Acta fabula
ISSN 2115-8037

2011
Novembre-Décembre 2011 (volume 12, numéro 9)
Roxana Vicovanu

« Nul n’échappe décidément au journalisme… ». Le rôle de la presse dans l’invention littéraire, de Mallarmé à Rolin

La littérature et la presse : entre histoire culturelle, « poétique du support » et poétique de l’invention

1La relation de l’écrivain à la presse est un objet relativement récent mais privilégié des études littéraires, surtout en ce qui concerne le xixe siècle et la contribution de la presse, par le roman-feuilleton ou par le roman policier, à la naissance du roman moderne. On rappellera ici le travail novateur que Marie-Ève Thérenty déploie depuis une dizaine d’années à travers maints ouvrages et articles, son premier livre — Mosaïques. Être écrivain entre presse et roman (1829-1836) (Champion, 2003) — ayant été salué dès sa parution comme un « véritable manifeste pour une nouvelle pratique de l’histoire littéraire1 ». Ces travaux, qui explorent les effets culturels et les mutations poétiques engendrés par la rencontre entre le travail journalistique et la production littéraire, ont non seulement renouvelé la connaissance que nous avons des rapports entre ces deux univers longtemps considérés, à tort, comme opposés, voire incompatibles : ils ont aussi, grâce à un parti pris pluridisciplinaire et à des travaux le plus souvent collectifs, ouvert la voie à de nouveaux champs de recherche. Après avoir contribué, avec Alain Vaillant, à la définition d’une histoire et d’une poétique littéraires de la presse2, attentives autant aux interactions entre presse et lettres qu’à la spécificité de l’écriture périodique, M.-È. Thérenty plaide « pour une poétique historique du support3 », complémentaire à la poétique des représentations. La poétique du support médiatique imprime ainsi une nouvelle orientation dans un domaine principalement marqué jusqu’ici par l’impressionnant essor des recherches sur les revues durant les deux dernières décennies, de même que, au croisement de l’histoire de l’édition et des études poétiques, par les nombreux écrits consacrés à l’espace structurant de la page et à ses possibilités typographiques, expressives et rythmiques4.

2Le livre en deux volets de Patrick Suter, Le Journal et les Lettres, occupe une place médiane entre deux autres illustrations récentes de ce courant de recherche orienté par le rapport de la littérature à la presse : le dossier « Penser la littérature par la presse » réalisé par Guillaume Pinson et Maxime Prévost dans un numéro de 2009 de la revue canadienne Études littéraires5 et le dossier « Postures journalistiques et littéraires » paru dans le numéro de mai 2011 de la revue belge Interférences littéraires, sous la direction de Laurence van Nuijs6. Position médiane, car P. Suter ne fait pas une histoire littéraire de la presse mais une histoire des formes littéraires nées de la confrontation des écrivains avec les publications quotidiennes, à partir de la fin du xixe siècle. Son intérêt va dès lors plus vers les effets d’ordre poétique et esthétique que produit la réflexion des écrivains sur le journal et moins vers l’histoire sociale de l’écrivain, marquée par la concurrence entre différents milieux éditoriaux. L’histoire culturelle est, certes, présente ici par l’attention dévolue aux supports et formats médiatiques qui vont inspirer, chez Mallarmé, Tzara, Butor et d’autres, différents dispositifs, enjeux et formes littéraires ; cependant, les questionnements que cette histoire culturelle suscitent restent pour la plupart littéraires. Car, jusqu’à présent, comme le note toujours M.‑È. Thérenty, « cette prise en compte de l’histoire culturelle s’est révélée d’autant plus efficace que le littéraire n’abandonnait ni ses questionnements premiers sur l’écriture littéraire, ni surtout son outil d’expertise, la poétique7 ».

3C’est donc autant dans la révolution de l’écrit par l’explosion de la presse de masse durant tout le xixe siècle, des revues dans les années 1910‑1920, et du numérique à la fin du dernier siècle, que dans l’invention par les romantiques allemands du concept moderne de littérature et du journal comme modèle idéal du Livre collectif et infini, transgressant les distinctions génériques8, que P. Suter cherche les motivations profondes des inventions littéraires étudiées dans son livre (I, [17]‑22). Ce que le journal fait à la littérature, comment la littérature s’invente et se ré-invente lorsqu’elle se confronte aux possibilités du médium changeant de la presse : telles sont les questions que pose le diptyque ambitieux du Journal et les Lettres.

