La vie comme un roman : le romanesque, au-delà du roman
1Le romanesque n'a pas bonne presse dans la critique française. Parce qu'il plairait aux femmes et au peuple, il est dévalorisé. Pire encore : il affecterait d'un coefficient négatif les écritures qui seraient reconnues comme telles et entacherait d'un soupçon de facilité les lectures qui s'y adonneraient avec avidité. Les critiques du romanesque que constituent ces deux courants majeurs de l'invention littéraire du XXe siècle, le surréalisme et le Nouveau Roman, portaient le coup de grâce. Thibaudet en son temps, puis Bernard Pingaud, avaient justement noté cette désaffection pour une catégorie esthétique pourtant essentielle. On aurait pu penser que l'éclatement des genres propre au XXe siècle produirait une réhabilitation du romanesque, en tant, précisément, qu'il peut se développer indépendamment du roman. Mais sans doute est-il trop étroitement attaché au genre romanesque lui-même pour qu'il puisse ressurgir spontanément comme catégorie extra-poétique. C'est pourtant lorsqu'il émerge hors du roman, à propos d'écritures narratives incertaines, entre fiction et commentaire, entre biographie ou autobiographie et roman, entre discours de l'historien et invention fictionnelle de l'histoire qu'il donne le plus à penser : sur le roman ; sur la tension entre l'écriture et son dehors — la vie ; sur les pouvoirs de la fiction.
2Le mérite principal du récent colloque et du présent livre qui en donnent les actes — également supervisés par G. Declercq et M. Murat — est de réintroduire en force cette notion et de montrer, sous des angles d'approche variés, ses enjeux esthétiques et anthropologique. Ce volume Le Romanesque constitue sans aucun doute la plus importante étude de la notion depuis les travaux de Northrop Frye.
3Dans une succession de contributions équilibrée, l'interrogation porte d'abord sur la genèse de la notion. Dans cette perspective Laurence Plazenet montre comment c'est par un effet de lecture et de polémique que la notion est attachée au roman baroque qui ne le reconnaissait nullement. Le romanesque est d'emblée lié à une réflexion sur les valeurs, sur les comportements et se trouve alors proche du « merveilleux » et du « poétique ».
4Aussi monographiques soient elles, les analyses permettent peu à peu de construire une notion dont la complexité apparaît alors clairement. L'ambivalence que les écrivains peuvent maintenir à l'endroit de cette notion confirme l'importance idéologique et esthétique de cette catégorie (c'est le cas de Chateaubriand analysé par Fabienne Bercegol ou de Hugo, romancier non romanesque selon Myriam Roman). Le romanesque est certes affaire de sensibilité et de cœur, mais aussi de morale : ce qui est en cause, c'est l'exigence d'un sujet face au monde dans lequel il se trouve pris ; c'est la tension de son désir - désir de le changer ou de le conserver tel qu'il est, voire de le ramener à un passé utopique et idéalisé ; c'est l'articulation toujours périlleuse entre le rêve et la réalité ; c'est la reconnaissance du pouvoir que les fictions exercent sur nos vies et sur le réel.
5Dans ce recueil d'articles, le propos reste centré délibérément sur le roman. Michel Murat affirme avec force « qu'il n'y a pas de romanesque hors d'une pensée du roman » (p. 223) : parce qu'elle se développe à propos d'un genre extra-poétique, cette topique peut migrer dans d'autres genres, y compris non fictionnels ; mais elle empiète aussi sur la vie réelle, modélisant certaines situations, certains comportements. Et, comme le montre encore Michel Murat, c'est précisément pour cette puissance de débordement sur la vie réelle que le surréalisme fait du romanesque une force apte à mesurer la valeur de l'écriture, tout en la dissociant, et même en l'exilant, du roman. Le mérite majeur d'une telle approche est de déjouer le piège d'un romanesque affadi, « efféminés, respirant l'amour et la mollesse », comme le disait Rousseau, pour souligner qu'il est essentiellement emportement. C'est en quoi il touche au lyrisme et au sublime. La notion de romanesque permet alors de réévaluer l'écriture du quotidien, dont une prose grise avait parfois trop tendance à occulter le gisement merveilleux. Le romanesque serait plus apte que le roman à traduire l'expérience quotidienne, tant il est vrai, comme le rappelle M. Sheringham , que le roman compense une perte et substitue au vécu un ordre qui l'altère. Le romanesque lui est « un mode de discours qui n'est pas structuré selon une histoire […], c'est un mode de notation, d'investissement, d'intérêt au réel quotidien », comme l'écrivait Barthes.
6Ces études nous autorisent aussi, à la suite de Jean-Marie Schaeffer, à prendre la mesure d'une notion qui concerne un au-delà de la littérature et l'ensemble des arts de la fiction. La prise en compte de la fiction cinématographique et télévisuelle est alors essentielle pour mesurer le rôle que joue le romanesque dans notre « économie mentale », modélisant à la fois nos valeurs et nos pulsions (ce sont les faces noire et blanche du romanesque selon J. -M. Schaeffer).
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