Un pâle portrait de la Recherche
1Tout autant que la lecture, la peinture est un motif fondamental de l’œuvre proustienne et c’est ce motif que Nayla Tamraz s’attache à analyser dans son étude, Proust Portrait Peinture. La tâche est loin d’être facile et comporte de nombreux écueils et ce, pour diverses raisons : d’une part ces dernières années, le retour salutaire à une plus grande ouverture entre les disciplines et les cultures a donné lieu à de nombreux ouvrages s’inscrivant à la croisée entre peinture et littérature et fournissant un travail méthodologique à la fois rigoureux et novateur. D’autre part, comme le souligne Adam Watt dans son récent livre sur Proust et la lecture1, le marché du livre (et autres « objets dérivés ») semble saturé d’études portant sur la Recherche et son auteur. Dans ce contexte et fort de ces attentes, le lecteur ne peut qu’être intéressé puis sincèrement déçu par une entreprise pourtant parfaitement louable et justifiée.
2Dans son introduction, N. Tamraz énonce clairement l’enjeu de son livre lorsqu’elle écrit :
[…] s’interroger sur la place qu’occupe la peinture dans À la recherche du temps perdu c’est réfléchir à la manière dont la peinture se propose comme une poétique, voire une herméneutique. Inversement, il serait possible de se demander dans quelle mesure la littérature pourrait afficher une intention parmi d’autres, celles de se présenter comme un discours sur la peinture, proposant une manière de la comprendre et de l’envisager. (p. 9)
3Le plan de l’ouvrage suit ce mouvement de balancier même s’il se décline en trois parties de longueur inégale.
4La première partie, de loin la plus longue et la plus théorique, s’intéresse à l’insertion du portrait tableau dans le texte, c’est-à-dire à la façon dont Proust décrit les détails visuels d’une scène, qu’il s’agisse d’un véritable tableau ou d’un tableau que le narrateur ou l’un des personnages esquisse aux moyens de procédés que N. Tamraz répertorie à l’aide d’outils d’analyse littéraire. Elle montre ici comment le texte de Proust s’articule autour de « plans de texte » et selon différentes perspectives. De manière très détaillée, l’auteur procède à une énumération d’exemples qui illustrent les différents moyens de la représentation mis en œuvre par Proust et présente cette « description-tableau » comme un moyen de faire apparaître un univers parallèle à celui de la fiction propre. Elle poursuit ensuite son analyse en envisageant la description de ces tableaux en mots dans la Recherche selon des critères d’ordre plastique (la composition, la ligne, la couleur).
5À l’aide d’exemples précis, N. Tamraz montre ici comment Proust mobilise « une écriture artiste s’adressant à l’imagination, c’est-à-dire à cette capacité de mettre en images » (p. 71). Dans cette partie, l’auteur montre surtout les limites de l’ekphrasis chez Proust et s’interroge sur l’opération même de transposition à l’œuvre dans toute tentative de description du visuel. S’appuyant sur les travaux de recherche les plus pointus sur les rapports texte/image (notamment les écrits d’Aron Kibedi Varga), N. Tamraz change alors de perspective avant de revenir à des outils d’analyse purement littéraire (Riffaterre), semblant hésiter à la façon dont il convient d’aborder l’ekphrasis proustienne. Malgré des comparaisons entre le texte de Proust et la critique d’art dont il s’est inspiré, on a autant de mal à voir ici où l’auteur veut en venir qu’à suivre son raisonnement.
6Cette première partie se conclut sur une analyse du style où le sujet englobe, de fait, texte et image, éléments d’analyse picturale et linguistique. Pour démêler cet écheveau d’interprétations possibles, et mieux démontrer ce qu’elle nomme avec justesse la « picturalisation » de l’univers romanesque de Proust, N. Tamraz s’attache dans la deuxième partie de son livre à une « étude de cas » autour des portraits d’Albertine qui sont, selon elle, de nature « à résumer tous les portraits proustiens » (p. 114).
7Véritable anatomie du personnage, cette partie séduira sans aucun doute les amateurs de micro-analyses fines et elle possède le grand mérite de bien mettre en relief le paradoxe de l’écriture proustienne :
Foisonnant de détails référentiels qui ont pour fonction d’être des connotateurs de mimésis, les portraits d’Albertine parviennent à la rendre présente, quoique fuyante. (p. 150).
8Le pendant artistique de l’analyse littéraire des portraits d’Albertine qui succède à ce chapitre est à mon sens le plus stimulant de l’ouvrage. L’écriture y est ici plus fluide et rentre (oserait-on écrire, enfin ?) dans la véritable problématique du portrait et recèle de remarques justes et pertinentes :
Chez Proust, un être ne peut entrer dans l’univers de la représentation, celle du héros notamment, que s’il est métamorphosé en images picturales qui diluent en quelque sorte son individualité ondoyante, mais par lesquels il acquiert une dimension artistique qui le fait résister au pouvoir du temps. (p. 152)
9Les réflexions proposées autour des effets picturaux comme de la ligne sont ici tout à fait bienvenues, tout comme celles qui évoquent les thèmes picturaux ou l’esthétique du portrait et du vitrail.
10Malheureusement, la dernière partie retombe dans les travers du début de l’ouvrage et semble gagnée par le processus de fragmentation que l’auteur décrit chez Proust. N. Tamraz passe ici en revue les différentes fonctions « qui interviennent à différents niveaux dans la lecture du texte de Proust » (p. 182) et sa voix disparaît à niveau derrière le poids des approches critiques les plus diverses. Le livre fait à ce stade penser à un travail de thèse qui n’aurait pas été suffisamment mûri remanié par son auteur. Les répétitions y sont fatalement nombreuses puisque les exemples choisis ont déjà été cités dans d’autres passages.
11Ainsi, en dépit des développements parfois lumineux de la deuxième partie, la conclusion du livre est bien en deçà des analyses proposées et ne propose pas de grande nouveauté quant au rapport texte/image :
La Recherche donne ainsi à voir ou à imaginer un tableau tel que Proust cherche à le montrer, insérant son propre regard entre l’œuvre d’art et sa lecture. (p. 239).
12Pour conclure, cet ouvrage aurait nécessité et grandement mérité plus d’attention, tant au niveau de sa relecture et de son plan que du travail d’édition (le texte comporte un certain nombre de coquilles et d’erreurs). La lecture des récents travaux publiés en anglais, aussi bien sur les rapports entre Ruskin et Proust par exemple que sur les rapports texte/image aurait peut-être permis à son auteur de se libérer du carcan idéologique dans lequel ses analyses semblent s’être enfermées2. Tel qu’en lui-même, Proust Portrait Peinture est un livre fragmentaire et fragmenté, dont les éclats brillants sont aussi nombreux qu’éparpillés. Comme par magie et comme dans un kaléidoscope, l’image de l’œuvre de Proust ressort néanmoins de cette étude certes brouillée, mais plus que jamais scintillante et grandie.