Pour ne pas en finir avec le progrès
1Débuté en 2007, le séminaire « Romantisme et Révolution(s) » de la Fondation des Treilles examine les révolutions françaises et européennes qui ont eu lieu entre la fin du xviiie et la fin du xixe siècles. Le but est de prendre conscience qu’il n’y a pas eu qu’une Révolution à la fin du xviiie siècle, mais bien plusieurs, dans tous les domaines et tout au long du xixe siècle, certainement provoquées par l’impulsion de celle de 1789. Après une première parution en juin 2008, ce deuxième volume regroupe les communications présentées lors du séminaire de novembre 2008 et a pour sous-titre « Utopie et désenchantement ». La période plus précise qui sert de cadre général est celle de la Monarchie de Juillet (1830-1848), avec des débordements sur la Restauration en amont et les débuts du Second Empire en aval1. Le troisième volet de ce séminaire consacré aux « Achèvement et dépassement » ou « La Révolution achevée, le Romantisme dépassé » a eu lieu en octobre 20092.
2Un des intérêts principaux de l’ouvrage est qu’il privilégie des approches souvent délaissées dans d’autres volumes plus centrés sur des questions purement littéraires. Dans l’esprit de la Fondation des Treilles, l’accent est mis ici sur ce que l’on a coutume, peut-être à tort, d’appeler les sciences et techniques, avec différents recoupements (arts et sciences, arts et techniques, sciences et techniques...) qui sont autant d’invitations au dialogue interdisciplinaire.
3La question politique vient d’abord relier des articles portant sur la littérature, la presse et l’art : Robert Kopp sur la relecture des figures de la Révolution pendant la Monarchie de Juillet, Hélène Becquet sur l’importance monarchique et aristocratique d’une monarchie qualifiée de « bourgeoise », Jean-Paul Clément sur la notion problématique de Peuple chez Chateaubriand écrivain et homme politique, Adrien Goetz sur la place artistique et politique de la revue l’Artiste, où l’on trouve nombre d’auteurs Jeune-France à distinguer du Bousingotisme, comme le souligne Daniel Couty.
4Hélène Bacquet et Robert Kopp s’intéressent à la Monarchie « bourgeoise » de Juillet, mais d’un point de vue, sinon opposé, du moins divergent : H. Bacquet, en analysant la construction des discours d’opposition, aussi bien libéraux que conservateurs, qui ont conduit à la vision d’un roi bourgeois et citoyen, cherche à redonner au xixe siècle son caractère monarchique. Elle propose ainsi de remplacer l’expression partisane de « monarchie bourgeoise » par le terme plus neutre de « royauté familière ». De son côté R. Kopp reprend l’idée d’embourgeoisement de la royauté, non plus du point de vue du « roi-citoyen » mais de celui de la réhabilitation, dans les années 1830, de la figure de Marie-Antoinette en reine bourgeoise, épouse et mère, symbole de la nouvelle société française, à rebours des portraits-charges qui circulaient dans le premier tiers du siècle. Elle se popularise donc. C’est bien au tournant de 1830 que le populaire va devenir une question qui taraude aussi bien la littérature et ses formes (on retrouvera la question autour des Jeune-France et du théâtre dans les articles de Daniel Couty et de Jean-Marie Thomasseau), que les théories politiques et sociales. Or ce peuple, Chateaubriand, qui meurt en 1848, ne le goûte que très peu. Jean-Paul Clément identifie les rares moments où Chateaubriand s’intéresse au petit peuple, souvent sous la forme de l’anecdote, dans une écriture du détail pittoresque qui prend alors plusieurs valeurs. J.-P. Clément définit ainsi quatre type de peuples : le peuple enfant des « barbares indigènes » révolutionnaires, le peuple-esclave dont Chateaubriand recueille le chant de la tradition, le « peuple « virgilien » », populaire et rustique, qui, fait entendre la voix de la vertu par la chanson populaire, naïve et sentimentale, enfin, le « peuple-masse », avenir du peuple (non pas qualitativement mais factuellement), qui votera bientôt par le suffrage universel, contre les utopies sociales et/ou communautaires : l’Enchanteur quitte les rives de la fable pour annoncer l’avènement dysphorique d’un peuple prolétarien, fondé sur un rapport matériel et non plus spirituel au monde. Les fluctuations de la figure du peuple et l’ambiguïté de Chateaubriand par rapport aux changements du présent, montre chez lui une tentation de l’utopie, toujours écartée in extremis. L’Histoire, comme le Peuple (comme la Révolution aussi ?), ne prendront pas la majuscule sous sa plume, car il s’agit toujours de faire sentir le mouvement, de ne pas céder à l’envie de figer les choses dans une perfection qui n’existe pas. « L’histoire est une interrogation perpétuelle pour l’homme conscient, raisonnable et non rationaliste » (J.-P. Clément, p. 104). L’une des plus grandes qualités de celui qui écrit « l’épopée de son temps » réside, pour ce dernier point, dans sa profonde conscience de l’historicité : rappeler la fracture d’avec le passé n’est qu’une façon de se projeter en avant. Le Peuple, absent des proses de Chateaubriand, prend ainsi plusieurs visages : des peuples donc, comme des historicités.
