Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2015
Février 2015 (volume 16, numéro 2)
titre article
Florian Mahot Boudias

Le Surréalisme est un mouvement politique

Carole Reynaud Paligot, Parcours politique des surréalistes, 1919‑1969, Paris : CNRS éditions, 2010, 473 p., EAN 9782271070685.

1Les éditions du CNRS rééditent l’ouvrage de Carole Reynaud Paligot, Parcours politique des surréalistes, 1919‑1969, dont la première publication datait de 1995. Loin de l’hagiographie complaisante, l’auteure entreprend une ambitieuse histoire politique du surréalisme. La méthode est sociologique : elle se propose de suivre chronologiquement le parcours des acteurs du surréalisme français. Ce n’est donc pas l’étude des textes qui est privilégiée mais l’analyse des prises de positions politiques des hommes, autour de la figure centrale d’André Breton, afin de livrer une somme d’histoire culturelle des intellectuels sur un pan majeur du champ littéraire du xxe siècle. L’immense bibliographie sur le sujet aurait pu être un handicap, mais l’auteure mêle efficacement des synthèses très informées et des analyses novatrices qui s’appuient sur une nouvelle lecture des archives et des textes1. Une série d’entretiens avec les acteurs de la dernière génération des surréalistes complète cette somme d’informations. L’intérêt du livre réside donc à la fois dans la synthèse des monographies et biographies existantes et dans l’exploration de sources de première main.

2Le livre défend la thèse que le surréalisme naît de la fréquentation de certaines pensées anarchistes, pour ensuite essayer d’entrer dans le sillage tracé par le Parti Communiste jusqu’à la rupture du milieu des années 1930, qui inaugure un retour à la pensée libertaire. Plutôt que la Seconde Guerre mondiale, la charnière historique de 1935 semble parfaitement pertinente et justifiée par le propos : une première de l’ouvrage partie traite de la période qui s’étend des origines du mouvement jusqu’aux premiers refus du stalinisme en 1935 ; une deuxième partie traite de la période de la fin des années 1930 à la fin des années 1960. Enfin, une dernière partie abandonne la chronologie en tentant d’esquisser le portrait d’une « éthique » surréaliste. Ici réside une affirmation forte de l’ouvrage : l’art surréaliste procède bien d’un engagement éthique, qu’il soit de l’ordre du compagnonnage partisan ou des dernières prises de positions.

3Pour l’auteure, plus que dans l’expérience de la Première Guerre mondiale ou du fait de leurs origines sociales, la révolte des surréalistes trouve ses racines dans une tradition littéraire (p. 3‑22) : « (…) c’est en partant d’une révolte littéraire qu’ils en arrivent à remettre en cause la morale bourgeoise et aboutissent ensuite à une révolte politique » (p. 8). Rimbaud apparaît dès 1913 comme une figure tutélaire. Avant 1914, André Breton exprime une attirance pour le drapeau noir et pour certains symbolistes proches du mouvement anarchiste, comme Laurent Tailhade ou Remy de Gourmont. Il admire également les exploits de la bande à Bonnot et d’Emile Henry, polytechnicien terroriste. En 1916, Breton rencontre Jacques Vaché, figure d’un « dandysme anarchisant » (p. 14). L’auteure souligne qu’à cette époque, Louis Aragon et Paul Eluard ne manifestent pas du tout cet esprit de révolte qui fascine Breton et qui influencera considérablement les engagements postérieurs du groupe.

