Huysmans : la politique & la religion ? il en a parlé…
1Ce n’est qu’émondée que l’œuvre littéraire de Huysmans survécut à son auteur. Le martyr acceptant avec un courage inouï une agonie cruelle marqua des esprits tout prêts à ne conserver du bonhomme que l’image d’Épinal d’un converti mettant sa plume au service de l’Église et rachetant ainsi, en quelque sorte, l’imposture Léo Taxil. La médaille de saint Benoît qui ornait les derniers ouvrages parvint à occulter toute la première moitié de la production huysmansienne pour s’ériger en emblème de toute une carrière, de toute une vie plus encore1.
2Lorsqu’une génération neuve de lecteurs s’empara dans les années 1970, en pleine effervescence théorique et débats sur la littérarité, de l’œuvre de Huysmans, ce fut soit pour en explorer le riche imaginaire fin-de-siècle, soit pour en étudier la bien réelle virtuosité stylistique. Peu à peu, l’œuvre de Huysmans retrouva ainsi sa place, centrale, dans la crise du roman des années 1880-1900, comme laboratoire générique en constante évolution1.
3Pour autant, les relations entre le texte et l’idéologie de son auteur demeurèrent le parent pauvre de ce regain d’intérêt critique. Aux évidentes raisons méthodologiques, il faut probablement ajouter la volonté, à peine voilée, d’une frange de la famille huysmansienne de tenir sous l’éteignoir des prises de position radicales et dérangeantes. Le lecteur fut sommé de parcourir l’œuvre avec prudence, en marchant sur les clous (!), sans se retourner pour apercevoir, derrière le tabou par excellence que constitua l’antisémitisme violent de Huysmans, l’existence d’une réelle pensée politique. Au mieux, on concéda plaisamment à l’auteur d’À rebours les vitupérations naïves d’un esthète, de toute façon en marge des affaires publiques.
4C’est précisément cette gaze que l’ouvrage de Jean‑Marie Seillan vient aujourd’hui enfin soulever, documents et preuves à l’appui. Comme il le rappelle rapidement dans ses premières pages, ni Pierre Cogny, ni Robert Baldick, par exemple, ne s’attachèrent à de telles considérations. Or, en démontrant l’élaboration d’une réelle pensée politique et en détissant pour les exposer ses intrications avec la foi catholique, J.‑M. Seillan n’instruit pas le procès de Huysmans, mais en éclaire la vie et l’œuvre par une biographie intellectuelle qui s’impose déjà comme une référence majeure pour toutes les études huysmansiennes futures.
5De l’antiaméricanisme originel à l’antiphonaire conclusif, le chemin fut long et sinueux, qu’explore l’ouvrage en une quinzaine de chapitres. Chacun s’attache à cerner un pan de la pensée politique et religieuse de Huysmans, tour à tour antimoderne, antimilitariste, antiprotestant, antisémite, antimaçon, voire anticlérical… Au-delà du constat de ces oppositions multiples, l’ouvrage prend le parti de ne pas les reverser naïvement dans le creuset d’une pure opposition de principe sourde et aveugle à tout fait public, mais d’en livrer patiemment l’étiologie. Le chapitre 9, par exemple, intitulé « Le conspirationnisme : les sources » puise dans les Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme de l’abbé Barruel (1798) un modèle herméneutique. Dans ce même but, les œuvres mais également un riche paratexte sont cités : écrits intimes, correspondance largement inédite, témoignages, articles et interviews. C’est en fait, au-delà du cas « J.‑K. », toute une époque turbulente qui se trouve convoquée et éclairée, époque marquée précisément par les tensions et les conflits entre l’État et l’Église.
6Le souci de précision et d’exhaustivité conduit, il est vrai, à une fragmentation du propos parfois gênante. Sans doute était-ce le prix à payer pour cesser de n’apercevoir Huysmans, prétendument inchangé, qu’en route vers l’Unité. L’ouvrage se propose en effet, tout en explorant méthodiquement chaque pan de la personnalité intellectuelle de Huysmans, de suivre fidèlement la diachronie d’une pensée en évolution. C’est ainsi que trois grands moments se détachent de l’ensemble du parcours : les convictions républicaines du départ, qui ressurgiront dans les toutes dernières années, l’antisémitisme et sa lecture de l’affaire Dreyfus, les relations ambiguës d’un croyant avec l’Église et ses papes.