5Le volume offre une place majoritaire à la réflexion sur les arts (pris volontairement au sens large)3. Une premier ensemble est formé par les résonances entre Jean-Marie Thomasseau qui étudie l’art théâtral, son renouvellement formel et ses idées politiques et Dominique de Font-Réaulx qui examine la position inconfortable de la photographie et montre comment son invention dépasse la technique et la science pour entrer en art, notamment grâce à ses liens profonds avec la peinture et également avec le théâtre ; Philippe Kaenel souligne les rapports entre d’une part la sculpture dans les salons et la gravure dans la presse et d’autre part les nouvelles sciences du vivant. Ensuite, Martine Kaufmann et Anouchka Vasak-Chauvet s’intéressent à la représentation du sujet et de sa complexe subjectivité, l’une en musique, dans une comparaison entre la création musicale et l’écriture autobiographique, et l’autre en peinture.
6Un premier faisceau d’articles s’occupe des rapports entre art et société dans les années 1830. J.‑M. Thomasseau et D. Couty s’intéressent aux artistes qui ont souhaité réaliser l’idéal en art, tout en étant parfaitement conscients de l’ampleur de leur tâche. Le premier prend la scène de théâtre comme le « lieu » de cette utopie, espace autre, souvent populaire, où révolutions des idées et révolutions esthétiques vont de pair pour mener à bien le renouvellement des formes scéniques et littéraires, mais aussi politiques, fondamentalement républicaines. Les nouveaux codes et techniques de mise en scène tels le spectaculaire et l’émotion forte sont des éléments particulièrement concrets qui visent en fait à donner corps à l’utopie : l’idée en passe donc, pour se réaliser sur scène, par un travail insistant du réel. L’acteur, la scène et leurs « corporalités » renversent le règne du beau texte et de l’académisme au théâtre. Justement, D. Couty examine un point particulièrement au cœur des recherches actuelles sur le xixe siècle : les sociabilités littéraires romantiques et leur rapport aux conventions4. Il redessine alors la ligne de partage entre les écrivains « autorisés » appartenant au Grand Cénacle et ceux, plus jeunes, du Petit Cénacle, unis par un esprit de camaraderie combative en faveur de l’art sous toutes ses formes (préférentiellement renouvelées) et qui connaîtront aussi leurs heures de gloire, mais par d’autres moyens que leurs aînés. Ce Petit Cénacle regroupe de façon informelle de nombreux artistes et écrivains dans les années 1830, en lien étroit avec la revue L’Artiste (qu’étudie Adrien Goetz), les Jeune-France et le bousingotisme (quoiqu’ils refusent souvent l’association avec ce dernier mouvement). La sociabilité romantique constituée par cette fraternité artistique ferment pour une philanthropie politique relève en fait autant d’une vérité ponctuelle que d’une mythologie généralisante et dépassant en ampleur ce qu’a été réellement le Petit Cénacle. Alors revient le caractère désenchanté de ces utopistes qui ne croyaient qu’à moitié à leurs activités à grands effets5. L’article de D. Couty et celui d’A. Goetz se suivent et semblent être écrits tout exprès pour offrir un espace de développement assez vaste dans le volume à la question des projets de renouvellements formels des années 1830 autour du Petit Cénacle et de la revue L’Artiste. A. Goetz montre à quel point L’Artiste a accueilli en ses pages des idées très novatrices et qui ne seront parfois développées que trente ans voire un siècle plus tard par les avant-gardes d’alors : l’invention d’un théâtre brut (J.