4Les pages qui suivent analysent les actions des surréalistes dans l’après-guerre en termes de stratégies éditoriales et littéraires. En 1918, pour intégrer le champ littéraire, deux options semblent se présenter au groupe : la NRF ou l’indépendance. Mais l’auteure nuance ici l’interprétation seulement stratégique du choix littéraire des jeunes gens et se distingue ainsi des analyses sociologiques de Norbert Bandier2. Au contraire, ce rejet des littératures en place donne lieu au projet d’une esthétique sincèrement révolutionnaire, contre le langage et contre les valeurs d’une société bourgeoise et capitaliste : le réalisme et la raison (p. 22‑30). Plus encore, les surréalistes se politisent en revendiquant un égalitarisme emprunté à Lautréamont tandis que l’écriture automatique devient le fer de lance d’un art qui peut être fait par tous. Dès lors, ils doivent choisir entre communisme et anarchisme (p. 30‑51). Ce dernier a les faveurs de certains membres du groupe, comme Robert Desnos et Victor Serge. L’affaire Germaine Berton, héroïque tueuse d’un camelot du roi en 1923, a un grand retentissement au sein du groupe. Fascinés par les manifestations de révolte individuelle, certains surréalistes admirent le premier Barrès, l’auteur de L’Ennemi des lois. En 1920, année du congrès de Tours, certains surréalistes sont séduits par le socialisme mais c’est le parti communiste qui devient, en 1924, le centre des désirs. Pour expliquer ce choix surprenant, l’auteure montre que les surréalistes cherchent à abandonner leur attitude individualiste pour prendre part à une révolte collective qui serait plus efficace et les ferait surtout apparaître au premier plan. Les jeunes gens vont dès lors osciller entre une attitude opportuniste et une véritable fascination pour la révolution de 1917, et derrière elle, la Révolution Française (p. 51‑56).

5De manière très précise et nuancée, l’auteure retrace ensuite toutes les hésitations et les revirements politiques des années 1924 et 1925, en montrant que les prises de position surréalistes rencontrent celles des communistes à deux occasions : l’occupation française de la Ruhr et la Guerre du Rif (p. 56‑66). Dans ces deux mobilisations se font entendre l’anticolonialisme et l’antimilitarisme des surréalistes et des communistes, entre lesquels des contacts se nouent. Les surréalistes oublient alors leurs valeurs libertaires dans une fascination pour les bolchéviques : ils singent leur organisation, organisent des réunions clandestines, exigent une grande rigueur de la part des membres, et forment des comités dictatoriaux. En reprenant les mots de Michel Trebitsch, l’auteure parle d’une « éclipse libertaire », au profit de la manifestation d’une « mystique bolchévique3 ». La guerre du Rif a souvent été lue comme le début de la politisation des surréalistes mais C. Reynaud Paligot montre, grâce à la consultation des archives, que les discussions ont commencé au sein du groupe dès la fin de l’année 1924. L’engagement était néanmoins encore très incertain : dans les derniers mois de l’année, André Breton réclame « une action révolutionnaire non équivoque4 ! » tandis qu’Aragon parle de « Moscou la gâteuse5 » dans son fameux pamphlet « Un Cadavre » dirigé contre Anatole France. Ces hésitations perdurent longtemps : en 1925, les propos du groupe sont révolutionnaires mais ne font encore aucune référence au marxisme. De ce fait, l’été 1925 et l’engagement contre la Guerre du Rif, s’ils ne sont pas fondateurs, sont des moments décisifs. Le 23 octobre 1925, le surréalisme donne son soutien au marxisme, entraînant les démissions d’Artaud, Soupault, Desnos, Miró et Ribemont‑Dessaignes. Quant à Louis Aragon, il passe en quelques semaines de profondes réticences à un engagement total en faveur du Communisme, sans que l’auteure formule d’hypothèse à ce sujet.  

6Comment expliquer ce rapprochement ? C’est ici que l’argumentation de C. Reynaud Paligot s’avère la plus stimulante et la plus novatrice (p. 67‑88). Pour les surréalistes, c’est maintenant une question de stratégie littéraire : se faire reconnaître et légitimer par le parti comme le seul courant littéraire révolutionnaire. Pour cela, ils vont lutter contre les courants artistiques concurrents, comme celui des écrivains populistes autour de Léon Lemonnier et André Thérive, de la littérature prolétarienne d’Henri Poulaille et des amis d’Henri Barbusse. En 1925, Moscou est encore favorable aux surréalistes, Lénine et Trotsky étant partisans d’un pluralisme littéraire6 L’auteure montre qu’à partir de cette année là les relations entre les surréalistes et le parti communiste prennent la forme d’une succession de collaborations et de défiances, jusqu’à la rupture définitive de 1935. Dès 1926, la situation devient moins favorable : les cadres du parti jugent les surréalistes anarchisants et peu prolétariens tandis que Barbusse redevient une référence artistique incontournable. Barbusse et les surréalistes se disputent alors les colonnes de l’Humanité. Ces pages expliquent très clairement que l’enjeu est bien la détermination d’une ligne culturelle du parti communiste : le combat des surréalistes est non seulement littéraire mais aussi culturel. Dès lors, le débat se joue sur le plan de la définition des « principes » artistiques qui correspondraient le mieux à la norme de la révolution communiste. Breton, pourfendeur de la raison, retourne brillamment les arguments de l’intelligentsia du parti. En dehors de celui-ci, mais voulant se faire reconnaître comme les meilleurs représentants de la révolution, les surréalistes n’ont pas d’autre choix que de dénoncer la ligne du parti communiste français au nom des principes du communisme bolchévique.