7Opposé à l’Ordre Moral prôné par les conservateurs élus en 1871, Huysmans se forge un socle politique républicain, qui lui permettra par exemple de résister aux sirènes du Boulangisme, dénoncée dans la conclusion de Là-bas. Ses prises de position, qui scandent sa correspondance, comme son souhait de rédiger l’article politique de tête du journal dont il se rêva un temps rédacteur en chef, La Comédie humaine, attestent dès les années 1875-1880, son souci de la chose publique. Mais parce qu’il soumettra toujours l’action politique aux principes éthiques, il doit rapidement déchanter et conçoit une méfiance à l’égard du personnel politique, que ni l’affaire des décorations (1887) ni le scandale de Panama (1892) ne viendront atténuer. Dès lors se fait jour une inclination anarchiste qui devait perdurer, et qui laissait entrevoir la liquidation radicale comme étape nécessaire à une refondation assainie du champ social et politique. Huysmans se montre alors peu enclin à accueillir les vitupérations nationalistes, qu’elles fusent après 1870 teintées d’un esprit de revanche que moqueront Les Soirées de Médan et Sac au dos en tête, ou qu’elles s’intègrent à un système idéologique plus structuré, comme chez Maurras.
8Si Huysmans ne joignit jamais sa virulence polémique à celle de ce dernier, c’est aussi que ce que J.‑M. Seillan nomme un « tropisme septentrional » devait l’en éloigner. De la haine du soleil au racisme antiméridional, il y a un fossé que Huysmans n’hésite pas à franchir, à coups d’invectives racistes, qui résonneront de nouveau lors de l’affaire Dreyfus, en une version cette fois explicitement antisémite. Les multiples citations fournies ne permettent plus de se voiler la face : à partir d’un concept très vague de race, Huysmans échafaude une triple exclusion du Juif. Un « antisémitisme économique et social fondé sur le rejet de la société industrielle et de l’argent » constitue la base d’un édifice idéologique que viennent compléter « un antisémitisme proprement ethnique », source de caricatures insupportables puis « un antijudaïsme catholique » (p. 141-142). Dès lors, le « marqueur judaïque » (p. 147) servira d’étalon à l’évaluation des œuvres d’art (Rembrandt), mais aussi du champ éditorial et littéraire parisien. Au-delà des fantasmes propres à Huysmans, J.‑M. Seillan replace une telle violence dans le contexte d’une époque où un organe de presse ayant pignon sur rue comme La Croix pouvait impunément assurer sa réclame en se présentant comme « le journal le plus antisémite de France ». Mais c’est dans les colonnes de La Libre Parole de Drumont que Huysmans répand préférentiellement son fiel antisémite, notamment à l’occasion de l’affaire Dreyfus. Grâce à l’exhumation de documents inédits, J.‑M. Seillan procure une chronologie très détaillée de l’Affaire et du positionnement de Huysmans à l’égard de Zola principalement. C’est ainsi dans une lettre à Dom Thomasson de Gournay qu’il interprète l’action des Dreyfusards comme la face émergée d’un complot souterrain, mené par les Protestants et les Juifs contre l’Église. Politique et religion s’entrelacent bien dans une pensée où ces deux vases sans cesse communiquent. En une page éclairante, l’ouvrage de J.‑M. Seillan propose de lire la figure du Juif chez Huysmans comme faisant partie de l’identité refoulée du chrétien, part d’archaïque traversée de pulsions non policées et complice du Diable. C’est finalement de là qu’écrit le Huysmans polémiste et styliste enragé : « l’écrivain saisit l’occasion d’un retour du refoulé stylistique, retrouve une source de jouissance verbale » (p. 157).
9De telles convictions rencontrèrent nombre de complicités, que l’auteur dissèque, parmi les divers directeurs de conscience que se choisit le converti. L’image maternelle attachée à l’Église2 offrit en effet à Huysmans le havre dans lequel il désirait réfugier son existence et son peu de goût pour le siècle inféodé au « panmuflisme3 » bourgeois. La fréquentation de Boullan, à l’orée des années 1890, avait conforté ses positions anti-révolutionnaires. Ses liens, à Ligugé, avec Dom François Chamard, royaliste convaincu comme avec Dom Besse, catholique réactionnaire engagé auprès de Maurras, achevèrent de lier en lui foi et politique. Aussi L’Oblat doit-il être lu comme un grand roman politique, nourri, à l’occasion de discussions de la loi de 1901 sur les associations, d’un argumentaire catholique antirépublicain classique. Mais le grand mérite de la démonstration de J.‑M. Seillan réside dans sa capacité à percer la croûte des apparences, véhiculées par une doxa tenace, pour débusquer un Huysmans qui finit par entrer en conflit ouvert avec l’Église. On imagine les raisons pour lesquelles les lectures téléologiques de la vie et de l’œuvre de Huysmans ne s’en étaient guère souciées jusque-là.
