Charles Nodier & le romantisme français
1Peu nombreux sont — il faut bien le reconnaître — les ouvrages de quelque ampleur entièrement consacrés à Nodier. La communauté nodiériste n'a donc pu que se réjouir de voir paraître une monographie aussi riche que celle de Roselyne de Villeneuve. Le premier mérite de cet ouvrage, issu d'une thèse de doctorat soutenue en 2005, est d'envisager l'œuvre de Nodier dans sa globalité et d'en révéler ainsi la diversité et la cohérence. L'index réservé, en toute modestie, aux « principales » œuvres de Nodier ne présente pas moins de quatre-vingt-dix entrées différentes. Si les romans et contes les plus célèbres reçoivent légitimement le traitement le plus conséquent, l'analyse porte également sur des récits plus méconnus du public. Au côté de La Fée aux Miettes, de Jean Sbogar, de Smarra et de Trilby, des développements importants sont réservés à l'Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux, à Mademoiselle de Marsan, ou encore au Voleur, rendant ainsi justice à des ouvrages qui, pour jouir d'une certaine reconnaissance de la critique, sont encore bien malmenés par l'édition. Tout aussi remarquables sont les allers-retours proposés entre le corpus fictionnel, objet de l'étude, et les principaux essais et articles d'un auteur qui présente ainsi, sous la plume de R. de Villeneuve, un visage bien différent de celui du plaisant conteur des soirées de l'Arsenal. S'il s'agit bien de rendre hommage aux récits de Nodier, l'auteur n'hésite pas, précisément pour légitimer des contes ou romans que la critique, depuis George Sand, présente comme mineurs, et même passablement ennuyeux, à montrer le lien entre le conteur et l'essayiste. C'est bien au cœur même de la fiction que se nouent et se développent les interrogations du penseur. Linguiste, théoricien de la littérature, philosophe, défenseur du patrimoine, Nodier est en effet l'auteur de quelques écrits qui amorcent, explicitent, parfois prolongent, le questionnement incarné dans l'œuvre de fiction. R. de Villeneuve propose une lecture attentive, entre autres, des Notions élémentaires de linguistique, « Du Fantastique en littérature », « De la Palingénésie humaine et de la résurrection » ou des Voyages pittoresques et romantiques dans l'ancienne France, qui ont joué un rôle important dans l'évolution de la création chez Nodier.
2Si toute l'œuvre de Nodier est bien convoquée, à des degrés divers, c'est pour répondre à la question précise que pose la représentation de l'espace. Cette question, l'auteur s'en explique en introduction, est double : « l'axe d'étude principal est celui de l'instabilité de l'espace représenté mais, à cause de l'exemplarité de ce type de représentation, on voit surgir de façon récurrente la question lancinante de l'instabilité de la représentation elle-même » (p. 13-14). C'est le concept opératoire d'instabilité que retient donc l'auteur comme fil directeur pour son analyse de l'ensemble du corpus nodiériste. Ce terme et ses para-synonymes reviennent en effet sans cesse sous la plume de ses pairs comme de ses critiques, pour qualifier l'homme et l'œuvre, perçus l'un et l'autre dans leur mobilité et leur fragmentation. Mais il s'agit de renverser la valeur de ce jugement, pour montrer que cette instabilité est loin de constituer un manque, qu'elle souligne au contraire l'exemplarité d'une œuvre, dont le mouvement épouse le questionnement propre à son temps.
