« Pan ! » : poésie & guerre de 14-18
1Le dernier livre de Laurence Campa, Poètes de la Grande Guerre. Expérience combattante et activité poétique, est la collation d’études diverses, parfois déjà publiées par ailleurs, prenant pour objet Guillaume Apollinaire, René Dalize ou Georges Duhamel. Le chercheur passionné qui se serait précipité au Centre mondial de la Paix, à Verdun, voir une exposition sur « Giuseppe Ungaretti : le témoignage d’un poète italien dans la Grande Guerre»1, ou qui se serait jeté sur une des dernières études parues sur la « war poetry »2, voyant que ce livre succède à la somme de Pierre Schoentjes, Fictions de la Grande Guerre. Variations littéraires sur 14-18, paru l’année passée dans la même collection3, risque donc de prime abord une petite déception : en dépit de son titre généraliste et ambitieux, Poètes de la Grande Guerre… n’est pas un ouvrage sur Siegfried Sassoon, Wilfred Owen, Ernst Stadler, August Stramm, Clemente Rebora, voire Charles Dornier ou Claire Virenque4 — ce dont son auteur se défend d’ailleurs fort honnêtement dès les premières pages.
2Dans son introduction, après un préambule qui affiche l’ouvrage comme une « vaste enquête sur la poésie de la Grande Guerre » (p. 9), L. Campa invoque en effet une « histoire de la poésie française de la Grande Guerre », qui ferait dialoguer « l’histoire culturelle, l’histoire sociale ou l’anthropologie historique » et la lecture littéraire (p. 11)5. Mais cette histoire reste à écrire, car L. Campa affirme vouloir s’en tenir à « l’histoire de poètes qui furent combattants » (p. 11), selon le même principe de « dépaysement méthodologique », qui vise à « considérer les objets historiques d’un point de vue littéraire et les objets littéraires d’un point de vue historique » (p. 12).
3L. Campa se pose tout d’abord la question de savoir comment nommer ces « poètes et combattants ». Le vocable « poètes de tranchées » exclut les « poètes du front qui n’écrivent pas et/ou ne publient pas sur la guerre » ; « poètes soldats » a l’avantage de faire primer l’être‑poète sur la circonstance-soldat ; de même que « écrivains-combattants » (p. 13). Finalement, Campa propose de nommer « “poètes de guerre” ceux qui firent la guerre ; dont l’œuvre est marquée par l’expérience du front, et qui, profondément artistes, n’ont pas rencontré de simples questions de formulation et d’expression, mais d’authentiques problèmes d’écriture » (p. 13). Elle classe l’Apollinaire de Calligrammes parmi ces poètes de guerre, affirme que Cendrars naît de la guerre (oubliant La Prose du Transsibérien ?), et juge que la guerre est au cœur de l’œuvre de René Dalize, Jean Le Roy et Louis Krémer, et assure leur postérité.
4L. Campa évoque ensuite la poésie du temps de la guerre, rappelant que « aux milieux littéraires, [celle-ci] pose des problèmes esthétiques cruciaux dont dépendent son statut et sa réception pendant et après la guerre » (p.18). Évoquant les pratiques contrastées de débutants qui naissent à la poésie pendant la guerre (Eluard ou Aragon), de poètes confirmés qui mettent leur plume au service de la guerre (Paul Fort) ou de littérateurs décidés à ne pas se laisser entraîner par « les agitations impuissantes excitées par les évènements dans un homme inutilisé », pour reprendre les mots de Paul Valéry (cités n. p. 22), L. Campa rappelle les termes du débat, qui s’articule autour des questions de la rhétorique et de la sincérité, du mensonge et de la vérité (p. 19). Elle retrace également l’évolution de ces dilemmes sur la période de la guerre, de la sanctification du poète combattant, surtout s’il est mort au front, à la progressive victoire du « littéraire » sur les « circonstances ».