Du modèle au « contre-modèle » : le journal comme laboratoire littéraire et matériau textuel

4On ne trouvera dans Le Journal et les Lettres ni une interrogation sur le devenir des textes littéraires nés dans le cadre de la presse écrite, ni une nouvelle pièce au dossier de la littérature journalistique. Ce n’est pas dans la pratique du journalisme littéraire que l’Œuvre convoité par le groupe de Iéna voit finalement le jour, suggère P. Suter. L’auteur partage pourtant avec les défenseurs d’une « littérature médiatique9 » une prémisse fondamentale — que la littérature est travaillée, dans son idée et dans son corps mêmes, par la presse10 —, un cadre — « le champ de la poétique historique » (I, 33) — et un but — comprendre comment le médium journalistique et ses propriétés ont modifié la littérature et l’exercice de l’écriture littéraire. En d’autres mots, il s’agit de définir la place et le rôle du journal dans l’invention littéraire. Ceci n’exclut pas l’analyse des représentations de la presse véhiculées par la littérature, de Mallarmé jusqu’à Rolin. P. Suter s’emploie à saisir et à analyser les différentes modalités par lesquelles les œuvres déclinent la présence du journal, tant aux niveaux formel et générique — critère qui a primé dans le choix du corpus — qu’au niveau thématique. Approche d’autant plus nécessaire que, souligne-t-il, « [l]e journal n’aura […] de rôle dans l’invention littéraire que détourné, déformé, transformé et métamorphosé, l’œuvre littéraire ne cessant, pour s’élaborer, de lutter contre lui, et de s’en distancer de multiples façons » (I, 33).

5P. Suter identifie « trois âges fondamentaux » (I, 33) dans le dialogue mouvementé qu’engagent la littérature et le journal à partir de la fin du xixe siècle. Le premier est constitué par le « laboratoire littéraire de Mallarmé », qui réalise le passage de son siècle vers le deuxième moment, marqué par les pratiques du collage et du montage mises en œuvre par les avant‑gardes de la première moitié du xxe siècle, lesquelles, à leur tour, ouvrent la voie à un troisième moment, débutant dans les années soixante, où les écrivains délaissent le rêve d’une fusion du journal et de la littérature pour élaborer une poétique de l’assemblage de textes.

6Le premier volet de cette histoire est consacré à Mallarmé et à son héritage dans les avant‑gardes historiques des années dix et vingt, tel qu’il est présent chez les auteurs les plus représentatifs des trois mouvements étudiés : F. T. Marinetti pour le futurisme, Tristan Tzara pour Dada et les revues dirigées par André Breton pour le surréalisme. Le second s’attache aux mutations dans le rapport presse–littérature qu’opèrent trois écrivains de la deuxième moitié du xxe siècle : Michel Butor, Claude Simon, Olivier Rolin.

7On saisira tout de suite l’originalité de cette entreprise par rapport aux études déjà existantes, qui, à quelques exceptions notables près11, se sont focalisées presque exclusivement sur le xixe siècle. Selon M.‑È. Thérenty et A. Vaillant, avec Mallarmé prendrait fin la féconde collaboration de la presse et de la littérature dont témoigne presque tout son siècle, alors que cette collaboration ne cesse pas mais change de forme, de ressort et de lieu, s’élaborant ailleurs que dans les journaux, comme s’attache à le montrer P. Suter. Loin d’épuiser sa vocation de laboratoire pour l’écriture chez Mallarmé, la presse continue d’être un facteur essentiel pour son œuvre. « Nul n’échappe décidément au journalisme », avoue d’ailleurs le poète dans la préface aux Divagations (1897). En raison de sa situation paradoxale justement — critique farouche des journaux, le poète n’en recourt pas moins au journalisme —, Mallarmé occupe ici une place emblématique. P. Suter propose d’y voir « un tournant dans les relations entre presse et poésie — et plus généralement entre presse et littérature —, permettant à l’invention littéraire de se servir du journal de façon inédite, et de se renouveler de façon spectaculaire » (I, 25). Plus exactement,

[…] en réalisant avec La Dernière Mode un journal mondain caractérisé par l’ironie (comme l’a montré Jean-Pierre Lecercle dans Mallarmé et la mode) ; en problématisant dans ses textes critiques l’opposition de la littérature et de la presse ; et en se servant pour Un Coup de dés de gros caractères pouvant rappeler ceux des journaux ou des affiches (surtout dans la version Cosmopolis), Mallarmé inaugure un espace d’invention littéraire qui permet à la littérature de « reprendre » son « bien » aux journaux. Il s’agira alors non tant de s’opposer aux journaux que de transposer à l’Œuvre leurs virtualités, exactement comme “Crise de vers” propose aux poètes de « reprendre » à la musique leur « bien » en achevant « la transposition, au Livre, de la symphonie ». (I, 26)