3C'est pourquoi l'ouvrage de R. de Villeneuve n'est pas fait pour intéresser seulement les nodiéristes convaincus, confirmés ou débutants. Il dessine, à travers le prisme rigoureux d'une question bien précise, le portrait nuancé d'un moment-clé de l'histoire française, qu'on peut qualifier commodément de tournant romantique. Si la représentation désigne un processus psychologique, puis artistique, elle peut également recouvrir le sens plus étroit de « régime représentatif classique ». Or celui-ci « s'adosse à toute une série de présupposés : l'anthropocentrisme, l'existence d'un ordre, la puissance du langage humain, capable de produire un “quasi-visible” grâce à une série d'équivalences codées et stables entre les mots et le visible, mais aussi entre les mots et l'invisible » (p. 14-15). Il s'agit donc de montrer que l'instabilité de la représentation spatiale, placée au cœur de l'œuvre de Nodier plus peut-être que d'aucune autre, constitue un élément essentiel de la littérature et de la pensée romantiques. Fidèle à ce projet ambitieux, R. de Villeneuve adopte, dans chacun de ses huit chapitres, le même cheminement : elle commence par une vue globale d'un des problèmes que pose la représentation, puis amorce un recentrage sur la contribution de Nodier à la position de ce problème, avant de s'intéresser à quelques pages de son œuvre de fiction, et d'en proposer ainsi des analyses précises qui éclairent les développements théoriques précédents, autant que ceux-ci donnent sens à l'analyse de détail du corpus fictionnel.
4Ces huit chapitres sont regroupés en trois parties, nettement individualisées dans leur objet, puisqu'il s'agit de dégager une stylistique, puis une esthétique, et enfin une ontologie de l'espace instable. Ces trois niveaux d'analyse offrent un parcours cohérent. R. de Villeneuve rappelle en effet en introduction à quel point, dans la pensée romantique, les questions proprement littéraires se fondent dans une esthétique, elle-même solidaire d'une métaphysique. Particulièrement sensible à ce mouvement, Nodier, qu'on a tendance à isoler au sein du romantisme français, à ravaler aux rangs de précurseur ou de compagnon de route, manifeste ainsi des intuitions qui le rapprochent étroitement du romantisme allemand, telle que l'école d'Iéna le définit au tournant du siècle. Philippe Lacoue‑Labarthe et Jean‑Luc Nancy affirment, dans l'étude qu'ils ont consacrée à cette école, que « la fragmentation en tant que chaos est aussi bien la matière offerte au créateur d'un monde — et qu'à ce titre le Fragment romantique entérine et installe définitivement la figure de l'artiste comme Auteur et Créateur1 ». L'instabilité, chez Nodier, renvoie bien à l'esthétique du fragment, si chère au romantisme allemand. Sommée de représenter le chaos, le « tourbillon frénétique », qui constitue la matière même de la représentation, l'œuvre tente aussi de le dépasser pour fonder une harmonie, tant esthétique que métaphysique, interrogeant ainsi le geste même du Créateur.
5Les deux chapitres de la première partie se penchent sur deux vecteurs stylistiques de la représentation de l'espace instable, le verbe et l'emploi des figures. Ce faisant, R. de Villeneuve démontre brillamment que les méthodes de l'analyse stylistique viennent non seulement enrichir les lectures critiques traditionnelles, mais qu'elles peuvent aussi constituer le point de départ de nouvelles analyses. La stylistique sert en effet ici de fondement à l'exploration esthétique et métaphysique qui suit : elle permet de poser les interrogations essentielles et de montrer à quel point celles-ci traversent l'œuvre entière. Elle souligne également que ces problèmes, philosophiques et religieux à bien des égards, se posent d'emblée, chez Nodier, en termes de choix d'écriture. Si Nodier participe bien à la promotion du littéraire propre à l'âge romantique, c'est qu'il pense toujours dans, et par la littérature.
6Le verbe apparaît comme le lieu privilégié de l'expression de l'instabilité, que Nodier rattache lui-même à une conception ontologique :
[l'homme] a eu lieu de se convaincre que l'être était sujet à un grand nombre de relations avec tout ce qui l'environne, que son existence était une succession perpétuelle d'actions, que ces actions ou modes de l'être, passés, présents ou futurs, ne cessaient de le modifier. Il a créé le verbe qui n'est donc qu'une action ou un rapport des êtres entre eux2.
