition de la poésie est donc étroitement liée à l’identité de ses producteurs, et à la place que la société est prête à leur concéder. La fiction poético-sociale de Machaut, qui montre l’élection du poète par Nature et Amour, allégories venues lui présenter les allégories de la création, se donne alors comme paradigme d’une réflexion sur la place du poète médiéval dans la société de son temps. Cette réflexion resurgit dans l’adresse énigmatique, probablement provocatrice, de l’officier-poète Deschamps (p. 211) à son noble commanditaire. « Il est dit qu’autrefois nul n’osait apprendre les arts libéraux présentés ci-dessous s’il n’était de haute naissance » (p. 217) : mais alors, comment comprendre les prescriptions et les poèmes qui suivent, si ce n’est comme la revendication d’un changement de statut du poète, auquel l’Art de Dictier en lui-même veut contribuer ? Pour être élu, du subtil « homs prims » de Vidal (p. 56, 96) au sacro-saint poète de Boccace, en passant par Guillem, « fourmé […] a part » par Nature (p. 188), le poète du Moyen Âge ne souffre pas moins d’une discrimination de son art qui accompagne celle de son statut. Et c’est probablement cette discrimination qui pousse les poètes réunis dans Oc, Oïl, Si à illustrer, mais aussi à dire et à redire le sens et la valeur de leur geste créateur, bien au-delà de la norme et de la prescription propre à l’art poétique qu’ils composent.
14Politique, sociale, éthique, la poésie médiévale ? Dans un éloge de l’impair avant l’heure, plutôt que des « parisyllabes, [exclus] à cause de leur grossièreté » (p. 145), Dante oublie bien vite les déterminations historiques de la poésie, pour se lancer dans « la splendeur des vers ». Définir la forme et le rythme du vers, c’est en espérer le choc, aux oreilles des auditeurs ou des lecteurs. C’est en chevalier de la poésie que le grand Florentin se rêve, porteur d’une poésie où se mêlent le doux, l’âpre et la jouissance (p. 179-81). Et c’est bien une pensée de la « joie » comme inflexion de toute « matière doleureuse » qui parachève le Prologue de Machaut (p. 201-3). Cette joie est déclinée par Deschamps, en toutes « choses plaisans » (p. 228) de la musique naturelle, entre chant, parole, voix et autres « mouvements de la bouche » (p. 227). Enfin, que dire des effets grandioses de la poésie selon Boccace ? « Mettre les rois sous les armes, les mener à la guerre, faire sortir les flottes des chantiers navals, décrire le ciel, les terres et les flots, parer les jeunes filles de guirlandes et de fleurs, exprimer les actions humaines selon leurs vertus, stimuler les esprits engourdis, réveiller les inactifs, retenir les téméraires, lier les coupables, exalter les hommes remarquables par des louanges méritées, et bon nombre de sujets de cette sorte » (p. 271) : entre exemples littéraires fameux et miracles inédits, voilà le pouvoir de la poésie médiévale, et cette « sorte d’ardeur » (p. 271) qu’avant toute chose elle doit être ! Du « gay saber » qui définissait pour Molinier le trobar (p. 318) à la « panthère parfumée » de Dante (Introduction, p. 39), cette force vitale de la « joie »5 sans laquelle il n’est pas de poésie, ni peut-être de littérature, trace en profondeur le trait d’union entre tous les textes d’Oc, Oïl, Si.
15Par conséquent, c’est une histoire de l’invention poétique à ses commencements qui est tracée par la collation conjointe de ces textes. Avant la République humaniste des Lettres, la communauté des poètes de la Romania s’offre ses propres lois, où le plaisir et la vertu, la joie et l’éthique, se répondent. Les catégories de la rhétorique antique y sont remplacées par le « faire », décliné par Guillaume de Machaut tout au long du Prologue, ou par l’« acte produit » qu’est la chanson selon Dante (p. 159). « Faire » et « acte » définissent désormais la poésie et ses acteurs principaux : les poètes, dans ces textes où ils sont à la fois juge et partie. Reposant comme il se doit pour ce type d’ouvrage sur une accumulation de points de vue, parallèles ou contradictoires, Oc, Oïl, Si parvient ainsi à faire résonner une archéologie de l’acte créateur, où la parole vive des poètes médiévaux se fait entendre, dans ses élans communs, ses particularités, ses dissonances. C’est assurément un grand mérite, et une belle réussite dans l’art difficile de l’anthologie.