Vers une dramaturgie de la conscience
1La modernité littéraire semble s’être polarisée autour de deux tendances antagonistes issues des mutations du roman au xixe siècle : l’exploration du visible et celle de la conscience. Conjugués avec virtuosité chez Flaubert, ces deux aspects deviendront deux pôles par lesquels le roman se réinvente. À travers le monologue intérieur et le style indirect libre, Joyce ouvre le chemin à la « transparence intérieure1 » et aux « poétiques de la voix2 », alors que Robbe‑Grillet tendra à ériger le visible le plus neutre en arme à l’encontre de la psychologie. C’est à l’une de ces deux voies, celle de la conscience, que le dernier essai de Jean‑Louis Chrétien est consacré. Alors que le premier volume de ce diptyque étudiait le monologue intérieur, le second propose une analyse de la conscience autour de l’usage du style indirect libre. Pour ce faire, le texte a choisi de se focaliser sur deux exemples particulièrement denses et riches où la dynamique de la conscience apparaît comme centrale : Flaubert et James. L’ouvrage s’ouvre en effet par une introduction centrée sur le style indirect libre, puis, après l’étude de Flaubert et de James, propose les conclusions du diptyque qui réinscrivent la radicale innovation que constitue la « cardiognosie », c’est‑à‑dire l’exploration de l’intériorité, dans l’histoire du roman en indiquant le changement complet qui s’y joue, dans la façon d’écrire et de percevoir le monde : le quotidien, le banal, mais aussi l’histoire et le mal sont les nouvelles facettes du monde qui se disent en lien avec une conscience, avec notre conscience.
2Cette étude de la « cardiognosie » emprunte des voies d’approches variées. À côté d’une analyse stylistique souvent détaillée et efficace, le texte explore aussi les « topiques de la conscience » (p. 186), à travers les différents aspects de la symbolisation de la conscience et de son fonctionnement, notamment chez James où leur richesse est indubitable (p. 187‑229). Dans l’orbe de la critique thématique issue de Bachelard et de Jean-Pierre Richard, l’essai propose une herméneutique de la conscience à travers les thèmes qui y sont reliés. Offrant ainsi une vision unifiée des œuvres sous leur foisonnement, l’analyse de la topographie symbolique de la conscience révèle sa place décisive et majeure.
3Il s’agit donc, pour J.‑L. Chrétien, de faire varier les facettes d’un même objet, la conscience, de l’aborder selon un angle puis un autre, afin de démultiplier les éclairages possibles. Aussi les deux études sur Flaubert et James, réunies autour d’une thématique commune, laissent‑elles entrevoir de nombreux parallèles et échos, parfois soulignés par l’essayiste, parfois laissés à l’initiative d’un lecteur invité à poursuivre le jeu éclairant et fécond des passerelles entre les œuvres. C’est à ce dialogue suggéré entre les auteurs étudiés que nous aimerions nous attacher.
Du moi‑voix du monologue intérieur au mi‑voix du style indirect libre
4L’essai s’ouvre par une réflexion sur les différentes voies d’accès à la conscience du personnage. Il utilise ici l’efficace typologie mise en place par Dorrit Cohn dans La Transparence intérieure3, que nous rappellerons succinctement. On peut ainsi distinguer le « psycho-récit » qui est la description de la vie intérieure faite par un narrateur omniscient. Il s’agit du mode le plus fréquent pour explorer l’intériorité du personnage, permettant une grande précision dans l’analyse dont le personnage lui-même est incapable, notamment pour la description des phénomènes infra‑verbaux, comme les émotions ou les sensations. Le « monologue narrativisé », ou style indirect libre, propose quant à lui une narration intimement mêlée au discours par une superposition des voix du personnage et du narrateur. Les pensées du personnage ne sont plus indépendantes et viennent fusionner avec la voix du narrateur. À côté de ces deux procédés, le « monologue rapporté » est une citation de pensée faite par le narrateur, et le « monologue autonome » est une pensée rapportée directement, sans la moindre introduction et détachée de tout contexte narratif.