7L'étude du verbe est donc doublement pertinente, d'une part parce qu'elle répond à la question que pose la représentation de l'espace instable d'un point de vue stylistique, d'autre part parce qu'elle permet de poser les jalons de ce qui constitue l'objet privilégié des parties suivantes. R. de Villeneuve s'intéresse d'abord au sémantisme des verbes utilisés, et montre qu'un grand nombre de ces derniers, au-delà de la catégorie des verbes de mouvement, décrivent l'instabilité. Elle se concentre ensuite sur l'infinitif, forme nominale du verbe, qui paraît ainsi sujette à des emplois instables, en particulier dans les propositions infinitives et dans les périphrases en « aller » et « venir » + infinitif. Par ailleurs, l'étude porte en plusieurs endroits sur les valeurs aspectuelles du verbe, par exemple le procès inchoatif, et explore également sa dimension énonciative. L'analyse des formes verbales aboutit ainsi à une présentation de ce que l'auteur appelle « l'univers tourbillonnant, qui hante Nodier » (p. 42), à travers l'étude du verbe « rouler » et de ses emplois au sein d'un vaste corpus, qui permet de mettre en évidence la représentation de l'espace frénétique. Ce sont globalement les trois motifs de « la mobilité, [de] l'indétermination et [de] la rupture » (p. 42) qui guident le travail dans son ensemble.
8Le second chapitre s'ouvre sur une réflexion générale sur l'emploi de la figure à l'époque romantique. Nodier ne se fait pas le champion de l'hégémonie des figures dans le discours littéraire. Il manifeste même une certaine distance vis-à-vis de celles-ci, dont le territoire se trouve limité d'une part par la nature, que la langue se doit de refléter et d'imiter, d'autre part par la présence d'une transcendance, qui ressortit à l'ineffable. Dans ce contexte, il est naturel que la figure privilégiée par Nodier soit la figure de diction, seule capable de reproduire dans la langue l'œuvre de la nature elle-même. De ce point de vue, le Dictionnaire des onomatopées et les Eléments de linguistique développent une conception du langage qui s'élève contre l'arbitraire des signes. La représentation de l'espace, et plus précisément des espaces naturels, manifestent les conséquences de ces conceptions linguistiques dans l'écriture de fiction : le paysage-état d'âme est décrit au travers de l'imitation de la nature et des sentiments que son spectacle provoque chez le personnage spectateur.
9Au côté des figures de diction, on rencontre aussi sous la plume de Nodier des figures de construction qui « permettent de recréer, au sein du texte, un rythme, une impulsion qui calquent les dynamiques en œuvre dans l'univers ». Par contre, l'emploi modéré de la comparaison — que R. de Villeneuve désigne sous le nom de « similitude » — et de la métaphore révèlent la conception paradoxale que Nodier a de la langue : le discours littéraire se doit, non tant de créer une langue singulière, unique, de tendre vers une sur-nature, que de retrouver la pureté et la simplicité de la langue originelle, orale et collective. L'écrivain se doit donc de recourir à ces mêmes figures que les premiers hommes ont convoquées pour désigner les choses par ressemblance, ou plutôt pour apercevoir les affinités secrètes des choses entre elles. Ainsi, « l'écriture apparaît en définitive comme une entreprise d'élucidation ontologique » (p. 211), idée que précise R. de Villeneuve un peu plus loin : « l'écriture figurée apparaît dès lors comme la suggestion nécessairement imprécise, des harmonies d'un univers qui intègre l'homme en son sein » (p. 224). Quand bien même il semble privilégier la comparaison au détriment de la métaphore, Nodier rejoint ainsi la conception aristotélicienne, selon laquelle, « bien métaphoriser, c'est percevoir le semblable3 ».
10Le dernier mouvement du chapitre consacré aux figures s'attache au développement de quelques figures de pensée, comme l'hypotypose et son emploi frénétique, l'hyperbole, l'allégorie et l'ironie. Ces analyses confirment les hypothèses précédentes : l'instabilité de la représentation et de l'interprétation des figures qui la servent, reflète la quête essentielle qui se joue au travers de l'écriture. Celle-ci a pour mission de recréer le monde, de lui rendre son harmonie primitive, de le dégager du chaos qui l'obscurcit.