7Le livre fait de l’automne 1926 un tournant : voyant qu’ils ne sont pas parvenus à leurs fins, les surréalistes et André Breton changent de ton et demandent l’adhésion au Parti Communiste, qu’ils obtiennent au début de l’année 1927 (p. 88‑91). Breton, Aragon, Eluard et Unik rejoignent Péret, déjà membre depuis 1926. Dès les premiers mois, l’expérience militante de Breton est un échec, tandis qu’il continue les attaques contre Barbusse, qui vient de publier son Jésus. Malgré ces tensions patentes, l’auteure voit dans ces mois un changement de stratégie qui va par la suite mener les surréalistes à l’acceptation du communisme officiel (p. 98‑110). Dans les années de 1927 à 1929, celles d’une radicalisation de la politique en URSS sous l’égide d’un Staline de plus en plus puissant, les surréalistes acceptent à peu près tout ce qui vient du parti et de Moscou. Seuls Péret et Adolphe Acker s’opposent à la dérive stalinienne. Peu militants, les surréalistes ne renouvellent pas leurs cartes mais valident toutes les décisions idéologiques du parti tout en soulignant leur propre compétence dans le domaine culturel :

Suivant leur objectif de laisser les questions politiques aux militants pour se consacrer au domaine littéraire qui relève de leur compétence, les surréalistes ferment ainsi les yeux sur les manifestations les plus répressives du stalinisme. (p. 107)

8Mieux connue, la première crise d’ampleur dans l’engagement partisan des surréalistes est le congrès de Kharkov, qui a lieu en novembre 1930 et auquel participent Aragon et Georges Sadoul en tant que représentants du mouvement surréaliste. L’auteure revient ici sur la fameuse « affaire Aragon » (p. 111‑127). Arrivé au congrès, Aragon en vient peu ou prou à défendre la littérature prolétarienne, ce qui fracture l’unité du groupe surréaliste et met en joie les communistes. Mais dans les semaines qui suivent le congrès, Aragon et Breton font des déclarations ambiguës et contradictoires qui causent la méfiance du parti : en janvier 1932, lors de la création de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR), les surréalistes ne sont pas conviés. La nouvelle stratégie communiste consiste alors à tenter de diviser le groupe pour en récupérer certains éléments, au premier rang desquels Aragon, accepté dans l’association à condition qu’il renie le surréalisme. A la suite de l’affaire déclenchée par la parution du poème « Front Rouge » les relations entre Aragon et Breton s’enveniment et le 10 mars 1932, la rupture est consommée : Aragon entraîne avec lui Georges Sadoul et Pierre Unik.