5À la question de savoir pourquoi la poésie de guerre a sombré dans le silence, en tout cas de la critique universitaire, L. Campa avance plusieurs hypothèses. Il y a d’abord la question de la réception de la poésie de guerre elle‑même, et plus largement, de la poésie engagée, de la poésie de circonstance(s)6 ; et aussi une sorte de malentendu entretenu par une série de paralogismes : mettre la guerre en poésie voudrait dire la poétiser, donc l’embellir, et donc exalter la guerre (p. 31) — et L. Campa se rappeler à ce sujet qu’« aesthesis » veut dire « sensation ». Pour résumer, la poésie de guerre se voit en tout cas condamnée pour deux raisons paradoxales : elle serait asservie aux circonstances, et donc sans valeur, pour les « littéraires », et elle serait soupçonnée de « fiction » et donc de mensonge, pour les « historiens ». La poésie de guerre ne sera donc rédimée que par un « linguistic turn » épistémologique, celui de la « valorisation de l’œuvre littéraire » lancée, pour la Grande Guerre, par les historiens de l’école de Péronne (p. 35).
6Ces prémices une fois posées, L. Campa se lance donc dans ses « micro-lectures » d’Apollinaire, Cendrars ou Dalize. Loin de traquer l’originalité ou la rupture dans les écrits de ces « poètes de guerre », tous « volontaires », et qui se « connaissaient tous », elle entreprend d’ « observer comment l’expérience combattante et l’activité poétique interagissent » (p. 37)7.
7L. Campa commence logiquement par la figure d’Apollinaire, l’artilleur‑artiste. Elle revient sur le vers liminaire de « L’Adieu au cavalier » (« ah Dieu que la guerre est jolie »), tant haï par André Breton, et qui a sans doute beaucoup nui, plus encore que la production patriotique de Paul Fort, à la postérité de la poésie de la Grande Guerre (le même anathème ne s’étant pas reproduit pour la poésie de la « Résistance »). Après avoir redonné très précisément les conditions d’écriture du poème (il fait d’abord partie du Médaillon toujours fermé, « petit roman poétique guerrier » envoyé à Marie Laurencin, avant d’être intégré à la troisième partie de Calligrammes, « Lueurs des tirs »), L. Campa entreprend de retracer l’itinéraire de la réception du poème, de sa condamnation des années 20 à sa réhabilitation, dans les années 90, par Claude Debon (itinéraire qui reflète sans doute d’ailleurs plus largement la réception de la poésie, voire de la littérature de guerre), et qui fait en tout cas qu’Apollinaire, à son corps défendant sans doute, « est devenu le poète français de la Grande Guerre » au seuil du centenaire de la guerre (p. 44). L. Campa termine son chapitre par une brillante analyse du texte, en en démontrant le principe d’ironie et de mise en scène. Cette lecture de « L’Adieu au cavalier » lui permet de dire que la poésie de guerre, singulièrement celle d’Apollinaire, « dévoile » l’expérience combattante plus encore que ne pourrait le faire la prose naturaliste. Parce qu’elle se détache des contingences historiques et biographiques, la poésie est selon elle à même de pratiquer la « déliaison » et de dire la guerre.
8Blaise Cendrars est le deuxième appelé. L. Campa revient sur le silence poétique qui fut celui du poète, à partir du « comput » de 1917. Autour de cette date, une mutation générique s’observe en effet chez Cendrars : avant, parution des poèmes de Schrapnells (1914) et de La Guerre au Luxembourg ; après, les tentatives de Cendrars pour dire sa blessure en poésie sont toutes marquées par l’échec (Au cœur du monde). Le malaise poétique commence d’ailleurs selon Campa dès La Guerre du Luxembourg, « métalepse » de la guerre (p. 53). Dans ce recueil, Cendrars refuse le collectif, alors en vogue, et dénonce les mensonges de la « victoire » — à moins que ce ne soit ceux de la poésie. L. Campa peut donc écrire que : « le corps mutilé et la main gauche réclament une rupture poétique. L’expérience combattante a définitivement faire perdre au poète le goût de l’art et de l’esthétique » (p. 57). L’amputation de la main droite chez Cendrars va de pair avec la nécessité d’une rupture radicale, et une longue parturition qui le mène à la prose apaisée de Profond aujourd’hui, puis à l’acte de nommer la blessure, en germe dans J’ai tué (1938), enfin dit dans La Main coupée (1946).
