Mémoire médiévale de la forme
1Ce livre, qui rassemble quatorze articles écrits entre 1990 et 2008 et publiés dans des ouvrages collectifs de provenances diverses, met en lumière la cohérence d’une démarche critique, elle aussi « rémanente », qui s’attache à la « mémoire de la forme » dans la production littéraire médiévale en traversant les genres (roman, poésie urbaine, récits brefs, encyclopédies, littérature allégorique), les siècles (du ixe au xvie siècles), les lieux et les enjeux de production (cléricaux, laïcs, urbains, courtois, etc.). L’amplitude de l’analyse et les voies d’entrée dans les textes divergent, mais la méthode se révèle constante, d’un article à l’autre, et nous paraît double : il s’agit d’abord de mettre au jour, d’un corpus à l’autre ou au cœur d’un même texte, un motif ou une modalité d’écriture considérés comme structurant, pour montrer, moins leur survie au fil des corpus et des siècles, que la vitalité productive dans les jeux de variations auxquelles ils donnent lieu et qu’ils continuent parfois de susciter. Chaque objet d’étude, au cœur même de la structure des textes étudiés, vaut aussi pour sa forte portée signifiante au sein de la culture médiévale : le miroir, le jardin, le dialogue encyclopédique, la fontaine merveilleuse et le rire du prophète sont conçus comme des outils permettant non seulement d’étudier la cohérence à l’œuvre dans les textes, mais aussi de mettre en lumière la richesse des modes de pensée liés à la civilisation médiévale, montrée dans sa spécificité. C’est pourquoi, l’introduction de l’ouvrage y insiste, la traversée des textes nécessite celle des genres : l’éclectisme du critique se conforme ici à l’ouverture des œuvres médiévales elles-mêmes, la forme valant précisément pour sa plasticité.
2Pour examiner ces « linéaments qui contribuent à organiser le texte médiéval » (p. 24), l’auteur a rassemblé ses analyses en trois grands ensembles, identifiés par le mode de transformation à l’œuvre dans les textes : « l’importation, l’incrustation, et le jeu de l’allusion structurelle ». Ces mises en série mettent judicieusement en valeur la « rémanence » des formes au cœur même de la diversité textuelle et soulignent ce qui, dans les textes médiévaux, quelle que soit leur dominante, relève d’une poétique, sensible dans les titres choisis pour ces trois moments du livre : « Métaphores structurantes », « Les ordres du discours », « La narration : écritures réécritures ».
3Les deux premières parties s’intéressent à la place d’éléments exogènes dans l’organisation d’une œuvre : la première série est consacrée à l’importation de modèles formels extérieurs dans la littérature à vocation essentiellement didactique. L’importance de la structure du texte, dans la mise en forme des discours didactiques, est souvent signifiée par une figure métaphorique qui peut servir de support de fictionalité : dans deux articles de longue haleine, D. Hüe parcourt celle du jardin et celle du miroir. Dans chaque étude, la sensibilité littéraire de l’auteur s’exprime dans l’orientation donnée au parcours critique : des encyclopédies savantes aux Échecs amoureux en prose, au Miroir de vie du grand rhétoriqueur Molinet, du Placides et Timeo au roman arthurien, les « importations » formelles montrent aussi combien les textes de fiction s’arrangent avec leurs modèles pour s’en démarquer. En retour, la forme poétique peut être le lieu d’une mémoire — ou plutôt d’une tentation — encyclopédique, comme le montre la dernière étude de cette série, qui s’attache à revaloriser la poésie palinodique du xve siècle :
L’originalité des textes palinodiques est de s’essayer à une triple attitude : la louange mariale, dans une forme lyrique, appuyée sur une connaissance attentive du monde. (p. 115)
4La deuxième série, « les ordres du discours », envisage les effets de l’hybridité formelle dans les œuvres. La poésie du xve siècle est à nouveau sollicitée pour montrer combien la mémoire du texte biblique et sa paraphrase pouvaient informer avec précision la matière d’un poème, chez Meschinot et chez les poètes rouennais. Trois autres œuvres majeures sont ici examinées : le Pèlerinage de Vie humaine de Guillaume de Digulleville, étudié dans son rapport à la prière, le Dit de mensonge de Rutebeuf, qui travaille la représentation de la vérité en se démarquant des psychomachies pour faire de l’écriture poétique le lieu d’une théologie polémique, et le Voir dit de Guillaume de Machaut, remarquablement analysé, dans la lignée de l’étude de Jacqueline Cerquiglini‑Toulet, comme un roman épistolaire, conscient de sa propre nouveauté.