‑M. Thomasseau montre aussi que l’invention de la mise en scène est à dater d’avant Maeterlinck et Antoine), le mélange des genres, des tableaux et des œuvres sans sujet dont le seul but serait de donner une poétique moderne à l’homme du temps. Mais, comme avec les sociabilités romantiques autour du Petit Cénacle, n’a-t-on pas tendance à faire de L’Artiste le symbole de plus qu’il n’a été en réalité — la grande revue romantique — ? Soucieuse de faire la publicité de tout le romantisme et d’assurer sa propre longévité (pari d’ailleurs réussi), la revue propose une voie syncrétique : affichant sa défense du combat romantique, à côté des articles de O’Neddy, Petrus Borel, Édouard Ourliac, elle fait également signer de grands noms qui garantissent sa légitimité et la protègent des attaques trop virulentes. Somme toute, il est assurément difficile d’évaluer si L’Artiste a eu l’influence qu’elle a souhaitée et affirmé avoir, mais il est sûr qu’en 1831, naît une nouvelle façon d’écrire l’histoire et l’actualité de l’art.
7Les artistes, peintres ou musiciens, sont ensuite étudiés par Anouchka Vasak-Chauvet et Martine Kaufmann sous l’angle de leur intériorité subjective selon l’idéal d’un art qui parviendrait à dire l’intimité du sujet. A. Vasak-Chauvet propose une fine analyse comparée des tableaux de Caspar David Friedrich et des théories et pratiques des romantiques allemands. Représenter une silhouette de dos permet de travailler en peinture comme en littérature la question de l’ouvert et du fermé, de la limite et de l’illimité, du public et du privé, de l’objectif et du subjectif que propose cette Figur. Le sujet est présent-absent de l’espace de représentation et pourtant central dans la Gestalt romantique. À la fois là et hors de lui-même, il offre à qui se projette à sa place une position qui n’en est pas une et qui relève plutôt de la porosité et de l’indifférenciation d’une origine présente mais toujours reportée, déportée et ténue. Toujours à sa limite, avec tout l’inconfortable de sa position particulière, le sujet concrètement inscrit dans le tableau devient pure et pleine subjectivité subjective-objective : le Sujet total et absolu. Il n’est pas possible d’être plus idéaliste et utopique tout en étant profondément concret, figuratif et désenchanté. Leçon d’ontologie et d’historicité donnée à la France par le romantisme allemand. Martine Kaufmann clôt cet opus en musique autour de trois grands compositeurs, qui ont parfois été aussi des autobiographes ou de grands épistoliers : H. Berlioz, F. Liszt et R. Schumann. La vérité musicale rejoint le cœur sentimental profond du compositeur en révélant une vérité qui excède la raison. M. Kaufmann différencie alors leurs modes d’exposition du moi : dramatisé et spectaculaire chez Berlioz dont l’identité est diffractée en autant d’autoportraits fictifs mis en scène, le moi se dit de façon non plus médiée par des personnages mais dans un rapport traductif direct entre le sujet et son œuvre chez Liszt. Ses variations musicales deviennent celles de la conscience et d’une sensibilité qui se fait jour. Schumann enfin est un cas intéressant en ce qu’il crypte les références (auto)biographiques dans son œuvre. Ayant longtemps hésité entre les lettres et la musique, les premières font retour au cœur même des sons dans de subtils jeux de codes. Schumann est aussi celui qui se dit en silence dans un au-delà de la lettre et du son. Alors l’autobiographie, musicale ou non, excède le langage et trouve en elle-même sa propre limite.
