AutofictionS
1Il nous faut commencer par un constat : le genre de l’autofiction, à partir du moment où il est ainsi nommé (1977), pose problème. « Genre litigieux », « genre pas sérieux », « mauvais genre » selon les expressions respectives de Michel Contat, Marie Darrieussecq et Jacques Lecarme, on souligne son indécidabilité, sa position « bâtarde » entre le roman et l’autobiographie, genres auxquels l’autofiction emprunte les pactes contradictoires de lecture (fictionnel / factuel et référentiel). D’un côté, on accuse la critique littéraire d’abuser parfois maladroitement du néologisme doubrovskien, de l’autre, on constate un quasi vide théorique — ou, ce qui revient au même, la présence de multiples définitions, noyées dans des ouvrages consacrés aux littératures de l’intime et du moi et recouvrant souvent des sens différents. Comme le note Vincent Colonna « tout le monde utilise le vocable à sa façon, certain que son emploi est le bon ; quelques-uns tentent même d’imposer leur définition, sans s’interroger sur l’existence de définitions concurrentes — au point que les interprétations contradictoires du mot autofiction pourraient remplir une anthologie » (p.15).
2En 1975, il subsistait une case aveugle dans le tableau de Philippe Lejeune qui déclarait dans Le Pacte autobiographique : « Le héros d’un roman déclaré tel, peut-il avoir le même nom que l’auteur ? Rien n’empêcherait la chose d’exister […] Mais dans la pratique aucun exemple ne se présente à l’esprit d’une telle recherche… » (Le Pacte autobiographique, Seuil, 1975, p.31). Serge Doubrovsky la remplissait avec son texte intitulé Fils (Galilée, 1977) dont il définissait le genre en ces termes : « Fictions d’évènements et de faits strictement réels; si l’on veut autofiction d’avoir confié le langage d’une aventure à l’aventure du langage, hors sagesse et hors syntaxe du roman, traditionnel ou nouveau ». Mais ce faisant, Doubrovsky n’inventait pas un genre nouveau, il révélait simplement, de manière pratique, par l’écriture d’un tel texte, la possibilité de faire d’un personnage portant le nom de l’auteur le héros d’un roman. Il constatait d’ailleurs que certains écrivains, comme Céline ou Genet, avaient avant lui envisagé une telle posture narrative.
3Doubrovsky définissait donc sa propre pratique, liée de près à l’écriture autobiographique (réponse au Pacte autobiographique) et à la psychanalyse (200 pages de Fils sont consacrées au récit d’une séance d’analyse). L’autofiction, aussitôt nommée, était, selon la terminologie de Colonna, une « autofiction biographique ». Et c’est cette acceptation qui est aujourd’hui la plus communément partagée et que Marie Darrieussecq a défini de manière stricte mais précise et claire : « Récit à la première personne se donnant pour fictif mais où l’auteur apparaît homodiégétiquement sous son nom propre et où la vraisemblance est un enjeu maintenu par de multiples ‘‘effets de vie’’.» (« L’autofiction, un genre pas sérieux », Poétique n° 107, p.369-370). En outre, il est intéressant de noter ici que cette définition s’inscrit dans la logique du travail que mena Marie Darrieussecq pour sa thèse de doctorat qui portait justement, entre autres auteurs, sur Serge Doubrovsky (Moments critiques dans l'autobiographie contemporaine : l'ironie tragique et l'autofiction chez Serge Doubrovsky, Hervé Guibert, Michel Leiris et Georges Perec, Université Paris-VII, 1997). En 1982, Vincent Colonna commençait à se pencher de son côté sur l’autofiction. Mais pour lui, le terme ne s’entend pas de la même façon et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle il évoque la notion « d’affabulation de soi » qui trouve son origine, non pas chez les contemporains, mais chez Lucien de Samosate (IIe siècle de notre ère). Ainsi, à côté de « l’autofiction biographique », il en vient à distinguer d’autres postures : « l’autofiction fantastique » dans laquelle « l’écrivain est au centre du texte comme dans une autobiographie (c’est le héros) mais il transfigure son existence et son identité, dans une histoire irréelle, indifférente à la vraisemblance » (p.75), « l’autofiction spéculaire » « reposant sur un reflet de l’auteur ou du livre dans le livre » (p.119) et « l’autofiction intrusive » où « l’avatar de l’écrivain est un récitant, un raconteur ou un commentateur » (p.135). La démonstration s’opère pour chacune des postures à l’aide de nombreux exemples qui permettent de balayer notre littérature, de Homère à Guibert.
4Mais dans chacune des postures évoquées, il est bien plus question de pratiques littéraires de l’invention et de la fabulation de soi que de l’autofiction comme genre dérivé d’une pratique autobiographique devenue impossible au XXe siècle.
5On le comprend à la lecture de l’étude de Colonna, l’autofiction dont il parle et celle dont on parle aujourd’hui n’est pas la même. Il le dit lui-même de manière explicite devançant les critiques que l’on pourrait lui faire. Bien sûr, cette pratique n’est pas nouvelle et la démonstration proposée ne peut en aucun cas être remise en cause. Bien sûr, cette posture n’est pas unique, n’est pas « une » et sur ce point là, Colonna est tout aussi inattaquable puisqu’il envisage, par son impressionnante érudition, une multitude de textes qui corroborent ses propos.
6Mais il semble que le terme tente à son origine de définir une pratique propre au XXe siècle. Effectivement, le résultat est celui d’une réduction du «potentiel sémantique du mot » (p.199). Car il est vrai que l’usage qui s’est imposé, à tort ou à raison, envisage l’autofiction comme « une variante postmoderne de l’autobiographie » et ce point de vue est partagé par Doubrovsky et des universitaires tels que Mounir Laouyen (voir sur Fabula sa contribution au colloque Frontières de la fiction, http://www.fabula.org/forum/colloque99/208.php).
7Effectivement, on ne peut plus s’écrire après Freud et Lacan, comme l’on s’écrivait au XVIIIe siècle. Alors que Rousseau a pour ambition de dire la vérité sur ce que fut sa vie, on ne parle plus aujourd’hui que de vérités et donc d’impossibilité à en atteindre aucune… Le moi est multiple, fragmenté, insaisissable… Réduire à cela le terme autofiction est dommageable dans la mesure où les pratiques de la fabulation de soi vont bien au delà de ces postures là. Mais faire de l’autofiction un macro genre qui comprendrait toutes les fabulations de soi, c’est faire disparaître, à coup sûr, sa singularité dans le champ autobiographique et rendre encore plus confus et polémique ce qui, avouons-le, n’est déjà pas consensuel.
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