8Ce qui est nouveau ici, souligne P. Suter, est « précisément cette insistance du rappel de la presse dans l’œuvre littéraire, fût-elle ambiguë » :

Si l’œuvre littéraire n’a de cesse de se démontrer « littéraire », par opposition au « reportage », elle montre qu’elle s’en détourne, rappelant sans cesse l’objet dont il s’agit de se distancer et de dépasser les apories. (I, 27)

9Un rappel de la presse dans l’œuvre qui fonctionne essentiellement sur deux modes, créateurs d’un espace d’invention littéraire « double », auquel répond par ailleurs la configuration de l’ouvrage en deux volumes. L’un de ces modes consiste en une pratique des revues par des écrivains qui s’en servent pour opposer le pouvoir structurant et relationnel du Livre à celui, limité à informer par la juxtaposition arbitraire d’articles disparates, de la presse quotidienne ; l’autre concerne l’invention de formes nouvelles par le prélèvement d’éléments spécifiques ou apparentés au journal et leur réemploi dans l’écriture littéraire (I, 26,108). Dans le premier cas, il s’agira des revues d’avant-garde qui, de la Lacerba futuriste au Surréalisme au service de la Révolution, tenteront, soit au moyen de la typographie, soit par les procédés du montage et du collage, de dépasser à la fois les insuffisances de la presse périodique et le cloisonnement des genres littéraires. Dans le second cas, des écrivains comme Butor, Simon ou Rolin utiliseront des coupures de presse — titres, petites annonces, faits divers et autres informations — pour faire des livres agencés comme des montages de textes divers.

10Si les deux premiers moments de cette histoire se déroulent sous le signe d’une expérimentation des « possibilités de la Littérature (au sens d’Iéna) » (I, 33) à partir du journal, le troisième dessine les contours d’une invention littéraire qui « s’effectue dorénavant de manière autonome par rapport au journal — même si l’œuvre se fait à certains égards, par ses propres procédures, concurrente de la presse » (II, [15]). Contrairement aux avant‑gardistes qui façonnent des objets littéraires « hybrides, alliant les moyens et du livre et du journal » et brouillent les distinctions génériques « [en partant] de dispositifs ou de propriétés de la presse pour produire des œuvres littéraires d’un nouveau type » (I, 108 ; II, [15]), après la deuxième guerre mondiale, les écrivains puisent dans les journaux les éléments d’une littérature qui accuse sa différence avec la presse au lieu de tenter de la dépasser. Le journal est désormais présent dans les dispositifs littéraires au travers d’éléments thématiques ou graphiques et suscite, non plus des expérimentations formelles, mais des questions sur la capacité de la littérature à saisir l’actualité et l’histoire (II, [16]).

11Soulignons aussi, avant de passer à une présentation plus détaillée de chaque volume, la clarté des propositions, la cohérence des argumentations et la finesse des analyses qui contribuent à la qualité générale de l’ouvrage.

« De la presse à l’œuvre » : Mallarmé et les avant-gardes

12Le premier volet du Journal et les Lettres vise à montrer en quoi Mallarmé constitue un moment fondateur de la poétique retracée par P. Suter. La première partie du volume est donc consacrée aux usages de la presse mis en œuvre par le poète dans La Dernière Mode, Divagations et Un Coup de dés (I, 35-105). La suite du volume analyse comment les avant‑gardes des années dix et vingt explorent les virtualités du journal en inventant un autre journal, fondé sur la critique de la presse écrite. Du « livre-journal » rêvé par Mallarmé, on passe à « l’archi-journal » de Marinetti, au « journal abstrait » de Tzara, et à « l’“anti-journal” et l’“autre journal” surréalistes », soit trois moments centraux de l’entreprise de « destruction et régénération de la “littérature” » (I, 113-202) menée par les avant-gardes.