8Ainsi le volume nous fait toucher au théâtre, à la gravure de presse, à la sculpture, à la peinture et à la musique, tant du point de vue de leurs innovations formelles que de leurs idées politiques et sociales. Mais parmi ces arts, il ne faut pas oublier un de ceux nés au xixe siècle : la photographie. Dominique de Font-Réaulx défend la photographie comme invention et non comme simple découverte technique d’un objet déjà là : la démarche du photographe est alors celle de l’artiste créateur, qui construit son décor, ses jeux de lumière, plongeant la scène dans une ambiance particulière mi-réelle (avec l’exactitude du détail) mi-onirique (avec l’aspect mélancolique produit par les jeux d’ombres). La photographie devient théâtre à elle seule et, inversement, elle est particulièrement utilisée au théâtre et révolutionne la mise en scène mais aussi les représentations scientifiques (Daguerre le premier, qui dramatise l’évolution animale au Jardin des plantes avec son diorama). La photographie souffre alors de son propre mythe : celui de l’exactitude scientifique, qui empêche de la considérer pleinement comme un art. Pourtant, elle est « plus “vraie” qu’exacte, plus magique que réelle, et ainsi au plus près des enjeux théoriques de la création artistique de son temps, théâtraux, littéraires et esthétiques, dont son inventeur, Daguerre, fut un des acteurs reconnus » (D. de Font-Réaulx, p. 343). L’article de D. de Font-Réaulx permet de relier d’autres points de vue : celui de J.‑M. Thomasseau sur le théâtre, mais aussi celui de Philippe Kaenel sur la représentation des bêtes du Jardin des Plantes (bêtes qui ne sont pas toujours celles que l’on croit). Ph. Kaenel, qui s’était déjà intéressé à des questions de poils dans un article sur les fougueux Jeune-France6, passe du côté de l’étude de l’animal pour ce volume, avec un article sur la relation de mutuelle contamination entre l’humanité et l’animalité dans les représentations des années 1830 (autour des peintures, gravures et sculptures de Barye et Grandville) et ses implications non seulement morales, mais aussi politiques et sociales. Il met ceci en rapport avec les avancées des sciences, notamment les nouvelles connaissances et théories sur l’évolution animale.
9L’article de Ph. Kaenel occupe justement une sorte de place pivot entre les réflexions sur l’art et les questions portant sur les « sciences et techniques » comme il est d’usage de les appeler (Bernard Edelman et D. de Font-Réaulx nuancent d’ailleurs cette appellation). La biologie, les théories de l’évolution animale côtoient alors, dans un bel échange, la médecine, l’anatomie-clinique et la psychologie du côté des sciences du vivant : Marc Cerf déploie une passionnante étude extrêmement riche sur la médecine et son rapport aux études portant sur le vivant au xixe siècle. Dans une perspective diachronique et européenne (les avancées italiennes et allemandes par exemple sont essentielles), il parcourt d’abord la science médicale selon ses sous-catégories en en scandant les changements et les évolutions. Il nous amène ainsi du vitalisme à l’anatomie et ses nouvelles méthodes, à la neuropsychiatrie, à la chimie organique, à la physiologie et à la microbiologie. Puis il (re)pose deux problèmes : l’un, conceptuel et métaphysique autant que médical, celui de la génération, l’autre, sociologique, concernant la place des médecins et de la médecine au xixe siècle (avec une étude de ce qu’est l’hôpital au xixe siècle, dans une perspective médicale et non foucaldienne). Dans l’histoire médicale, le xixe siècle est celui du changement du concept de maladie duquel nous héritons encore en grande partie aujourd’hui.