5La dernière série d’études, consacrée à la littérature narrative de fiction, porte sur la résistance ou à la rémanence d’éléments dits « archaïques » dans des œuvres dont l’inventivité structurelle est consciente et revendiquée. Cette perspective intertextuelle est mise en pratique sur des textes de fiction, pour la plupart bien répertoriés au sein des œuvres revendiquant la « conjointure » comme principe d’écriture : le Merlin de Robert de Boron, le lai d’Equitan de Marie de France, la Chanson de Macaire, le Chevalier au lion, et Partenopeu de Blois. Là encore, le motif isolé (le rire de Merlin, la fontaine de Barenton, le chien, etc.) sert de point d’appui pour souligner la dynamique structurelle des textes ou des recueils. Si nous sommes moins convaincue par l’analyse du rire de Merlin, qui recourt à la fois à la tradition biblique et au schéma trifonctionnel pour montrer le caractère « chtonien » du prophète arthurien, l’étude consacrée au lai d’Equitan témoigne de la pertinence de l’observation critique de textes très commentés, chaque lecteur pouvant enrichir, selon le vœu de Marie de France, la lecture des textes en fonction de sa sensibilité. Comme le montre D. Hüe, Equitan, équivalent d’une anecdote à valeur morale dans la littérature religieuse, acquiert dans le recueil des lais une puissance d’appel, invitant le lecteur à s’interroger sur ce qu’est la mesure d’aimer. De même, dans le roman de Chrétien, le motif de la fontaine, peu à peu dessaisi de sa dimension merveilleuse, suit le trajet du lecteur, qui se familiarise avec elle au même rythme que les personnages au fil du récit, comme l’avait déjà montré E. Baumgartner ; l’analyse de la structure quasi contrapuntique de Partenopeu de Blois confirme enfin l’importance que les romanciers des xiie et xiiie siècles accordaient à la mémoire du lecteur dans la programmation de leur œuvre, témoignant du fait que la répétition formelle, d’une œuvre à l’autre ou au sein d’un même texte, peut être le lieu d’une dynamique virtuose, tournée vers le plaisir de la lecture.
6La portée heuristique de ces analyses de détails est essentielle : le lecteur en sort souvent avec le sentiment d’une reconnaissance : celle qui lui permet de saisir les subtils jeux de variations — au sens musical du terme — auxquels se livrent les auteurs médiévaux, qui produisent, non de l’inouï, mais du « bien dire », et d’entrer par là en sympathie avec le lecteur médiéval, pour qui « ce n’est pas la nouveauté — assimilée à de la versatilité — qui compte, mais la façon dont vont être dites — et bien dites — des choses que l’on connaît déjà » (p. 15). La plasticité formelle, loin d’être associée à une indifférence esthétique, est au contraire, aux yeux des lecteurs comme des auteurs médiévaux, le signe d’un « accomplissement » infiniment renouvelable, la beauté et la convenance esthétiques garantissant la mémoire de ce qu’elles informent, comme le rappelle le critique : « la mémoire de Roland est tributaire des vers qui chantent sa mort ».
7On regrettera simplement qu’au terme de cet important travail de lecture critique, l’auteur n’ait pas proposé une introduction plus étoffée, qui lui aurait permis de mettre en perspective ses avancées théoriques. L’absence de bibliographie critique ne pallie pas ce défaut, qui laisse le lecteur aux prises avec un ensemble foisonnant qui demeure éclaté. Du moins les manifestations subjectives que sont les textes, littéraires ou critiques, permettront-elles à tout un chacun, sinon d’écrire, du moins de rêver à l’impossibilité d’écrire, de l’aveu même de l’auteur de ce livre, « un Je me souviens du xiie au xve siècles. »