9L’auteure souligne la pugnacité et la détermination des surréalistes, qui tentent encore après cette rupture de traiter avec les communistes : « […] l’exclusion des surréalistes de l’AEAR ne signifie pas l’abandon de leur objectif d’infléchir la politique culturelle du parti. En 1935, les surréalistes vont lancer leur ultime offensive littéraire » (p. 141). Cette dernière tentative est le Congrès des écrivains pour la défense de la culture (p. 141‑151). Boukharine apparaît favorable aux surréalistes aux yeux d’André Breton, qui pense que le salut ne viendra pas de la SFIC mais de Moscou. Lors du congrès, il est désigné pour parler au nom du groupe. Mais quelques jours avant, l’épisode fameux de la paire de gifles infligée à Ehrenbourg et le suicide de Crevel font qu’Eluard lit le discours de Breton à une heure tardive, le 25 juin, devant une salle vide. Après ce cuisant échec, une critique du stalinisme apparaît enfin dans le discours du groupe, avec la parution en août 1935 de Du temps que les surréalistes avaient raison. Le culte de la personnalité, le pacte franco-soviétique du 2 mai 1935 y sont dénoncés, ainsi que la ligne culturelle de Moscou. Le discours officiel des surréalistes sur le communisme, jusqu’ici très complaisant, change du tout au tout :

les communistes ne pensent qu’à la littérature de propagande. Or, l’activité poétique, telle que la conçoit le surréalisme, ne peut subir un contrôle de ce genre ; Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont, Apollinaire ont créé une sorte de déterminisme de la poésie qui rend impossible le souci de propagande7.

10S’ouvre ainsi le début d’une période de rupture radicale avec les partis communistes français et soviétique.

11Ici commence la seconde partie de l’ouvrage : l’auteure y montre les difficultés qu’ont les surréalistes à participer au débat politique tout en refusant l’engagement partisan. Bien que foncièrement libertaires, les surréalistes font preuve d’hésitation dans le choix de leurs collaborations politiques, de l’antifascisme à l’attirance pour le mouvement de Bataille, Contre-Attaque (p. 155‑170). Désorienté, semble-t-il, par la rupture avec le parti communiste, Breton multiplie des contacts souvent infructueux avec d’autres organisations politiques. La manifestation du 6 février 1934 avait favorisé le rapprochement avec les dénonciateurs du fascisme. Le chef de file des surréalistes adhère au comité de vigilance des écrivains antifascistes (CVIA) dès sa formation, puis s’en sépare assez rapidement. Les surréalistes ont pendant un temps des accointances avec les socialistes afin de dénoncer le stalinisme ; mais ils les trouvent trop bourgeois et peu libertaires et n’éprouvent aucune sympathie envers les nuances et les compromis de la politique du Front Populaire. L’absence d’intervention du gouvernement français dans la situation espagnole les révolte. En revanche, les occupations d’usines et la ferveur enthousiaste des grévistes de 1936 retiennent leur attention. Les surréalistes prennent des contacts avec la gauche révolutionnaire non-stalinienne de Marcel Martinet ainsi qu’avec l’aile gauche du parti socialiste, incarnée par Marceau Pivert, bientôt dissident révolutionnaire. Breton se rapproche de Georges Bataille en 1935 et fonde avec lui et Boris Souvarine le groupe Contre-Attaque. Ce mouvement révolutionnaire n’a pas de cohérence idéologique ; du reste, l’auteur montre à quel point Bataille influence pour un temps les prises de positions surréalistes : « (…) la traditionnelle mise en valeur de l’affectif, de la sensibilité, de l’irrationnel des surréalistes dérive, pendant ces quelques mois d’action commune, vers une glorification de l’exaltation affective et du fanatisme » (p. 167). Dans ces mêmes années, Breton aurait également gravité autour du Front commun de Gaston Bergery, révolutionnaire qui deviendra par la suite vichyste, et fondateur du journal La Flèche en 1934.

12C. Reynaud Paligot souligne que la Guerre d’Espagne, « événement (…) déterminant dans l’évolution politique des surréalistes » (p. 171), redonne une certaine force à leurs prises de positions, malgré des incertitudes politiques persistantes. L’auteure démontre que cette période joue un rôle fondamental dans le rapprochement avec les pensées anarchistes et trotskystes (p. 171‑175), notamment grâce à la lecture de la correspondance entre Breton et Péret, qui se trouve sur le terrain. L’étude de cette période est ensuite l’occasion de retracer le parcours trotskyste d’André Breton et de certains surréalistes (p. 175‑186) : leur chef de file signe avec Trotsky en 1938 Pour un art révolutionnaire indépendant, texte qui préconise une organisation sociale de type socialiste et centralisée mais confirme la totale liberté de création laissée à l’artiste. Dès 1925, Breton avait découvert Trotsky, qui représenta par la suite une alternative marxiste au stalinisme, auréolée d’une participation glorieuse à la révolution de 1917. Mais l’auteure note que le rapprochement qui a lieu dans la seconde partie des années 1930 n’entraîne aucunement l’engagement des surréalistes dans les organisations trotskystes. Ces pages font également état de l’évolution de la relation de Benjamin Péret au trotskysme ainsi que des réserves de Jehan Mayoux dans l’immédiat avant-guerre, puis des sorties hors du mouvement surréaliste d’Eluard et de Dali (p. 186‑193). Le cas d’Eluard montre à quel point l’engagement communiste vaut à l’écrivain une plus grande diffusion de ses écrits, notamment dans les colonnes des publications du parti.

