Une approche critique de la réalité cinématographique
1La traduction de cet ouvrage de Siegfried Kracauer est un apport immense à la réflexion critique cinématographique. La période d’incubation aurait pu avoir des effets négatifs sur l’ouvrage, mais la parution de cette traduction est réellement novatrice. Comme l’indique le titre, l’auteur propose une théorie du film centrée sur l’analyse du médium, c’est-à-dire l’ensemble des dispositifs concrets accompagnant la matérialisation des images et des sons (à partir du cinéma parlant) sur l’écran. L’histoire de l’évolution du médium permet de comprendre les spécificités de cet art si particulier.
2Le cinéma est d’une certaine manière prolongement et animation du cliché photographique et dès le départ nous observons une tendance réaliste (Frères Lumière) et une tendance formatrice (Méliès). Alors que le premier s’attache à produire une représentation de la réalité1, le second utilise le médium comme matériau de construction d’une pure fantaisie. Le cinéma oscille dans un conflit entre ces deux tendances, avec la perspective réaliste d’exposer une vision de la réalité (on trouve cette trace dans le néoréalisme d’Antonioni) et la perspective formatrice mettant en scène le règne du rêve. Pourtant, à l’origine du cinéma, les premiers réalisateurs ne se percevaient pas nécessairement comme artistes.
Dans son acception établie, le concept d’art ne s’applique ni ne pourrait s’appliquer aux films véritablement « cinématographiques », c’est-à-dire à ceux qui captent des aspects de la vie matérielle pour nous les faire vivre. Et pourtant, ce sont bien ceux-là et non les films rappelant les œuvres d’art traditionnelles qui sont esthétiquement valables. Si on peut considérer le cinéma comme un art, ce n’est sûrement pas pour le confondre avec les arts reconnus. (p. 78)
3L’utilisation du médium devient partie prenante d’une entreprise artistique. Les réalisateurs travaillent d’une manière particulière sur la combinaison de mouvements (séquences de poursuite dans les films d’Alfred Hitchcock2, la danse, le mouvement à l’état naissant dans les films d’Alexandre Dovjenko, les objets éphémères).
4La perception du spectateur est construite sur des a priori que le réalisateur prend soin parfois de déjouer de manière subtile. Le travail des plans est extrêmement important car un personnage est un objet visuel : alors que nous voyons l’image d’une femme ou d’un homme, nous ne percevons pas les parties de l’objet visuel (plan sur le corps du personnage qui fait parfois apparaître seulement les épaules et la tête…). L’objet suggère la présence pourtant invisible du personnage. Le film Überfall (Ernö Metzner, 1928) met en scène un pauvre homme qui ramasse une pièce de monnaie qu’il va jouer aux dés. Il est poursuivi par un truand, les prises de vue détaillant cette filature : la pièce de monnaie change la vie du héros3. L’étau se resserre sur lui, la caméra fermant toutes les issues possibles.
5S. Kracauer propose de comparer les affinités entre la photographie et la cinématographie. Il parle de la reproductibilité possible de la cinématographie : la caméra est capable de saisir le non artificieux (par exemple le frémissement du vent dans les arbres)4. L’illimité est également vu comme un élément commun à la photographie et à la cinématographie :
Comme la photographie, le film tend à rendre compte de tous les phénomènes matériels qui sont à portée de l’objectif. En d’autres termes, c’est comme si ce medium était mu par le désir chimérique de manifester l’existant matériel dans son continuum. (p. 113)
6On pense aux manières de remonter le temps dans certaines séquences avec la matérialisation d’événements antérieurs. Rashomon de Kurosawa en est une bonne illustration avec les personnages qui racontent les faits comme ils les ont perçus pour essayer d’élucider les circonstances du meurtre5. Le continuum présenté permet d’exposer un enchaînement causal. L’indéterminé est commun à la photographie et au cinéma, il permet de susciter une série d’humeurs et d’émotions. S. Kracauer évoque le caractère proustien de la caméra qui travaille un ensemble de correspondances sensorielles.
Sous l’effet du choc qu’il ressent en trempant une madeleine dans sa tasse de thé, le narrateur de Proust se retrouve transporté, corps et âme, en des lieux et des circonstances passés et dans la substance de noms dont beaucoup sont comme des figurations irrésistiblement prégnantes de réalités extérieures. Le terme générique de « correspondances psycho-physiques » recouvre l’ensemble des relations plus ou moins fluides entre le monde matériel et le domaine psychique au sens large du terme, ce domaine qui confine à l’univers matériel et continue d’entretenir avec lui des connexions intimes. (p. 119)
7Le cinéma dispose d’une latitude pour filmer des séquences mêlant plusieurs sensations. Plusieurs techniques sont utilisées pour les flashbacks6: soit les scènes passées entrecoupent les scènes présentes évoquant l’idée d’une action du personnage en train de se remémorer soit les scènes passées sont détachées du présent avec un fondu permettant de les identifier plus facilement. Les techniques dépendent de l’effet recherché et de la position du personnage dans la narration. À l’époque où S. Kracauer écrit sa théorie, ces techniques ne sont pas encore très développées.
