La littérature africaine & la question de l’altérité
1Bernard Mouralis réunit dans L’Illusion de l’altérité une sélection de ses articles, recensions d’ouvrages et communications dont les plus anciens datent de la fin des années 1960 et les plus récents du milieu des années 2000. Ce qui frappe pourtant dans cet ouvrage qui compte une quarantaine de textes portant sur des problématiques très variées1, c’est son unité. Celle-ci vient de ce que chacun des essais est animé du souci de considérer la littérature africaine comme faisant partie de la littérature générale et les sociétés africaines comme étant semblables à toutes les autres. À cet égard, le titre, L’Illusion de l’altérité, ne pouvait mieux traduire le projet scientifique de l’auteur qui consiste à montrer combien le paradigme de l’altérité qui informe, le plus souvent, le discours sur l’Afrique ne repose sur aucune réalité et à donner à ce continent le statut d’un objet d’étude à part entière. Dans cette optique, B. Mouralis attire l’attention sur le fait que le critère de l’altérité est, à bien des égards, contredit par les faits. Il démontre également, en mobilisant notamment les notions d’intertextualité et d’intersection que la littérature africaine elle-même est loin d’être aussi spécifique qu’elle ne le parait. L’ouvrage invite ainsi à un renouvellement de la réception des textes sur l’Afrique, l’Université devant, sur ce point, jouer un rôle de premier plan.
2Il apparaît que la notion d’altérité, telle qu’elle est appliquée à l’Afrique, prend toute sa dimension lorsque la politique coloniale valide, d’emblée, l’idée d’une différence radicale des sociétés africaines par rapport aux sociétés occidentales. Cette position va avoir un certain nombre de conséquences.
3Sur le plan politique, elle va biaiser les modalités de la rencontre coloniale puisque celle-ci va être vécue et pensée non pas comme la rencontre de deux parties capables de traiter d’égale à égale, mais comme celle de deux cultures que tout oppose. Cette logique conduit à des violences non seulement physiques mais encore symboliques dans la mesure où le colonisé constate, atterré, que le colon refuse de voir qu’ils partagent les mêmes valeurs, la même humanité. La lecture que B. Mouralis donne, s’appuyant sur Le Pauvre Christ de Bomba2, de l’action missionnaire est significative à cet égard. Comme le rappelle Zacharie, un des personnages du roman, les principes religieux des Africains étaient, en dernière analyse, proches des principes chrétiens :
Vous vous êtes mis à leur parler de Dieu, de l’âme, de la vie éternelle, etc. Est-ce que vous imaginez qu’ils ne connaissaient pas déjà tout cela avant, bien avant votre arrivée ? (p. 410).
4De ce point de vue, la souffrance du converti ne résulte pas d’un sentiment d’aliénation, conséquence de ce qu’on lui impose une religion étrangère. Celui-ci « éprouve le sentiment douloureux que le missionnaire ne reconnaît pas ce que les Africains partagent avec les Européens sur le plan religieux3 » (p. 410). À un autre niveau, la politique coloniale prend prétexte de ce que la métropole et la colonie représenteraient des cultures sans valeurs communes pour conclure que les lois et les principes en vigueur dans l’une ne sauraient être appliqués dans l’autre. C’est ainsi que les idéaux républicains ne seront pas transposés dans les colonies. B. Mouralis s’oppose, à ce sujet, à la thèse d’une République colonialiste par nature que défendent Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et Françoise Vergès4. En ce qui le concerne, il n’est pas tout à fait justifié de dire, comme ces auteurs le font, que l’arbitraire qui prévaut dans les colonies est le produit même de la République. Il résulte, justement, de ce que les valeurs républicaines sont ignorées :
La République n’est pas véritablement la République si elle s’accommode, dans une partie des territoires où elle exerce sa souveraineté, de pratiques et de lois en opposition complète avec les principes de justice et d’égalité qu’elle proclame et par lesquels elle entend se définir. (p. 163)
5B. Mouralis rappelle qu’il importe, ici, de ne pas oublier la position de Victor Schœlcher qui préconisait d’étendre la citoyenneté française dans les colonies, les colonisés n’étant pas, plus que d’autres, fermés à la raison républicaine (p. 160).
6La validation de l’idée d’une différence radicale de l’Afrique va également avoir des répercussions sur le plan des représentions. C’est ainsi que la littérature africaine va donner l’impression de s’organiser autour du paradigme de l’altérité. L’Illusion de l’altérité indique, cependant, qu’il convient d’être particulièrement attentif quant aux usages que cette littérature a du motif de l’altérité5.