9Viennent ensuite Réné Dalize et André Salmon, évoqués ensemble, car ce furent « deux amis liés par la souffrance et l’écriture » (p. 63). Combattants aux fortunes diverses (Dalize est mort en 1917 au Chemin des Dames ; Salmon a eu la « chance » d’être blessé dès 1915, et d’être réformé à titre définitif en 1917), les deux volontaires n’ont pas eu non plus la même fortune poétique : Dalize, ou Dupuy, écrivain velléitaire et neurasthénique, n’a pas produit d’œuvres marquantes ; Salmon, au contraire, fut un poète prolifique, revenant sur la guerre tout au long de sa carrière, de Chass’bi, paru en 1916 à ses Souvenirs sans fin, mémoires parus en 19618, et allant parfois, comme Apollinaire, jusqu’à remanier des œuvres écrites avant la guerre pour leur donner un sens nouveau. Si Chass’bi porte encore la marque de la culture de guerre, exaltant le collectif et l’humain, Caporal Valentine, paru en 1932, constitue par exemple un hapax intéressant, qui raconte l’histoire d’un déserteur forcé de se travestir en femme. L. Campa évoque également le long poème « l’Âge de l’humanité », qu’elle qualifie de « témoignage lyrique » (p. 94). C’est en revanche à la fidélité de ses amis que l’on doit la publication en volume de la poésie de guerre de Dalize, « Ballade du pauvre Macchabé mal enterré », parue auparavant sous le titre « Ballade à tibias rompus » sous un ronflant pseudonyme9. L. Campa évoque les caractéristiques de cette poésie de guerre atypique, qui emprunte à l’ironie et à l’humour noir10. L. Campa s’attarde enfin sur la « hantise » de Dalize, magnifié dans la dédicace de Calligrammes et dans les écrits de Salmon, qui déplace parfois le lieu de la mort de son ami.
10L. Campa se penche ensuite sur la « parole consolatrice » de Georges Duhamel, en analysant la réception de La Vie des Martyrs (1916-1929). Lorsque la guerre éclate, Duhamel s’engage comme médecin et semble renoncer à la littérature. Bien vite pourtant il éprouve le désir de témoigner de la souffrance des hommes en guerre. C’est d’abord sous le pseudonyme de Denis Thévenin, pour ne pas être accusé de faire « un acte de littérature », qu’il publie ses premiers récits de vie, dans Le Mercure de France. La Vie des Martyrs paraît en 1917, sous son nom cette fois. L. Campa montre qu’à sa sortie, l’œuvre connaît un grand succès, car elle correspond parfaitement à l’horizon d’attente du public, comme le montre d’ailleurs aussi l’attribution du Prix Goncourt, l’année suivante, à Duhamel : en 1917, c’est en effet de littérature compassionnelle que les Français ont besoin, et La Vie des martyrs, écrite par un médecin, comble parfaitement cette attente, même si le message qu’il délivre est parfois ambigu. Rejeté par Norton Cru car il constitue un « témoignage indirect », La Vie des Martyrs aura toutefois une influence décisive sur Genevoix. La guerre permet donc à Duhamel, paradoxalement, de poursuivre ses recherches formelles, et d’inventer, selon Campa, le « témoignage littéraire ». Selon L. Campa toujours, enfin, La Vie des Martyrs se caractérise par une obsession de la parole et de la musique.