13L’auteure revient ensuite sur les actions du groupe pendant la Seconde Guerre mondiale, moment d’essoufflement de l’activité révolutionnaire (p 193‑204). Les surréalistes exilés à New York sont victimes d’une autocensure qui cantonne leur discours dans une sorte de subversion autorisée et dénuée de toute teneur révolutionnaire. Mais l’étude rappelle aussi l’existence d’un surréalisme de l’intérieur, engagé dans la résistance, autour de Noël Arnaud et de son groupe La Main à Plume8. Avant cela, ce chapitre avait donné lieu à une analyse très stimulante du texte de Benjamin Péret, Le Déshonneur des poètes, accusant Aragon et Eluard de revenir pendant la guerre à une poétique réactionnaire et nationaliste, sous le prétexte de la nécessité de la Résistance :

Il ne s’agit donc pas, comme cela a été souvent perçu, d’une critique de la Résistance, mais simplement de certaines dérives qui apparaissent, aux yeux des surréalistes, comme nationalistes et réactionnaires. (p. 200)

14Analysant de manière novatrice les prises de position du groupe après 1945, C. Reynaud Paligot montre comment les surréalistes glissent d’un engagement politique traditionnel vers un discours plus général à valeur « éthique » (p. 205‑212). Dans Combat, en mars 1950, Breton tient ainsi un discours valorisant la loi du « Décalogue » et ses préceptes, « ne pas envier, ne pas tuer, ne pas mentir ou trahir9. » Ce mouvement va de pair avec un rejet des partis traditionnels et une dénonciation du stalinisme et de la France de Vichy. Prenant leurs distances par rapport au marxisme, les surréalistes redécouvrent leur intérêt pour le socialisme utopique, notamment dans l’œuvre de Charles Fourier :

En ce début des années 1950, ce sont les positions éthiques qui sont au centre des préoccupations surréalistes. C’est sur celles-ci que la rupture avec le communisme a été consommée. (p. 210)

15Mais à la libération, le mouvement surréaliste est désorienté, ne sait plus où s’engager et certains membres du groupe participent à deux « déviations » idéologiques : d’une part, un retour au communisme voulu chez les membres du « Surréalisme Révolutionnaire » et d’autre part un apolitisme revendiqué chez les membres du « Contre-groupe H », autour de la revue Néon (p. 212‑222). En 1947 Breton donne son crédit au Rassemblement démocratique révolutionnaire (p. 222‑224) mais le groupe finit par exploser du fait des divergences politiques de ses membres10. Dans la lignée des actions antifascistes des années 1930, les surréalistes vont alors se préoccuper de la défense des droits de l’homme, au sein d’organisations non partisanes : à partir de 1948, Breton va soutenir le mouvement qui deviendra celui des « Citoyens du Monde » autour de l’acteur Garry Davis, défendant l’idée d’un monde sans frontières et déniant toute légitimité à l’ONU (p. 224‑234).