10De leur côté, Bernard Edelman et Thomas Bouchet soulignent les paradoxes du progrès et de la « modernité » autour d’une part de la naissance de l’art industriel, du commerce et de ce qui sera plus tard le design, et d’autre part, de cette drôle d’invention qu’est le télégraphe aérien, ancêtre du télégraphe électrique, dont la révolution technique et politique reste bien relative. Les avancées techniques du télégraphe aérien sont, semble-t-il, inversement proportionnelles à la fascination exercée par l’objet sur ses contemporains. Th. Bouchet révèle le mélange de mystère, voire de mysticisme, exercé par l’objet et sa capacité de déshumanisation et de contrôle : alors, l’avancée technique qu’il représente n’est en rien synonyme d’une libération de l’humain, ni individuellement (pour l’employé du télégraphe), ni collectivement (les masses n’ont pas accès au code). D’autre part, c’est un instrument au service du pouvoir central et monarchique, qui étend ainsi son contrôle sur tout le territoire comme autant de bras du télégraphe. Cependant, le télégraphe aérien reste malgré tout une avancée dans les techniques de communication, qui sera certes supplantée par le télégraphe électrique, mais qui n’a pas fini de nous étonner. B. Edelman, philosophe et juriste, propose enfin une analyse diachronique de la nouvelle querelle des Anciens et des Modernes, version xixe siècle : l’art, le grand, le vrai, le seul et l’art industriel (avec les problèmes posés au fil du temps par cette dénomination), ou, comment l’industrie se met, elle aussi, à avoir accès au domaine de l’art, auparavant chasse gardée de l’Artiste ? À la fin du xixe siècle, on produit de l’art, on en fait, comme on en crée ; les termes n’ont, du moins juridiquement, aucune raison d’être distingués. Car B. Edelman s’attache aux réactions de la critique artistique, dans les revues par exemple, mais surtout, aux lois et aux décrets qui, tout au long du siècle, vont entériner petit à petit l’entrée en art de l’industrie, signant la fin des privilèges juridiques pour les Beaux-Arts et ses artistes et l’évacuation de la question de la « destination ». Quant aux mentalités, il faudra peut-être attendre plus longtemps si l’on considère certains débats actuels…
11L’article de Jean Baechler ouvre le volume en posant les bases d’un concept philosophique, celui du « progrès comme catégorie » et des rapports entre subjectif et objectif qu’il implique. Plus loin, l’article d’A. Vasak-Chauvet interroge à son tour les relations subjectif-objectif, au sein du sujet artistique et romantique allemand cette fois. J. Baechler distingue le progrès comme donnée concrète et objective, au sens aristotélicien, et le progrès comme concept a priori de l’entendement, au sens kantien. Il s’interroge sur la légitimité de l’usage de cette catégorie, en en posant les principes et les applications. Le progressisme comme l’anti-progressisme deviennent alors des usages de la modernité qui font subir à la catégorie de progrès une déviance déligitimante qui ne va pas sans une idéologisation de cette même catégorie. L’article d’A. Vasak-Chauvet sur la façon dont se nouent concept philosophique et représentation picturale dans le romantisme allemand déplace dans l’art et dans le domaine de la philosophie du sujet les questionnements plus strictement conceptuels de l’article de J. Baechler sur la catégorie du progrès. Cette catégorie est d’ailleurs toujours à interroger, ce qu’Alain Rey démontre admirablement en analysant le mot d’ordre presque oxymorique : Ordre et Progrès. Il montre bien que la visée systématique des constructions positivistes relève elle aussi d’une forme d’utopie dont l’Amour est le moteur, l’ordre et le progrès, les cadres. Ainsi si désordre il y a dans l’histoire sociale, celui-ci relève en fait d’un ordre invisible à échelle réduite (et humaine), qui vient corriger les imperfections du réel au nom d’une éthique supérieure, sorte de religion de l’humanité. Alors le progrès est possible du fait même de cet ordre universel et fondateur, d’inspiration religieuse, qui risque de dissoudre et d’englober dans la logique de son autre-temps utopique, les éléments concrets et observables du progrès. Pierre Glaudes, en s’appuyant sur Mérimée, renverse à son tour les choses en montrant que le plus moderne des progressistes est toujours comme anachronique en son temps et nostalgique d’un avant de la civilisation et que c’est certainement là la