5J.‑L. Chrétien isole un certain nombre de limites de ce monologue intérieur, comme sa difficulté à rendre compte des actions ou de la durée, si bien que « le présent perpétuel du monologue intérieur laisse en dehors de lui la plus grande partie du tissu du monde » (p. 13). Ces limites mettent en lumière les possibilités offertes par le style indirect libre. L’une de ses caractéristiques essentielles est, en effet, qu’il est une « traduction dans une autre langue et par une autre voix » (p. 23). Il est donc à la fois « acte d’explication et d’exégèse, comme toute traduction » (p. 23). Le style indirect libre est alors défini par J.‑L. Chrétien comme « une parole à mi-voix » (p. 26) au double sens. Il est d’une part une parole assourdie, car transmise au cœur même de la narration, autorisant des glissements subtils entre narration et discours. C’est ce qui explique la prégnance de ce procédé dans le roman moderne, à cause de « sa souplesse » et de « sa fluidité » (p. 23), permettant d’insérer les pensées sans rompre la narration. D’autre part, le style indirect libre est aussi un partage et un mélange de voix, entre le narrateur et le personnage. Dans ce sillage, on pourra alors affirmer qu’il permet de sortir du narcissisme tout puissant du monologue intérieur où un moi-voix centrifuge impose son ordre exclusif. A contrario, le discours indirect libre contient toujours, sous une forme ou une autre, et à divers degrés, une interprétation et une distance au sein même de la plongée introspective. La parole n’est jamais livrée dans sa pure nudité et de manière neutre.
6La conséquence la plus directe et la plus visible est assurément cette prégnance de l’ironie dans le style indirect libre chez Flaubert, qui se rattache à ce que J.‑L. Chrétien appelle le jugement d’auteur et sur lequel il revient à plusieurs reprises, autant au sujet de Flaubert que de James. On comprend donc comment le style indirect libre est lié à la questiondes valeurs de l’œuvre, telle que la pose Vincent Jouve4, ou à « l’effet-idéologie » tel que l’étudie Philippe Hamon5. Le texte construit en effet ses propres valeurs, par le biais des personnages (avec leur savoir‑faire, dire, voir, vivre) mais aussi à travers l’instance narrative et énonciative. Et c’est cette dernière qui joue dans le style indirect libre puisqu’il s’agit d’une « parole où l’on parle pour un autre, en son lieu et place » (p. 30), d’une « expérience vicaire » (p. 319). Aussi J.‑L. Chrétien replace‑t‑il le style indirect libre dans la perspective d’une « diminution des discours moralisateurs et des jugements explicites énonçant ce qu’il faut penser » (p. 31) du personnage. Il serait bien sûr possible de nuancer le propos, notamment au sujet de Flaubert qui, à travers une Emma Bovary toujours mise à distance, indique on ne peut plus clairement au lecteur ce qu’il convient de penser de son héroïne et quelles sont les valeurs explicites que l’œuvre attaque. Néanmoins, ce « suspens du jugement » (p. 270), que l’essayiste perçoit comme un symptôme de notre modernité, ne peut être occulté puisqu’il modifie la manière de lire. Il s’agit désormais pour le lecteur de construire les valeurs de l’œuvre sans un jugement explicite du narrateur.
7Le style indirect libre possède donc une dimension heuristique que le monologue intérieur n’a pas, parce qu’il prive le discours d’une réelle distance avec son contenu. C’est dans cette perspective que Blanchot indiquait que le monologue intérieur
ne reproduit nullement […] ce qu’un homme se dit à lui‑même, car l’homme ne se parle pas, et l’intimité de l’homme est non pas silencieuse, mais le plus souvent muette, réduite à quelques signes espacés. Le monologue intérieur est une imitation fort grossière, et n’en imite que les traits d’apparence, du flux ininterrompu et incessant de la parole non parlante6.