13Toute la première partie de ce volume étaye de manière convaincante une proposition : les prises de distance de Mallarmé par rapport au « reportage » et au journalisme cachent un rapport à la presse en réalité beaucoup plus complexe, fondé sur une « continuité » entre les deux « pôles » (I, 47). La pratique de la littérature passerait alors par un travail dans et avec le « reportage », aux frontières entre les deux (I, 43). P. Suter nous fait découvrir un Mallarmé qui n’est pas uniquement en quête de pureté littéraire et qui alterne deux postures énonciatrices : à côté de ses poèmes et articles critiques, il y a aussi l’écriture badine qu’il déploie dans les journaux au gré des circonstances et sous couvert de pseudonymes, mais sans que celle-ci entre en désaccord avec l’activité poétique (I, 45-50). Pratiquant ce que Jean‑Pierre Bertrand appelle, au sujet de Baudelaire, « une appropriation subversive du journal12 », destinée à contester la presse qui lui sert de support et à la détourner de ses usages, le poème en prose « Un spectacle ininterrompu » (1875), occasion pour Mallarmé d’imaginer un journal qui « remarque les événements sous le jour propre au rêve », est pour P. Suter une première illustration de cette recherche de « productions intermédiaires » entre le quotidien et le livre qui a progressivement conduit le poète à repenser la littérature (I, 51-54).

14C’est tout naturellement vers le journal La Dernière Mode (1874-1875), dont Mallarmé fut le rédacteur, que se dirige ensuite l’attention de l’auteur (I, 55-80). Même si la poésie en est absente, deux traits rapprochent plus particulièrement ce journal des préoccupations littéraires du poète : l’ironie et les dispositions typographiques. L’examen minutieux du fonctionnement de ces deux éléments (déjà relevés par Jean‑Pierre Lecercle13, mais pour conclure au caractère non poétique de La Dernière Mode), permet de montrer la coexistence « explosive » (I, 71) des pages mondaines, des chroniques littéraires et des encarts publicitaires au sein de cette publication énigmatique. Par son brouillage des catégories et le doute qu’elle instille en permanence même dans l’esprit du lecteur le plus averti — est‑il en train de lire un journal de mode ou un fragment du Livre ? —, La Dernière Mode relèverait du geste duchampien, de la « blague supérieure » de Flaubert ou de l’« antimanifeste », à savoir le contraire du « journalisme évident » et du « manifeste explicite » que Mallarmé reprochera plus tard à Moréas (I, 78-79). Pour P. Suter, il s’agit bien d’« un journal qui s’abolit par ses dissonances réciproques » (I, 78), travaillé de l’intérieur par les principes poétiques mêmes du Livre (l’ironie, le montage spatial favorisant les échos entre les fragments), principes qui déplacent subrepticement les limites de la presse comme de la littérature.

15L’analyse des Divagations et des critiques qu’elles contiennent à l’égard de la presse permet à P. Suter de mieux circonscrire cette transformation réciproque du journal et de la littérature réfléchie par Mallarmé. Nous découvrons ainsi que le poète s’attaque moins au journal et à ses possibilités graphiques — la composition typographique touchant, par la combinatoire de la langue qu’elle suscite, au travail poétique — qu’à ce que le journal est devenu dans la presse de la fin du xixe siècle, un amas de « cris inarticulés », sans distance réflexive par rapport à une actualité dépourvue de réelle consistance, et dominé par des intérêts commerciaux et publicitaires. Aussi longtemps que sa destination première s’efface dans la lecture, que le journal est arraché au circuit du commerce, et que sont méditées les qualités techniques et typographiques de la presse, le journal peut cependant permettre une réinvention du Livre et « [offrir] donc un véritable espace à la littérature » (I, 81-89).

16La presse ne constitue alors pas seulement un « répertoire de formes et de techniques » réalisées grâce aux procédés de l’imprimerie ; par la mobilité de ses feuilles qui renvoie au jeu des épreuves — et qui, dans le cas des Divagations, sert même de jeu d’épreuves —, elle devient aussi un modèle du livre aux textes permutables, pouvant être infiniment corrigés, réordonnés et rythmés par des blancs (I, 90-93). Un « journalisme à l’envers » ou élevé « à un exercice spirituel » (I, 96-97) qui aboutira, avec Un Coup de dés, à la synthèse du journal et du livre, au « Livre-Journal » (I, 103) par lequel la littérature intègre son contraire pour mieux le dépasser et exhiber ses propriétés propres.