16Au sein de ces engagements divers et souvent peu probants, le rapprochement entre surréalistes et anarchistes occupe une place particulière (p. 236‑242). L’auteure explique que la dénonciation de l’URSS permet aux deux groupes de se retrouver et de se distinguer des trotskysmes :

L’anarchisme […] demeure plus attractif. D’une part, parce qu’aucune complaisance envers l’URSS n’est possible de la part des anarchistes : la dénonciation du stalinisme ne peut être plus claire de leur part. D’autre part parce que, dès le début du surréalisme, une sensibilité libertaire est présente. (p. 236)

17Les surréalistes fréquentent de plus en plus les anarchistes et collaborent même à la revue Le Libertaire, publication de la fédération anarchiste. L’auteure étudie minutieusement ces contributions, intitulés « les billets surréalistes » et publiés à partir de 1951 sous la forme d’appels du groupe, de protestations, ou de discours d’André Breton (p. 243‑248). Mais cette collaboration atteint très vite ses limites : comme les militants communistes, certains militants anarchistes sont méfiants à l’égard de ces artistes qui ne se préoccupent jamais d’économie ou de problématiques sociales. La parution de l’Homme révolté de Camus en 1952 sonne le glas de l’entente avec l’équipe du Libertaire : le philosophe engagé y brocarde les figures de révolte déchaînée du panthéon des surréalistes : Sade, Lautréamont, Saint‑Just, Stirner (p. 248‑259).

18L’ultime chapitre de l’ouvrage évoque les « derniers combats » du groupe, dans une atmosphère crépusculaire seulement contredite par la vigueur de l’engagement surréaliste contre la guerre d’Algérie. Fervents anticolonialistes et antinationalistes, les surréalistes s’engagent très vite aux côtés des trotskystes et des anarchistes (p. 261‑278) : « la mobilisation des surréalistes en faveur des insurgés algériens a été rapide, contrairement aux autres intellectuels » (p. 268). Breton s’engage par la suite aux côtés des objecteurs de conscience. En 1958, il est l’une des douze signataires du comité de patronage de Louis Lecoin (p. 278‑284). Mais le mouvementent surréaliste n’échappe pas, dans les années soixante, à une certaine institutionnalisation et les engagements violents de jadis deviennent de plus en plus poussifs (p. 284‑299). Lorsque les mouvements de mai 1968 éclatent, deux ans après la mort d’André Breton, ils semblent les héritiers naturels du surréalisme, tandis que celui-ci, devenu bien terne, n’a plus de position radicale à prendre. Face à ce déclin apparaît un nouveau mouvement avant-gardiste, à la fois héritier et critique du surréalisme : le situationnisme.

19Après l’examen minutieux d’une chronologie complexe, la troisième partie de l’ouvrage tente de ressaisir les constantes de ce que l’auteure nomme « l’éthique surréaliste » (p. 303‑342). Malgré le nombre important de ses membres et de ses orientations, qui obligent à parler au pluriel « des surréalismes », l’auteure dégage des constantes de l’attitude surréaliste. C’est un moyen de conclure sur la pensée libertaire des surréalistes, qui les empêcha toujours d’adhérer pleinement à la philosophie marxiste : Breton n’a pas de sympathie pour le matérialisme et préfère chercher les causes premières dans les pratiques ésotériques ou l’étude des mythes. La révolution surréaliste serait avant tout spirituelle. Mais la révolte collective des membres du groupe est bien entendu inscrite dans une pensée politique : ils exècrent les valeurs de la société bourgeoise, aux premières desquelles la famille, la patrie11, le militarisme et le pacifisme ensemble, le christianisme et le travail. Ils opposent à cette société une éthique du jeu, au rebours de l’aliénation par le travail, dans la lignée de Fourier et de Stirner. A l’idée de travail, ils préfèrent le concept proudhonien de création. Ils font l’éloge des désirs et des passions en citant Helvétius, et réhabilitent l’imagination, l’instinct et l’amour fou.

20En somme, en démontrant que « la démarche surréaliste est en soi politique » et que leur « volonté de « transformer le monde » et de « changer la vie » n’est pas un placage artificiel sur un mouvement littéraire et artistique (p. 337), l’auteure confirme son approche enrichie du surréalisme. Si le propos est parfois trop centré sur André Breton et que les analyses littéraires ne sont pas assez approfondies, son livre, qui est à la fois une synthèse de l’histoire politique du mouvement et un nouvel apport à la recherche, a tout d’un ouvrage de référence.