11Au terme de l'analyse de la stylistique de l'espace instable, les principaux jalons de la thèse de R. de Villeneuve sont donc posés. Nodier perçoit le monde comme un chaos, qu'il rattache au désordre causé par l'Histoire, mais aussi à la présence d'un mal ontologique, d'un néant qui détruit et fractionne l'ordonnance primitive du cosmos. L'écriture se transforme en quête spirituelle, chargée de reconstruire, dans un mouvement dialectique, et donc nécessairement dynamique, une harmonie. Celle-ci se traduit tantôt par le retour nostalgique aux origines, tantôt par l'élan vers l'au-delà et la résurrection à venir. Ce sont ces remarques liminaires que les deux parties suivantes de la thèse théorisent et précisent, en recourant à d'autres types de discours.
12L'esthétique, en France, naît au début du xixe siècle. Saluant ironiquement l'apparition de ce mot boursouflé sur la scène intellectuelle française, Nodier contribue néanmoins, à sa façon, à l'émergence de la notion. Celle-ci entretient une affinité évidente avec sa pensée. Insistant sur la sensibilité dans la constitution du sentiment du beau, l'esthétique met en évidence la subjectivité à l'œuvre dans le jugement esthétique et souligne la parenté de la littérature avec les autres arts, notamment l'art pictural. Or Nodier, écrivain du « sentiment », estime également que « ce qui fait l'écrivain, ce n'est pas l'aptitude à “bien écrire”, conformément aux canons établis, mais la faculté de “bien voir”. » (p. 306). R. de Villeneuve explore deux dimensions de cette contribution nodiériste à l'esthétique, l'invention du « pittoresque » et l'usage romantique de l'intertextualité.
13Les Voyages pittoresques et romantiques dans l'Ancienne France manifestent d'une part le caractère inséparable des deux adjectifs, perçus comme sinon synonymes, du moins liés dans une même promotion de la modernité, d'autre part l'importance attachée par Nodier à la « dialectique romantique de la peinture et de l'écriture » (p. 311). Cette esthétique du pittoresque est enfin le lieu d'une remise en cause du régime représentatif classique et tout particulièrement du dogme de l'ut pictura poesis, au profit d'une conception nouvelle, dynamique, du lien entre peinture et littérature. Si la littérature est un tableau, il s'agit désormais de peindre, « non pas l'objet d'une représentation encadrée et régie par la raison, mais un espace instable, changeant, fluidifié par les émotions subjectives » (p. 314), un espace qui échappe donc au modèle classique du beau idéal, tout en cherchant à établir la synthèse entre ce dernier et la modernité, plutôt qu'à réaliser une révolution totale. On retrouve ici l'ambiguïté de la figure de Nodier, dont beaucoup lui font encore grief. Nodier n'est pas romantique au sens où il s'opposerait violemment au classicisme. Il est romantique en ceci qu'il cherche une voie moderne qui puisse concilier l'héritage classique et la sensibilité nouvelle de la génération post-révolutionnaire. Le pittoresque manifeste ainsi le nationalisme d'un écrivain attaché au sentiment même de nation qui émerge alors, en Écosse par exemple, et particulièrement conscient du bouleversement crucial qui vient de se jouer dans l'histoire.
14Le pittoresque, comme esthétique de la représentation spatiale, manifeste également l'importance du regard dans l'appréhension de l'espace et dans sa transcription dans la fiction. L'artiste, comme l'aveugle de Chamouny, est sommé de « voir autrement ». Les images du réel qu'il propose au spectateur ou au lecteur sont modifiées par le prisme créateur de l'imagination. R. de Villeneuve insiste sur les deux dimensions essentielles, dans la poétique nodiériste, que sont le « sentiment » et « l'imagination », envisagés comme complémentaires l'un de l'autre. Ces termes permettent de distinguer aussi bien les êtres élus, enfants, fous ou artistes, que le monde dans lequel ils évoluent et qu'ils retranscrivent dans leur œuvre ou leur discours.