17Ces nouveaux moyens introduits dans l’œuvre littéraire vont être redécouverts par les avant‑gardes, en commençant par Marinetti, dont le Manifeste technique de la littérature futuriste précède de deux ans la publication en volume du Coup de dés aux éditions de la NRf. Le chapitre sur la poétique futuriste de l’« archi-journal » (I, 113-137) est sans doute l’un des plus passionnants de ce volume. De Marinetti, on sait déjà qu’il a élaboré sa pensée contre Mallarmé et contre son idéal de livre imperméable au dynamisme du monde technique et industriel. Loin d’incriminer le « reportage », il en poussera jusqu’au bout les possibilités, au croisement de plusieurs médias. Selon P. Suter, c’est justement le « “comportement” futuriste » du journal (I, 120) — il propose une synthèse de la journée, des réseaux de circulation et des moyens de transport, et renaît avec chaque nouvelle livraison qui annule la précédente — qui rend la presse particulièrement apte à servir de plateforme publicitaire et expansionniste au mouvement. Le journal inspire également des œuvres qui signent la fin du livre traditionnel, selon des modalités analysées ici avec précision.

18Les affinités profondes entre presse et mouvement futuriste conduisent ainsi P. Suter à montrer que les « mots en liberté », tout comme le roman Zang Tumb Tuum de Marinetti, sont redevables au journal autant, voire plus, qu’à la télégraphie. L’analyse de Zang révèle ainsi que le journal y est utilisé « à l’état à la fois accéléré (par la condensation simultanée de ses étapes successives), électrifié (par le télégraphe) et dynamisé (par son aspect publicitaire) » (I, 134), inspirant à celui qui tourne les feuillets un « effet “première fois” » et un « effet-rotative » (I, 131), semblables à l’impact visé par les manifestes futuristes. P. Suter conclut cependant que Zang n’obéit ni au modèle du livre ni au modèle de la presse, mais vise une « transformation de la littérature en archi-journal », la dotant d’un espace élargi à de nouveaux supports, d’une nouvelle puissance et d’une nouvelle temporalité (I, 137).

19Dans le chapitre consacré à Tzara, P. Suter commence par rappeler que « le développement (jusqu’à un certain point) du Mouvement Dada en entreprise de presse, le rôle dévolu à la publicité et au slogan » (I, 139) se font sur le modèle futuriste, mais pour aussitôt le dépasser. Tout d’abord, le rappel de l’usage des revues dada, le plus souvent de fabrication artisanale, révèle que, si les périodiques donnent une identité à un groupe refusant l’institutionnalisation, comme l’avaient déjà montré Michel Sanouillet et Dominique Baudouin14, elles n’engagent pas, comme dans le futurisme, une industrie de diffusion. Le recours aux journaux et à la réclame, au travers d’annonces trompeuses et de fausses nouvelles, vise ici à subvertir et à attaquer de l’intérieur le réseau publicitaire pour mieux s’en affranchir (I, 140-151).

20Utilisé surtout durant la deuxième étape de Dada, de 1919 à 1922 (de l’Anthologie Dada jusqu’à l’unique numéro du Cœur à barbe, en passant par la matinée de Littérature du 23 janvier 1920 et le mode d’emploi « Pour faire un poème dadaïste » de décembre 1920), le journal est convoqué à chaque fois par Tzara dans le but d’être détruit, réduit en morceaux ou en éléments bruts (papiers, bouts de phrases, sons, éléments typographiques) — bref « abstrait » —, comme si, pour qu’elles puissent s’accomplir, la fin mais aussi la rédemption du journal demandaient « son exhibition et son sacrifice public » (I, 157). Se trouvent ainsi éclairés à la fois le sens de Dada comme « enseigne de l’abstraction » (Tzara), l’unité de la position assumée par Tzara au sein du mouvement et un nouvel usage du journal, sacrificiel, qui ne vise pas la destruction de l’art mais plutôt son « sauvetage » ou une « nouvelle genèse » à partir de l’élémentaire, c’est‑à‑dire à partir du journal réduit en morceaux non contextualisables (I, 167).

21Le chapitre sur les revues surréalistes d’avant-guerre s’intègre parfaitement dans la logique de cette exploration des tensions presse-littérature entretenues par les avant‑gardes et complète le parcours proposé par ce premier volume. Le rapport du surréalisme à la presse étant défini essentiellement sur le mode de la concurrence et de l’imitation sournoise et subversive, P. Suter met en évidence les divers procédés par lesquels Le Surréalisme au service de la Révolution contribue à « la constitution conjointe d’un “anti-journal” et d’un “autre journal” surréalistes » (I, 187) et réalise la formule la plus équilibrée de la synthèse entre le journal et les lettres poursuivie par les avant-gardes. Parmi ces procédés, une vision « décalée » de l’actualité et un recours à la citation « en deux temps » (citation suivie de la démolition de l’opinion citée) permettent de rabaisser les journaux et les idéologies qu’ils véhiculent (I, 187‑191). Plus intéressant encore, l’usage de la maquette à deux colonnes de dimensions symétriques fait surgir des liens et échos entre des éléments hétérogènes, transformant la voix collective de la revue en « une figure du Livre » mallarméen (I, 199).