7B. Mouralis relève que la place que ce motif occupe, par exemple, dans le discours que les auteurs africains tiennent sur leur pratique est problématique. La manière dont ceux-ci parlent de coloniser la langue française, ou encore dont ils laissent entendre qu’ils cherchent à « retrouver une parole orale primordiale, que l’Histoire aurait occultée » (p. 335) est, en effet, de nature à conforter le lecteur dans sa propension à valider le paradigme de l’altérité. Les conséquences sont alors de deux sortes. En premier lieu, le lecteur aura tendance à mettre en doute la légitimité des auteurs occidentaux à parler de l’Afrique considérant, d’une part, que seul l’Africain est capable de ressentir et de transmettre la spécificité africaine et, d’autre part, que la connivence de ces auteurs avec Paris suffit à rendre leurs textes suspects. Parallèlement, le lecteur attendra des textes africains, justement qu’ils disent cette spécificité africaine en question et portent le combat anti-impérialiste. Il ne jugera donc pas nécessaire d’y rechercher autre chose.
8B. Mouralis pointe les limites de ce type de lectures. Elles oublient de prendre en compte la libido sciendi et la « libido littéraire » qui animent les auteurs, qu’ils soient africains ou occidentaux, et qui les poussent à rechercher la consécration de leurs pairs. Il rappelle ainsi que si des africanistes comme Maurice Delafosse ont été des administrateurs coloniaux, ils ont, en revanche, dans leur travail d’écriture, toujours recherché « une légitimité proprement scientifique » (p. 208). Cette légitimité et la reconnaissance internationale auxquelles ils aspiraient ne pouvaient être atteintes qu’en garantissant à la recherche une certaine autonomie vis-à-vis des considérations politiques. C’est ainsi que la libido sciendi pousse Delafosse à abandonner ses responsabilités administratives pour ne plus se consacrer qu’à ses activités scientifiques. Pour des raisons similaires, les écrivains africains privilégient la dimension littéraire de leurs textes et prennent des distances avec la figure de chantre de la tradition africaine.
9Cependant, B. Mouralis ne se contente pas d’avancer cet argument de l’intention littéraire et scientifique. Il apporte des preuves. Contre le soupçon qui pèse sur les africanistes occidentaux, il insiste sur le combat qu’ils ont mené pour instituer l’africanisme en discipline académique et rappelle que ce sont ces auteurs qui, les premiers, ont déconstruit la thèse d’une Afrique sans Histoire en mettant en avant le fait que ce continent a connu des empires et qu’il est loin d’être figé dans un temps cyclique des traditions (p. 210). Ainsi, il peut difficilement leur être reproché d’avoir biaisé leurs études dans un sens à servir les intérêts de la politique coloniale.
10En ce qui concerne les écrivains africains, B. Mouralis démontre que leurs textes, loin d’être à part, s’inscrivent dans la littérature générale. Ici, ce sont le critère de l’individualité des auteurs et les notions d’intertextualité et d’intersection qui viennent appuyer l’argument de la libido littéraire. Il apparaît que l’auteur africain met tout en œuvre pour affirmer, contre la figure collective de porte-parole de l’Afrique dans laquelle on tend à l’enfermer, « son droit au paradoxe et à la subjectivité » (p. 660). Ce faisant, il dit son individualité et se positionne comme sujet de l’écriture, une écriture comprise alors, non pas comme la reproduction d’une parole traditionnelle et immuable, mais comme un questionnement de l’Afrique et du monde. Ce souci de la mesure du monde est parfaitement exprimé par Frantz Fanon lorsqu’il s’écrit : « Ô mon corps fais de moi toujours un homme qui interroge6 ». Il participe, en outre, de l’inscription de la littérature africaine dans la littérature générale dans la mesure où les questions ainsi posées touchent tout un chacun et non pas les seuls Africains. C’est d’ailleurs ce que suggèrent les rapports d’intertextualité et d’intersection que les textes donnent à voir. Il y a « intertextualité » lorsque l’auteur renvoie volontairement le lecteur à d’autres textes. Il y a « intersection » lorsque le texte résonne, sans que l’auteur l’ait nécessairement recherché, avec d’autres textes (p. 16). Il en est, par exemple, ainsi de l’oralité censée être propre aux textes africains mais que l’on retrouve, entre autres, chez Perrault et les frères Grimm (p. 233). De même, l’usage que les auteurs africains, dans leur dénonciation du système colonial puis des dictatures, ont de l’ironie n’est pas sans rappeler la tradition des contes philosophiques comme Candide (p. 556).