15L'instabilité de la représentation spatiale se joue aussi dans le jeu de glissements que Nodier crée, entraînant ainsi son œuvre dans un dialogue dynamique avec d'autres œuvres :
Chez Nodier, le recours aux pratiques d'écriture intertextuelle aboutit dès lors à un triple ébranlement : il remet en question la clôture de l'œuvre, l'achèvement de l'espace fictionnel ainsi que de tout l'univers diégétique et, enfin, le statut d'une instance auctoriale phagocytée, voire éclatée. (p. 419-420)
16C'est un autre versant de la doctrine classique de l'imitation qui se voit ici interrogé : il ne s'agit plus de la mimesis, au sens où la littérature se devrait d'imiter le monde, mais de l'imitation des modèles canoniques, hors desquels il ne saurait y avoir de belle œuvre. Refusant d'une part le parti-pris de singularité du mage romantique, qui ne prend pour guide que son moi, et d'autre part l'imitation servile des anciens, Nodier forge une troisième voie, annonçant encore en ceci la modernité : il choisit de « revendiquer l'imitation avec outrance, [de] l'exhiber de manière à susciter un questionnement réflexif, bref, [de] s'avancer en montrant son masque du doigt » (p. 423-424). Après avoir reconstruit les bibliothèques idéale et réelle de Nodier, entreprise délicate quand on s'attaque à un tel bibliophile, R. de Villeneuve s'attarde sur quelques espaces qui mettent particulièrement en jeu la question de l'intertextualité. C'est d'abord le château noir, bien souvent en ruine, et son double, la prison, dont l'image stéréotypée est tout droit issue du roman gothique anglais, ce qui n'empêche pas Nodier, sacrifiant au topos, de jouer avec lui et de la désigner, précisément, comme topos. Les voyages des personnages de Nodier sont également le lieu privilégié de l'activation intertextuelle. De l'Enfer à l'Éden, les héros de ses récits explorent des espaces qui réécrivent des œuvres aussi diverses que celles de Montaigne, Pascal, Perrault, Fénelon ou encore les Mille et une Nuits. Enfin, de même que l'analyse de Smarra avait permis de clore les deux analyses stylistiques, c'est ici celle de Trilby, œuvre où se croisent classicisme et romantisme, qui referme l'analyse esthétique et ouvre la partie consacrée à l'ontologie.
17L'instabilité de la représentation reflète ainsi celle du monde lui-même, véritable chaos tourbillonnant. Au-delà du jeu et du retour au primitif, se présente à Nodier la tentation de se tourner vers la transcendance. C'est cette dernière perspective, celle d'une éventuelle stabilisation de l'espace et de sa représentation, qu'explore la troisième partie de l'ouvrage de R. de Villeneuve. Il s'agit bien, comme les romantiques allemands le préconisaient, de tirer l'ordre du chaos, de refaire en quelque sorte la création. Cette dialectique est celle de l'histoire, sommée de reconstruire un ordre après le désordre suprême que constitue la Révolution, c'est aussi celle de la création littéraire, qui hésite sans cesse entre la représentation du chaos lui-même et celle d'un cosmos divin, entre le tourbillon frénétique et l'harmonie.
18L'étude de la représentation de ce cosmos divin est l'occasion pour R. de Villeneuve de faire le point sur les conceptions religieuses et mystiques de Nodier. La réflexion qu'elle propose informe l'ensemble de la recherche consacrée à la religion des romantiques, et rejoint, dans ses méthodes et ses conclusions, le travail entrepris par Jean‑Jacques Richer sur la pensée religieuse de Nerval4. Le christianisme de ces deux écrivains est en effet fortement teinté d'ésotérisme. La pensée de Nodier se fait l'écho des débats qui naissent à cette époque au sein du christianisme contemporain, notamment à travers la recherche de Ballanche. Elle doit aussi beaucoup aux réflexions hétérodoxes des illuministes du xviiie siècle, Swedenborg et Saint‑Martin en tête. Elle renoue enfin, directement ou indirectement, avec les penseurs antiques, Pythagore et Platon, et leurs réécritures de la Renaissance, qu'on désigne sous les noms de néo-pythagorisme et néo-platonisme. L'ouvrage de R. de Villeneuve a le mérite, tout au long de cette troisième partie, de mettre en évidence l'importance de la philosophie grecque dans les milieux littéraires de la première moitié du xixe siècle.