« La presse dans l’œuvre » : Butor, Simon, Rolin

22Pourquoi ce rapport de la littérature à la presse change-t-il après l’entreprise surréaliste, renaissant, sous une forme différente, dans les années soixante seulement ? La réponse à cette question est à chercher, selon P. Suter, dans le succès, au lendemain de la deuxième guerre mondiale, de l’existentialisme, pour lequel le projet de destruction de la littérature et d’abolition de la distinction entre les genres n’est plus d’actualité. L’influence des pratiques du collage et de l’assemblage est cependant durable et c’est elle qui fait naître, chez Butor, une poétique d’assemblage textuel qui remet les œuvres en question en intégrant en leur sein divers matériaux empruntés à des supports non littéraires. Le journal et la presse ne servent plus à ce moment de laboratoire littéraire. À la recherche de « sa propre inventivité », la littérature continue néanmoins de se confronter à la presse, d’en dénoncer les contradictions, d’en explorer les modalités d’assemblage des informations, comme pour l’améliorer, l’exploiter et la transformer, la rendre plus performante. Les assemblages de textes réalisent alors, explique P. Suter, le passage à un âge « où la littérature s’élabore comme parachèvement de la Presse », au moyen d’une « pluritextualité » qui affirme une différence radicale par rapport à celle pratiquée par les journaux (II, 18) :

[…] tout se passe comme si, du point de vue de la littérature, la Presse ne pouvait se réaliser pleinement que lorsque ses procédés sont exploités de façon littéraire – c’est-à-dire selon la logique du Livre romantique, système de relations “entre tout”, comme le dira Mallarmé dans “Le livre, instrument spirituel” –, et non comme elle a lieu dans les quotidiens. (id.)

23Butor et Simon sont traités dans une même partie, en raison de la place importante des journaux dans leurs œuvres, de Mobile (1962) jusqu’au Jardin des plantes (1997), tant au niveau poétique qu’au niveau thématique, où la presse fait figure d’« anti‑modèle » (II, 24‑80). Si l’attitude envers la presse n’est pas exactement la même chez les deux écrivains, oscillant entre ambivalence (Butor) et rejet de la rhétorique journalistique n’empêchant pas une fascination pour le journal en décomposition, à l’état fragmentaire (Simon), elle motive cependant un même projet : arriver à « une écriture autre que celle des journaux » (II, 33).

24C’est d’abord au niveau thématique que se concentrent les analyses de P. Suter, cherchant dans Les Géorgiques et dans Le Jardin des Plantes de Simon la façon dont l’opposition tranchée entre la littérature et le journalisme (avec ses discours formatés et ses pratiques du reportage, de l’interview, du recueil de témoignages) problématise la saisie des événements et leur appréhension par le sujet et ouvre la possibilité, toute mallarméenne, d’« une autre écriture de l’histoire » (II, 35‑46). À son tour, l’« ethnologue du quotidien » que voudrait être Butor (Pour tourner la page, 1997) se positionne en concurrent de la presse, mais pour saisir une actualité qui échappe à la une des journaux et qui se traduit, au niveau textuel, par une esthétique du discontinu et de l’éclatement. Empruntant autant aux thèses de Benedict Anderson sur le rôle de la presse dans la fabrique de l’idée de nation, qu’à la réflexion de Lucien Dällenbach sur « la pensée-mosaïque »15, P. Suter propose de voir dans l’architecture textuelle de Mobile « une “carte” » géographique et sociale des États‑Unis où la juxtaposition des éléments hétérogènes remet en cause l’organisation même des journaux et l’idéologie afférente du melting pot, le renversement de l’« universel reportage » devant mener, selon les mots de Butor lui-même, à un « universel métissage » (II, 46‑52).