8Le médium prend davantage sens avec la manière de travailler des séquences imaginaires (films fantastiques, films historiques avec reconstitution de décors antiques, hallucinations) : la séquence imaginaire est rendue avec une réalité surprenante7. L’hallucination devient une scène imaginée détachée et présentée comme réelle : il s’agit du vécu intérieur du personnage. Cet effet de réel fait ainsi partie du médium.
Le terme « son » est couramment employé dans deux sens. À strictement parler, il désigne le son proprement dit, soit toutes les sortes de bruits. Au sens large, il englobe […] aussi la parole, les dialogues. (p. 165)
9Le son a permis aux films jusque là muets d’économiser l’insertion d’intertitres et de moins surcharger les séquences. L’ajout du son a modifié le médium car son incorporation a apporté d’autres fonctions à l’image. Certains films montrent que la parole est une réalité cinématographique à part entière.
Les comédies de René Clair, par exemple, respectent ces règles à la lettre ; les dialogues y sont occasionnels, à tel point qu’il arrive que des personnages continuent à bavarder alors même qu’ils ont disparu dans un café : un instant, on peut encore les voir derrière la vitre remuer les lèvres et faire les gestes de la conversation. Il s’agit là d’un procédé ingénieux pour répudier radicalement les buts et les prétentions du film de dialogue proprement dit. C’est comme si René Clair voulait administrer une démonstration ad oculos que la parole est d’autant plus cinématographique que son message nous reste insaisissable, et que ce que nous pouvons réellement saisir, c’est seulement l’image des gens qui parlent. (p. 171)
10La parole peut ainsi être traitée de manière différente par les réalisateurs, soit comme un complément de l’image, soit comme un commentaire soit enfin comme l’évocation d’une autre image absente de l’écran.
Chaque fois que le dialogue se trouve détourné de sa finalité signifiante, nous nous trouvons, comme le narrateur de Proust, confrontés à des voix estrangées8 qui, à présent qu’elles ont été dépouillées de toutes les connotations et significations qui normalement recouvrent leur nature élémentaire, nous apparaissent pour la première fois, jusqu’à un certain point, dans leur pureté. (p. 174)
11L’évocation régulière de Proust dans le livre de S. Kracauer nous montre à quel point l’écriture proustienne a une réalité cinématographique9. Les scènes sont des séquences filmées avec un narrateur-caméra capable de faire éprouver les sensations les plus intimes.
12La matérialité du son est également perceptible à travers l’utilisation de divers modes de synchronisation du son et de l’image (ou au contraire leur coupure). S. Kracauer se livre à des commentaires plus techniques sur les effets produits directement à partir de l’entrelacs entre l’image et le son. Selon la primauté donnée à l’un ou à l’autre, la scène filmée n’est évidemment pas la même. Le son vient compliquer le langage de l’image et lui donner un autre type de profondeur ; le jeu des acteurs s’en trouvant lui-même modifié10. S. Kracaeur rappelle qu’avant le cinéma parlant, le son avait été introduit sous la forme d’intermèdes musicaux entre les différentes séquences11, à tel point que l’accompagnement musical est considéré comme une survivance de l’époque du muet.
13C’est ici que nous pouvons parfois analyser la relation entre un accompagnement musical et la scène jouée. La musique accompagne le mouvement de la scène (accélération, scène de poursuite, imminence du mouvement crucial). Nous savons que le cinéma d’horreur joue sur l’effet de surprise attendu avec le crescendo musical : le spectateur s’attend à un dénouement tragique, mais ne sait pas à quelle seconde cela va se produire12. Son émotion est conditionnée à la musique qui indique le danger.
La musique cauchemardesque ne nous invite pas nécessairement à scruter le visage endormi : si elle est au service d’un récit « de théâtre », elle nous détournera de ce visage pour nous entraîner dans des régions dans lesquelles l’existant matériel compte fort peu. (p. 276)
14Les analyses de S. Kracauer montrent en quoi le cinéma est un art moderne au sens propre, c’est-à-dire centré sur le fuyant et le mouvement instantané. Il interroge, en cela, le sens du cinéma à partir de l’étude du mouvement vital insaisissable.
Le développement de la société moderne de masse s’est accompagné de la désintégration de croyances et de traditions culturelles qui constituaient un ensemble de normes, d’affinités et de valeurs encadrant l’existence de l’individu. Il est possible que l’érosion des incitations normatives nous ait induits à nous tourner vers la vie même, en tant qu’elle était leur matrice, leur substrat sous-jacent. (p. 251)
15En d’autres termes, le cinéma a un impact sur une nouvelle perception de la réalité par le public.