19Ce socle théorique nourrit chez Nodier la certitude qu'il est nécessaire de retrouver l'harmonie du monde, de la recréer dans l'écriture, de faire entrer la transcendance au sein de l'immanence, afin de la métamorphoser et de l'ordonner. L'harmonie unit les éléments de la nature, mais aussi l'homme et la nature, le microcosme et le macrocosme, sous l'égide du divin, dans « une effusion commune » (p. 606). Cette harmonie nécessite le retour à la spiritualité primitive et souligne la « périodicité du temps cyclique » (p. 618) qui lui est propre. Mais ce retour ne doit pas cacher son caractère dialectique : le mal présent dans le monde appartient au plan divin, il lui est nécessaire, sa négation doit permettre son dépassement dans la résurrection. Enfin, c'est l'importance accordée à la musique, « prescience du surnaturel », qui manifeste le mieux la conception nodiériste de l'harmonie et désigne l'existence d'un au-delà, irréductible à l'ici-bas.
20Le septième chapitre étudie donc le mouvement par lequel le héros s'échappe du monde pour entrer dans cet au-delà, ou tout au moins tendre vers lui. Ce monde idéal, celui auquel certaines femmes angéliques donnent accès, est le monde de l'imagination. Néanmoins, la pensée de Nodier postule, plus que la séparation du monde de la matière et du monde des idées, la pluralité de mondes possibles. L'imperfection du monde terrestre, double négatif du monde céleste, participe d'un univers plus grand que lui, auquel est attachée une forme de perfection. R. de Villeneuve insiste sur l'ambiguïté de la position de Nodier quant à la perfectibilité du monde et à la palingénésie. Celui-ci, farouche partisan de la thèse d'une décadence de l'humanité, inscrite au cœur du processus historique, dénonce à plusieurs reprises l'optimisme des défenseurs du progrès. Mais Nodier ne croit pas non plus à la possibilité d'une « restauration d'un âge d'or passé » (p. 695), dont il se montre pourtant nostalgique. Il dépasse cette contradiction par le recours à la théorie de la métempsychose. Il postule l'existence d'une échelle continue des êtres et des mondes, échelle qu'il représente dans l'espace et dans le temps, ce qui lui permet d'affirmer que « la création n'est pas finie ». L'homme, créé le cinquième jour, n'est pas l'aboutissement de la création divine. D'autres créatures lui succéderont, un être « compréhensif » tout d'abord, puis un autre « résurrectionnel », qui accompliront la palingénésie « au plan général de la création dans son ensemble » (p. 704), mais non au plan de la seule humanité. Néanmoins, il professe à de multiples reprises sa foi en la résurrection, qui concerne bien chaque homme dans son individualité.