25Cette « écriture autre que celle des journaux » est ensuite analysée à travers la « pluritextualité » mise en œuvre par Butor (dans Boomerang) et Simon (dans Les Géorgiques et Le Jardin des Plantes) et par les nouveaux modes de lecture qu’elle suscite, loin de l’organisation hiérarchique des rubriques, de la juxtaposition des articles et de l’isolement des sujets proposés dans la presse. Le jeu typographique et l’absence d’une orientation de lecture préétablie rend ainsi, chez Butor, le texte mouvant et contraint le lecteur à avancer comme « dans un labyrinthe » (II, 63), à multiplier les trajets et, par là même, à faire et refaire le livre tout en reliant à chaque fois différemment les parties du monde auxquelles renvoient les textes qu’il parcourt. Échappant au principe de subordination régissant les sujets dans les journaux tout comme à la hiérarchisation des Belles Lettres, le livre se présente chez Simon comme un « assemblage de textes divers agissant en réseau » (II, 76). Au plan formel comme au plan référentiel, la « pluritextualité » — et les notions connexes de poétique du métissage, lecture comme composition et assemblage textuel en réseau — représente surtout, pour P. Suter, le moyen de briser la monotonie de « l’insupportable colonne qu’on [se] contente de distribuer, en dimensions de page, cent et cent fois » (Mallarmé, Quant au livre) (II, 75-78).

26Étudiée à part, L’Invention du monde d’Olivier Rolin (1993) montre à quel point la littérature se trouve rythmée par le flux médiatique au moment même où la circulation électronique de l’information commence à concurrencer et à relayer la presse imprimée. La poétique de l’assemblage de textes, dont ce roman marque le point culminant, s’y trouve du coup déplacée : ce n’est plus l’espace graphique de la page du journal qui sert ici de paradigme, mais le flux informationnel du World Wide Web, anticipé de manière remarquable par le livre16. Le narrateur se propose de saisir le monde dans l’espace d’une seule journée, à partir de nouvelles et faits divers relatés par les journaux dans différents coins du globe, ce qui fait que, plus que jamais, « l’invention du monde (à travers les réseaux informatiques) et celle de la littérature (à travers les livres aptes à les prendre en compte) tendent à converger » (II, 84). On saisit dès lors tout l’intérêt qu’il y a à inclure ce roman dans une poétique historique des rapports entre la littérature et la presse, mais aussi la difficulté, avouée par l’auteur de l’histoire, de circonscrire avec précision ces rapports à partir de L’Invention du monde.

27Le défi est pourtant relevé de manière réussie. P. Suter étudie d’abord la poétique complexe du roman et révèle à quel point ce « livre-sphère » (II, 85), par ailleurs fourmillant de références aux grands auteurs de la littérature universelle, se construit dans un jeu subtil d’échos à l’univers mallarméen et à son défi : arriver au « livre des livres » (II, 99), qui consiste à dire le monde par la combinatoire des lettres et par la fiction, et à partir des éléments les plus contraires au livre (les journaux). Associée aux pouvoirs de la presse et de la bibliothèque, l’écriture se doit de dépasser le simple inventaire pour simuler la création et l’expansion infinie de l’univers. L’organisation des histoires réécrites à partir des journaux fonctionne alors « comme une simulation réelle du livre infini et virtuel » (II, 102), les modèles mallarméen et borgésien se trouvant désormais confrontés au nouveau modèle du monde virtuel numérique.

28De l’analyse des interactions entre la littérature et la presse dans L’Invention du monde (II, 103-122), on retiendra une proposition de lecture en trois temps, qui sont autant d’approfondissements de la poétique du roman étudiée quelques pages auparavant. Premièrement, la textualité du roman est « marquée dans son ensemble, tant sur les plans thématique que syntactico-narratif, par le journal en tant qu’il est pris en charge par le numérique » (II, 113). Ceci éclaire la nature du « récit continu » revendiqué par le narrateur du roman : nullement linéaire, mais avançant au rythme des clics, il imite la diffusion de l’information « en continu » par les réseaux informatiques du globe et leur architecture en forme de toile. Deuxièmement, appliqué à la réécriture des nouvelles, ce principe de mobilité engendre une poétique des métamorphoses qui efface les frontières entre presse et littérature, vérité et mensonge, document et fiction, reportage et roman. Troisièmement, enfin, cet effacement des frontières ne débouche pas sur une abolition de la littérature dans la presse, mais sur une « fictionnalisation à outrance du journal » (II, 119), l’écrivain puisant dans les pages réelles ou virtuelles de la presse la matière et la logique d’agencement de ses histoires.

Pour une « fonction écologique » des œuvres

29La lecture de L’Invention du monde que nous offre Le Journal et les Lettres semble rejoindre et nuancer l’hypothèse formulée par A. Vaillant d’un « système médiatique global17 », à l’intérieur duquel les différences entre le livre et le journal ne seraient plus clairement perceptibles. Mais à quoi sert encore la littérature à un âge où les espaces réels et virtuels sont déjà saturés d’une parole à l’origine indéterminable et aux ramifications proliférantes, et où l’écrivain agit plus en bricoleur et orchestrateur de polyphonies qu’en chanteur du « lyrisme individuel » (Butor) ? Telle est la question finale que suscitent les « textes de textes » étudiés dans le second volume et à laquelle P. Suter répond en identifiant « une fonction écologique de l’œuvre littéraire » (II, 79, 131-135).