11La personne de Jean Le Roypermet à L. Campa de revenir ensuite sur des pratiques commémoratives à la frontière de l’histoire et de la littérature, car elles concernent les écrivains « tombés au champ d’honneur ». L’hommage peut s’insérer dans des célébrations collectives (comme l’Anthologie de écrivains morts à la guerre) ou se faire plus individuel, avec la publication des œuvres posthumes. L. Campa montre bien que ces gestes éditoriaux sont fortement codés, et qu’autour d’eux se rassemblent des écrivains de tous bords, formant ainsi une sorte d’« union sacrée » littéraire, où ne doit subsister que la fraternité. Elle avance l’idée que la publication des œuvres des morts à la guerre est une façon de leur rendre la parole, quand bien même cette parole serait toujours fatalement médiatisée : elle est plus l’œuvre de ses éditeurs que de son auteur absent. Tel est le cas des poèmes de Gabriel-Tristan Franconi, ou des Chants perdus de Lucien Rolmer, et donc aussi du Cavalier de frise de Jean Le Roy, paru en 1928, avec une préface de Cocteau, et le sous‑titre « poëmes inédits de Jean Le Roy, trouvés dans sa cantine ». Il est vrai que ce recueil est bien la seule « stèle » dont nous disposons pour Le Roy, ou plutôt son seul cénotaphe : le corps de Le Roy, disparu sans doute à Ypres, n’a jamais été retrouvé, et son nom ne figure sur aucun monument.
12C’est à un autre poète disparu, Louis Krémer, que L. Campa consacre son dernier chapitre. L’auteur touche d’ailleurs là une limite : meilleur ami du poète Henry Charpentier, c’est un « poète et combattant sans activité littéraire publique » (p. 141), dont L. Campa a édité le « dossier de guerre » en 2008, sous le titre D’Encre, de fer, de feu11. Elle choisit de voir en Krémer un « témoin ambigu » qui apporterait, par sa singularité, des informations précieuses à son sujet (p. 143). Elle revient d’abord en détail sur les années de formation de Krémer, apprenti-poète fasciné par Leconte de Lisle, puis dresse ensuite un portrait du poète en soldat résigné, ou révolté, désespéré, surtout, par la destruction de la Beauté. Dans les lettres de Krémer à Charpentier (qui prennent parfois la forme de poèmes en prose) perce une haine de la population civile, des embusqués, et des remarques fascinantes sur les lectures des soldats pendant la guerre. Cotoyant Barbusse au front, Krémer n’en apprécie pas Le Feu. En route pour Verdun, il pense à Paul Adam. Sous sa plume ne naissent plus que des vers parodiques, comme si l’expérience n’était pas « dicible » : Krémer rejette les « figurants aux casques de carton doré, aux armures de zinc peint », comme il le dit lui‑même (cité p. 179). Poète ancien embarqué dans une guerre « moderne » ? L. Campa voit en tout cas en Krémer en lui « un poète sans nom, un anonyme, qui disparut avec les derniers vestiges du xixe siècle » (p.180).
13Si l’on regrette l’absence de conclusion, qui aurait pu revenir sur les questions soulevées en introduction, et si on se demande si une approche comparatiste ne serait pas pertinente12, on apprécie toutefois la courageuse démarche de Laurence Campa, une des premières chercheures à s’attaquer à la poésie de la Grande Guerre, selon le principe des études culturelles, jusque là surtout pratiquées par des historiens. On apprécie aussi, dans un sujet qui peut se prêter aux analyses faciles et au manichéisme, son sens de la finesse. Choisissant de considérer la « Grande Guerre » comme une période littéraire à la chronologie subtile qui a sa propre dynamique, elle refuse d’y voir une facile « rupture » des formes. Le Roy, Apollinaire, Dalize, sont autant d’exemples divers et contrastés de la nécessaire adaptation que la guerre a fait subir à la vie des hommes, voire à leur perception de la littérature.