10C’est au pape, pas moins, que Huysmans s’en prend, condamnant une indulgence coupable que vient selon lui incarner la « politique du Ralliement » de Léon XIII. Une rhétorique pseudo militaire envahit même, étrangement, les textes de Huysmans qui souhaiterait voir les catholiques de France s’unir, l’arme à la main, contre le gouvernement anticlérical. Pourtant, en 1902-1903, la cible va changer de nature : exaspéré par la rigidité nouvelle de Rome incarnée par Pie X, Huysmans va en effet entrer « en rébellion » (chapitre 14) contre le Vatican, accusé de demeurer sourd aux propositions des mêmes modernistes que Huysmans fustigeait au milieu des années 1890. « Léon XIII et Pie X », écrivait Jules Sageret, « auraient eu le droit de se plaindre, car [Huysmans] maltraite sa mère l’Église comme ne le ferait pas un libre-penseur, je veux même dire un libre-penseur sectaire4 ». Son mépris des prêtres, qu’il croit obsédés par le lucre et la luxure — il n’hésite pas à évoquer Solesmes comme un repaire de sodomites — l’incitent à opérer un « retournement intellectuel » (p. 366) qui, on l’a oublié, ne passa guère inaperçu dans la presse catholique du temps. S’inscrivant dans la tradition du gallicanisme politique français, il en vient à prôner la supériorité des idéaux républicains sur l’autorité tyrannique de Rome et de son Index. En 1905, on le verra même aux côtés d’Anatole France — « L’Église n’a pas d’ennemi plus perfide et plus sûr que cet homme », écrivait-il pourtant de lui en 18965 — pour défendre Maxime Gorki. J.‑M. Seillan parvient ainsi à montrer que ce « catholique désenchanté » (p. 384) aura donc retrouvé in fine la République, voire la Révolution, qu’il vomissait depuis tant d’années.
11Un tel parcours, complexe et pavé de paradoxes, pourrait n’apparaître qu’une suite de tocades irréfléchies, s’il n’était en profondeur soutenu par deux axes pérennes. Plus que des choix existentiels ou de naturelles inclinations, l’opposition à la modernité et la croyance en la Providence s’affirment en effet comme le ciment de toutes les positions religieuses et politiques.
12Se référant fréquemment aux travaux d’Antoine Compagnon, J.‑M. Seillan établit ainsi le portrait de Huysmans en parfait antimoderne. Après avoir chanté L’Art moderne, ce dernier opéra en effet un virage sur l’aile droite, pour bientôt résumer tous les attributs majeurs de l’antimoderne, du rejet de la Révolution à la véhémence stylistique, en passant par le pessimisme et le primat du péché originel6. Obnubilé par l’américanisation galopante de la société française, il s’acharne à dénoncer le culte du Veau d’or dont il décèle les stigmates partout. Plus qu’une thématique où viendrait précipiter son imaginaire, l’argent se transforme en véritable « clé d’interprétation du monde » (p. 97), ordalie transparente séparant le Bien du Mal. Ainsi naît, selon J.‑M. Seillan, une « métapolitique de l’argent » (chapitre 4), haussant la réflexion politique jusqu’à la métaphysique. À partir d’À rebours, Huysmans tente de soustraire à un présent honni, pour bientôt se réfugier dans un Moyen Âge idéal. L’auteur relit alors En rade à la lumière de cette quête du refuge dans le passé, et emporte l’adhésion du lecteur en présentant le roman comme allégorie d’une Histoire désormais amputée de son sens.
13De ce constat d’une intelligibilité désormais dérobée va sourdre la seconde vision du monde, essentielle à la compréhension de la pensée huysmansienne : le providentialisme. « Interprétation stable et durable du monde » (p. 185), il autorise en effet l’écrivain à dépasser l’impasse du positivisme pour s’engouffrer, mais confiant, dans l’irrationnel. Influencé par Bloy et par la lecture de Bossuet, Huysmans déniche là un passe-partout herméneutique dont il ne se défera jamais. Désormais, si le sens fait défaut, ce n’est plus que comme incitation à la chasse aux signes, disséminés dans le monde comme autant d’indices révélateurs de l’action de la Providence, que l’écrivain se donne pour mission de recueillir, interpréter et diffuser. C’est par ailleurs la même logique qui se niche au cœur de la théorie du complot dont Huysmans se fait un zélateur, comme en témoigne la préface à l’ouvrage de Jules Bois, Le Satanisme et la magie (1896).
14L’ouvrage de Jean-Marie Seillan établit donc magistralement et de façon définitive l’interaction des questionnements religieux et des positions politiques dans le parcours intellectuel et spirituel de J.‑K. Huysmans. C’est alors l’ensemble de l’œuvre qu’il nous faut relire à la lumière des informations, innombrables et si précises, apportées par l’érudition de l’auteur. Les considérations esthétiques d’À rebours ou de Là-bas, influencées par les débats contemporains sur le roman russe par exemple, liées par ailleurs à l’imaginaire qu’on ne tardera pas à identifier comme décadent, doivent également être passées au tamis de ce complexe idéologique. L’œuvre littéraire y gagne en cohérence interne, la question sociale rencontrant une éthique de la politique au même titre que des préoccupations esthétiques, et ne se voit plus imposée de l’extérieur une pseudo cohérence confessionnelle. Le gain n’est pas mince.