30Qu’il s’agisse de Mallarmé ou de Butor, de Simon ou de Rolin, la presse « apparaît, sous ses différentes formes, comme le matériau brut connu de tous, ou le bruit de fond sur lequel va opérer la littérature, qui aura [la] charge de la complexifier, d’en dépasser les limites, et de la confronter à d’autres organisations textuelles » (II, 128). Si la littérature intègre le langage des médias et accueille en son sein des éclats de textes glanés dans les journaux, ce n’est cependant pas pour en annuler les différences, affirme P. Suter, mais pour faire entrer ce langage et ces fragments dans de nouvelles relations et dispositions, le recyclage des rumeurs du monde permettant à la fois le renouvellement de la textualité littéraire, la sauvegarde de la diversité des discours et des cultures, et la confirmation de la vocation fondamentalement dialogique de la littérature.

31Enfin — et cette question ne touche pas seulement à l’art littéraire mais aussi aux arts visuels à une époque de plus en plus « appareillée18 », où les médiations technologiques, leurs formats et supports, influent sur une création tendant à s’abolir dans la communication —, « en résistant au discours immédiat, et en le replaçant parmi l’ensemble des pratiques discursives du monde, la littérature permet que ne triomphe pas seule l’avancée futuriste de la parole à l’heure de la presse accélérée par les réseaux, en préservant le temps long d’élaboration de la parole et de la pensée », ce temps grâce auquel on peut espérer « authentiquer notre séjour » (Mallarmé) et renverser le nivellement des informations produit par l’affichage toujours pareil de tous les documents sur les écrans numériques (II, 134‑135).

Hantise mallarméenne et « imaginaire médiatique »

32Mallarmé, la presse et les Lettres — tel aurait pu être également l’intitulé du Journal et les lettres, qui rejoint la Poétique des groupes littéraires de Vincent Kaufmann dans l’histoire de l’héritage mallarméen au xxe siècle. Figure tutélaire du diptyque proposé par P. Suter, Mallarmé invite à penser le journal et le livre dans leur séparation et leurs différences essentielles, mais aussi dans leur conjonction possible. Marinetti se dresse contre le poète, Tzara répond aux accusations de supercherie qui l’affublent en mettant la supercherie en œuvre dans « Pour faire un poème dadaïste », Rolin fait sienne l’obsession du « pli » autour duquel s’organise le livre et gravite le monde…

33Ce rappel constant de l’omniprésence mallarméenne aurait pu devenir pesant si l’histoire des poétiques qu’elle traverse n’avait pas été attentive aux différents infléchissements qui rythment tout au long du xxe siècle la réflexion inaugurée par le poète. Le livre tient sa promesse : « [s]i toutes les poétiques envisagées dans Le journal et les Lettres le sont à partir du geste inaugural de Mallarmé, la façon dont elles s’en écartent ou le modulent importe autant que celle dont elles le prolongent » (I, 33). Mais l’intérêt global de l’ouvrage réside moins dans l’enregistrement de cette hantise, que dans sa capacité à capter, irriguant les poétiques, un imaginaire — l’« imaginaire médiatique19 » qui opère chez les écrivains dès qu’ils réfléchissent au support matériel et aux dispositifs formels de leur production poétique et romanesque. L’histoire du livre et de l’édition a montré amplement que tout changement au niveau des supports et des médiums entraîne des mutations au niveau des effets poétiques. La conscience poétique des écrivains étudiés ici est d’abord une conscience du médium qu’ils utilisent et des innovations qu’il rend possibles, et elle explique l’extraordinaire mutabilité formelle et générique de leur œuvre. Ceci n’exclut pas, comme le montre P. Suter en rappelant d’emblée la double dimension de l’entreprise romantique qui sert d’horizon à cette histoire, le caractère engagé ou « écologique » que l’œuvre littéraire assume dans la rumeur décuplée du monde.

34Parce qu’il réussit à saisir la dynamique des innovations littéraires et des changements de l’art d’écrire lui-même dans ses confrontations avec la presse, depuis l’« effet-rotative » des publications futuristes jusqu’à « l’effet-réseau » et à la « fictionnalisation » du journal dans L’Invention du monde, l’essai de P. Suter est une contribution remarquable à l’histoire des relations entre presse et littérature.