condition même de sa modernité. Mérimée, héritier des Lumières, fervent défenseur des progrès techniques et scientifiques, amoureux de la grande ville moderne, critique face au religieux et au mystique, a une vision positive de la civilisation évoluant vers de plus en plus de progrès et de sécularisation. Et pourtant ces avancées en sciences, droit, politique, technique, ne masquent pas les dangers et les pertes dus à la progression inexorable de la « civilisation ». Mérimée, plus critique envers le Progrès, se rapproche alors de Stendhal pour le constat de la perte définitive de toute possibilité de grandeur dans une société bourgeoise, molle et étriquée, et de Flaubert pour ses portraits au vitriol de la bêtise, vulgaire et stéréotypée, sans puissance intellectuelle ni morale. La comparaison de Mérimée avec Flaubert permet aussi de dépasser la critique sociale et morale pour ouvrir à la pensée politique et à leur haine commune de l’égalitarisme démocratique : l’Amérique fonctionne alors comme pôle négatif de la vraie civilisation. Lâcheté, ridicule, hypocrisie, conformisme, austérité guindée, ennui et platitude imbécile sont les nouvelles mœurs d’une société qui n’a plus pour valeurs que l’utile et le positif. Mérimée cherche alors dans ses voyages géographiques et temporels des espaces de préservation de la civilisation. En somme, Mérimée n’étant pas un utopique, il ne relève pas non plus du désenchanté. Mais il offre une extraordinaire mesure dans son jugement et une lucidité des plus modernes. C’est peut-être cette même position qui nous fait aujourd’hui considérer Balzac comme l’un des auteurs les plus novateurs et modernes de son siècle, alors même que, comme le prouve André Vanoncini, les dernières œuvres de La Comédie humaine signent la victoire du désenchantement sur l’utopie sociale, progressiste et civilisationnelle. La monstruosité de la Révolution forme une origine inavouable du présent qui fera retour, sous d’autres formes, dans les textes de 1844 et 1847. Dans L’Initié et dans Madame de La Chanterie, Balzac reprend tout de ses stylèmes, mais en les tordant : la symbolique n’opère plus, le sens est perdu. Le don et le pardon sont remplacés par un lien économique qui n’en est pas un : « une logique de l’endroit et de l’envers, de la dette et de la créance, du manque et de la plénitude, du prélèvement et du don, de la perte et de la réparation » (A. Vanoncini, p. 120). C’est l’heure « du désengagement et du désinvestissement » (p. 114), du renoncement comme adieu à l’histoire contemporaine.
12Pour résumer, ces différents recoupements s’organisent autour de quatre grands pôles qui font voir la porosité de leurs frontières (philosophie, arts, sciences/techniques, politique) et, étonnamment, la question strictement littéraire, qui tient d’ordinaire le haut du pavé, s’efface — on ne trouve comme « grands écrivains » du xixe siècle que Chateaubriand, Balzac et Mérimée — : l’un des plus grands mérites du volume est donc aussi de favoriser la pluridisciplinarité et d’élaborer ainsi des mises en perspective passionnantes.
13Dans ce volume, l’accent est donc mis sur les évolutions et les inventions du xixe siècle, quel que soit le domaine d’étude. Ainsi c’est un regard neuf et dépoussiéré des grands discours topiques que l’on porte parfois sur le xixe siècle qui nous est proposé dans cet ouvrage. Lorsqu’on ferme le livre et que l’on reprend son titre, c’est moins l’utopie et le désenchantement qui viennent donner du jeu que l’extraordinaire force d’innovation au cœur de la tradition. Au bout de la course, le xixe siècle nous apparaît comme une bouffée d’air frais.
14Se poser la question des révolutions au xixe siècle implique de prendre en compte aussi bien l’histoire, la philosophie, la politique, la littérature que la presse, l’industrialisation d’une société de plus en plus commerciale, les inventions techniques et les nouvelles théories scientifiques et formes artistiques. C’est l’un des mots d’ordre implicite de ce séminaire interdisciplinaire. L’ouvrage est alors à mettre en toutes les mains, du moins celles qui sont curieuses de feuilleter les différentes couches du xixe siècle : mise en perspective indispensable pour toute étude portant sur ce siècle (en synchronie), le volume, dont l’érudition se dit toujours dans un style clair et limpide, est aussi une plongée dans un temps d’innovations et de permanences auquel notre xxie siècle doit encore beaucoup7.