21Le motif, récurrent sous la plume de Nodier, des amants unis par-delà la mort manifeste l'importance de l'amour mystique dans cette pensée de la résurrection. Le dernier chapitre de l'ouvrage de R. de Villeneuve est ainsi consacré à l'amour, sous l'égide duquel s'ordonnent « la vie, l'expérience spirituelle et la poétique » (p. 551). L'amour, en tant qu'il est aussi sagesse, sophia, conformément à la pensée antique, a une fonction heuristique. Il permet d'ordonner le chaos, de restaurer l'harmonie, et donc de le métamorphoser en cosmos. On retrouve ici le pouvoir conjoint du sentiment et de l'élan religieux. Or ce pouvoir est aussi celui qui permet l'écriture. Pour écrire, il faut d'abord « croire, espérer, aimer5 », pour lire également. Écrivains et lecteurs constituent alors une patrie immatérielle, que la bibliothèque matérialise. Mais, s'il est possible d'appréhender l'autre écrivain, l'autre lecteur, comment représenter l'Autre absolu, celui de la transcendance ? On retrouve ici de plain-pied la question de la représentation spatiale, que les pages précédentes ne semblaient plus évoquer que de manière indirecte. L'espace à représenter apparaît bien comme un indicible, qui risque de compromettre l'écriture elle-même :
Il existe donc une tension profonde au cœur de l'écriture de Nodier entre, d'une part, l'affirmation des limites de l'homme et la supposition d'une dissolution de l'espace-temps dans la forme la plus accomplie du sublime, correspondant à l'état résurrectionnel, et, d'autre part, ce que l'on pourrait appeler la pulsion représentative, qui le conduit à décrire dans ses contes les espaces de la transcendance, à explorer malgré tout l'inaccessible qui se dérobe. (p. 750-751)
22L'écriture est donc essentiellement paradoxale, et se trouve en ceci profondément humaine : inscrite dans la matière, elle tend à l'immatériel, reflétant en ceci la double nature de l'homme.
23Pour R. de Villeneuve, la réflexion métaphysique de Nodier intéresse doublement l'écriture : non contente d'éclairer le processus de création littéraire dans son ensemble, elle conditionne également un genre précis, le fantastique romantique dont il est l'inventeur. En effet, « la conception d'une échelle des êtres adossée à une échelle des mondes fournit à Nodier une assise métaphysique à sa poétique fantastique » (p. 756). L'existence d'être intermédiaires, la supériorité des fous et des innocents, le statut particulier du conteur, capable d'entrer dans le monde de ces rêveurs pour y puiser la matière de ses récits, tous éléments essentiels de la poétique fantastique, se disent en effet dans l'espace. C'est bien cette échelle, parce qu'elle unit le monde terrestre à l'au-delà de l'onirisme et de la fantaisie, qui permet d'ordonner le chaos et de fonder un genre qui repose en partie sur l'expérience préalable de la transcendance. Mais Nodier ne renonce pas pour autant à l'instabilité : il dynamise la stabilisation qu'une telle poétique pourrait dessiner par le recours constant à l'ironie. R. de Villeneuve rejoint ici les analyses de Claude Millet6, pour qui l'effort théorique de Nodier cherche coûte que coûte à éviter le figement d'une normalisation, qui contreviendrait à l'invention d'une écriture de la modernité. Cette exigence littéraire est aussi exigence métaphysique :
Cette ironie, à la fois enthousiaste et critique, est donc une composante nécessaire de la poétique fantastique de Nodier ; elle atteste l'impossibilité d'un discours mystique univoque, d'une envolée inconditionnelle vers le sublime, et inscrit cette écriture dans une modernité spécifiquement romantique. (p. 768)
24On comprend, au terme de ce parcours, pourquoi Nodier pose tant de problèmes à la critique : au contraire des grands mages romantiques, son écriture, comme sa pensée, se refusent à tout systématisme. Le conteur s'est ironiquement plu à déjouer par avance le travail conceptuel, nécessairement laborieux, de ses lecteurs à venir. Le commentaire de Roselyne de Villeneuve réussit à épouser les mouvements d'une œuvre nourrie de paradoxes, sans chercher à lui imposer quelque carcan conceptuel que ce soit. Elle parvient néanmoins à dégager l'aspiration fondamentale d'un parcours qui vise à conjurer le « tourbillon frénétique », en recourant à la triple dynamique du jeu, du conte et de l'échappée métaphysique. L'oscillation entre le doute et le sentiment, entre le désenchantement historique et l'enchantement imaginaire, a conduit Nodier à poser sans cesse, avec la conscience aiguë d'un écrivain à la croisée de l'histoire, les interrogations romantiques sur l'écriture et la création.