11Ces éléments invitent à relativiser l’idée d’une spécificité africaine. Cela apparaît très clairement lorsque B. Mouralis revient sur le style de Kourouma et établit que celui-ci, à l’instar d’un Céline qui dans Voyage au bout de la nuit crée un style à effet de voix populaire, s’inscrit finalement dans une tradition littéraire éprouvée (p. 236). La remarque ne vise évidemment pas à diminuer le mérite de Kourouma. Bien au contraire, parce qu’elle attire l’attention sur le fait que cet auteur ne se contente pas de traduire du malinké en français — ce que n’importe qui est capable de faire — mais qu’il s’approprie un procédé littéraire et le maîtrise parfaitement, elle le confirme dans la position centrale qu’il occupe dans le champ littéraire mondial.
12Au final, L’Illusion de l’altérité indique, d’une part, que la littérature africaine n’a rien de spécifique dans ses modalités et, d’autre part, que cette littérature inscrit l’Afrique dans le monde plus qu’elle ne l’enferme dans une altérité absolue. Ce faisant, l’ouvrage invite à poser un autre regard sur ces objets. Cela passe nécessairement par l’Université.
13B. Mouralis accorde une grande attention à la question de la recherche et de l’enseignement. Il s’arrête sur les raisons du peu de cas que l’Université française semble faire de la littérature africaine et revient sur les conditions d’une recherche et d’un enseignement de qualité.
14Il apparaît que le monde universitaire fait montre d’une mauvaise foi manifeste lorsqu’il relègue l’étude de la littérature africaine dans les filières optionnelles ou spécialisées sous prétexte qu’elle manquerait de noblesse. En se comportant de la sorte, il déroge à sa mission qui n’est pas de décider, de manière arbitraire, de la valeur de tel ou tel type de textes mais « de déterminer leur fonctionnement et signification » (p. 619). En outre, la position ainsi adoptée trahit une certaine angoisse : étudier ces textes, c’est prendre le risque d’avoir la confirmation que l’Occident n’a plus le monopole et encore moins la maîtrise du discours sur l’Afrique (p. 620).
15Pour ce qui est de la question de la qualité, il importe que les études africaines soient abordées dans un esprit scientifique. B. Mouralis attire l’attention sur ce point dès l’introduction :
Les essais réunis dans le présent ouvrage […] traduisent, non une quelconque passion pour l’Afrique subsaharienne, mais plus simplement un intérêt intellectuel pour cette partie du continent africain, pour son histoire, pour le rôle qu’y joue l’écrivain comme acteur de la littérature. (p. 9)
16En effet, seule une telle position est susceptible de conduire à des choix épistémologiques pertinents. À cet égard, B. Mouralis se prononce pour une étude pluridisciplinaire. Le chercheur se doit de mobiliser, entre autres, l’histoire, l’anthropologie, les sciences sociales, s’il veut saisir le contexte d’énonciation de la littérature africaine et les enjeux qui l’animent (p. 622). Ce souci de la pluridisciplinarité rejoint celui de la nécessité qu’il y a à donner au terme de « littérature africaine » une acception large.
17L’ouvrage invite également le chercheur à accorder une attention particulière à la notion de champ littéraire7. Cette notion permet en effet de mieux comprendre la nature de la libido qui anime les auteurs et les amène à dépasser les considérations d’ordre politique et identitaire pour privilégier la qualité de l’écriture (p. 660)8. Le champ littéraire se caractérise par son autonomie vis-à-vis des champs politique et économique. Cette autonomie du littéraire pousse l’auteur à faire « de la croyance en la valeur de l’œuvre littéraire le seul mobile de son action et la seule source de sa légitimité » (p. 71). De ce fait, quand bien même il prétend, par exemple, transcrire l’oralité africaine, l’écrivain aura, en réalité, des usages essentiellement littéraires de ce motif. Le texte ne livrera qu’un effet d’oralité tout comme les textes de Kourouma ne livrent qu’un effet de « malinkinisation » de la langue française. Il existe donc un écart entre le discours et la pratique de l’écrivain dont il reste à étudier les modalités et les enjeux. Ainsi, Kourouma affirmera, dans un premier temps, traduire le malinké en français avant de reconnaître que son travail est bien plus complexe9. Quoi qu’il en soit, il importe que le lecteur tienne compte de cet écart sous peine de se perdre dans des contresens.
18Le mérite du livre de Bernard Mouralis est de mettre à nu les mécanismes de l’illusion qui donne à voir l’Afrique et la littérature africaine comme étant des lieux de la différence absolue. S’il y parvient, c’est parce qu’il fait montre, dès le départ, d’une rigueur scientifique qui l’amène à dépasser lui-même les considérations d’ordre politique et identitaire pour constituer la littérature africaine en objet d’étude à part entière là où beaucoup y voient un objet affectif10.