16La dernière partie de l’ouvrage concerne une classification des types de films avec une distinction opérée entre les films narratifs et les films non narratifs. Les films non narratifs regroupent les films expérimentaux et les films factuels13. Les films d’avant-garde font partie des films expérimentaux avec l’accent sur les plans inhabituels, une attention portée aux détails minuscules (Jean Vigo, À propos de Nice par exemple)14. Les films surréalistes de Buñuel sont une tentative de mettre en lumière un jeu de pulsions psychiques profondes15. Le film expérimental traite aussi bien de l’abstraction rythmique que des projections surréalistes de sentiments intérieurs. Son inspiration est proche de la peinture. Le film factuel est illustré par le documentaire. L’évolution des conceptions de René Clair entre les années 1920 et les années 1950 est emblématique du film factuel qui privilégie l’intrigue. S. Kracauer montre avec perspicacité que le film factuel, sous prétexte d’éliminer la narration, est obligé de réintroduire l’histoire sous la forme d’une dramatisation. Le film tente à la fois de raconter une histoire et de percevoir un flux de vie : les films non narratifs et les films narratifs se trouvent ainsi réunis par ce paradoxe. Certains films burlesques à épisodes ont une unité dans la composition : Les vacances de Monsieur Hulot, grâce à la juxtaposition d’une série de scènes, montrent in fine le vide de l’existence des classes moyennes lorsqu’elles sont livrées à elles-mêmes16.
17Dans les films narratifs, nous avons des histoires de type théâtral. L’Assassinat du duc de Guise produit par la société française de production Film d’Art (1908) illustre cette tendance à concurrencer la narration littéraire17. La composition narrative peut également être étudiée dans les films de propagande d’Eisenstein où la totalité du film est orientée vers un but. Les grands mouvements de ces films narratifs deviennent parfois non réalistes. Le film narratif n’est alors pas plus réaliste que le film non narratif.
18L’ouvrage s’ouvrait sur l’interrogation du continuum entre la photographie et la cinématographie et s’achève sur une réflexion sur les relations entre le roman et le cinéma. Il existe des similitudes sur les manières de traiter les réflexions intérieures des individus (points de vue, temps, rythme, espace). La différence tient au fait que le roman s’appuie sur un continuum mental tandis que le cinéma repose sur un continuum matériel : le roman évoque les déchirements intérieurs de la conscience alors que la caméra met visuellement en scène les tourments des personnages. Les exemples pris par S. Kracauer sont souvent des adaptations cinématographiques de romans telles le Journal d’un curé de campagne de Georges Bernanos mis en scène par Robert Bresson18. Le cinéma a la possibilité de rendre d’une manière particulière le tragique, c’est-à-dire l’opposition entre le cosmos (ordre des choses) et le flux de la vie (déstructuration et création).
Le conflit tragique ne prend corps que dans un univers clos régi par des mythes, par des principes moraux, par une doctrine politique, et autres choses semblables. Ces règles de conduite astreignantes, bien que souvent incohérentes, ne sont pas seulement la source du conflit, elles lui confèrent également son caractère tragique ; du fait de leur présence, il paraît significatif autant qu’inévitable19.
19La caméra est capable de rendre ce tragique sans pour autant s’arrêter sur la mort du héros tragique. Plusieurs procédés peuvent être ainsi utilisés pour traiter l’opposition entre le flux de la vie et l’ordre environnant, des digressions sont même possibles. Rashomon de Kurosawa s’achève sur des versions factuelles contradictoires des protagonistes. L’objectif n’est pas l’enquête policière, il s’agit plutôt de montrer que les personnages souhaitent restaurer leur dignité morale au sein de l’ordre extérieur20.
20Le livre de Siegfried Kracauer propose une vision postmoderne même si le mot est anachronique à l’époque où il rédige l’ouvrage. En effet, l’effondrement des croyances et l’absence d’un récit idéologique inquiètent l’homme contemporain. En l’occurrence, le cinéma rend de manière spécifique cette nouvelle situation de l’homme. Le conflit entre l’ordre du monde et le flux de la vie est porté par le médium cinématographique. Le cinéaste a ce pouvoir d’intégrer plus facilement l’état brut de la vie : le réalisme cinématographique n’est pas simplement dénotatif, il expose le flux de la vie en en saisissant le caractère transitoire et éphémère. À cet égard, le cinéaste dispose d’une plus grande liberté que le peintre ou l’écrivain, car il n’a pas besoin de soumettre le réel à une vision d’ensemble, le matériau se donnant d’emblée à la caméra. L’ouvrage de S. Kracauer est une réflexion inédite sur la spécificité de l’art cinématographique : la rédemption de la réalité matérielle permet de mettre en scène le flux de la vie au sein d’un monde de plus en plus évanescent.