8Car la conscience n’est pas uniquement verbalisée. Certes elle est constituée par un ensemble de « paroles » mais aussi par de nombreux procédés infra-verbaux. De nombreux éléments de la conscience sont antérieurs à toute possibilité de verbalisation, et notamment tout ce qui touche au domaine de la sensation. Alors que le monologue intérieurpermet de mettre en scène la conscience en en proposant non un reflet exact mais un code accepté par le lecteur, le style indirect libre permet en plus de l’analyser. D’autant que, comme l’indique Bergson, le mot « emmagasine ce qu’il y a de stable, de commun et par conséquent d’impersonnel dans les impressions7 », il « écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle ». Ainsi « le langage n’est pas fait pour exprimer toutes les nuances des états intimes ». À ce titre, le style indirect libre autoriserait plus de nuances que le monologue intérieur puisqu’il est à même de proposer une analyse précise de tout ce qui est infra-verbal. Il ménage en effet sa place au pressenti, au flou, au confus. Offrant analyse et recul, il permet d’envisager les phénomènes dans leur ensemble, de manière globale, de les nommer pour les montrer au lieu de les faire voir à travers un code qui essaie, sans y parvenir exactement, de les mimer.
9J.‑L. Chrétien attire par ailleurs l’attention sur l’écart qui existe au niveau des possibilités formelles entre le monologue intérieur et le style indirect libre qui, de son côté, affiche une véritable « distance stylistique avec les paroles intérieures supposées » (p. 25). De ce fait, plus détaché de l’impératif mimétique que le monologue intérieur, le style indirect libre autorise le maniement d’une langue hautement littéraire, presque fascinante, jusque dans « la niaiserie du style et les imprudences de la note » qui constituent « l’attirante fantasmagorie des réalités sentimentales » où s’égare Emma Bovary. « Il met en forme et en splendeur le balbutiement intérieur » (p. 23). Dans le prolongement de ces analyses, il serait alors possible d’envisager le style indirect libre comme l’expression même de ce « formalisme réaliste8 » de Flaubert tel que le définit Bourdieu, puisque ce type de discours permet d’associer les deux impératifs en apparence exclusifs que sont le vraisemblable et le travail formel sur la langue. Le style indirect libre serait ainsi une sorte de synthèse efficace de deux données fondatrices dans l’esthétique de Flaubert, ce que le monologue intérieur autoriserait plus difficilement. Pour preuve de ce travail esthétique propre au style indirect libre, il suffirait d’ouvrir une œuvre comme Belle du Seigneur d’Albert Cohen pour constater son emploi conjoint avec le monologue intérieur qui est réservé à l’exploration du désordre de l’intériorité dans l’instant et de la parole triviale sur les réalités sexuelles et corporelles, alors que le style indirect libre est le lieu de l’assomption du lyrisme, là où la conscience est comme chantée et récitée par les voix confondues des amants et du narrateur.
10C’est pourquoi un constat s’impose pour J.‑L. Chrétien, attestant de l’efficacité du style indirect libre dans l’exploration de la conscience : les monologues intérieurs existent chez Flaubert et James mais demeurent relativement rares par rapport au style indirect libre. L’ouvrage indique même que cette mise à l’écart du monologue intérieur par James serait un « choix délibéré », l’écrivain « le jugeant inapproprié à constituer la forme d’un roman de la conscience » (p. 174). Et c’est là que réside précisément l’intérêt de la démarche : montrer comment une forme jugée plus classique permet d’approcher les méandres de la conscience d’une manière autre que le monologue intérieur. Pour preuve, même des textes tels qu’Ulysse ou Belle du Seigneur, où le monologue intérieur est proliférant, recourent massivement au style indirect libre, afin de compléter, par d’autres moyens, l’exploration de la conscience que le monologue intérieur seul ne permet pas de révéler pleinement.
De la conscience d’une aventure à l’aventure de la conscience
11Si le monologue intérieur a souvent été perçu comme une innovation de la modernité littéraire qui décentre la conception du personnage, l’intérêt de l’essai de J.‑L. Chrétien est donc de porter l’accent sur la modernité du style indirect libre, dont l’usage si magistral qu’en ont fait les romanciers réalistes que sont Flaubert et Zola tend à occulter pour le lecteur contemporain la transgression et le renouveau dont il est en réalité porteur. Ce qui ressort de l’analyse de J.‑L. Chrétien est que le style indirect libre accompagne une véritable révolution de la métaphysique du roman. L’ouvrage rappelle d’ailleurs que son emploi novateur au xixe siècle provient non de son utilisation pour rapporter des paroles mais bien pour rapporter des pensées (p. 20).
12En effet, avec la parole intérieure, le roman est passé du héros à la Balzac, individu défini par ses actes et ses ambitions, à Emma Bovary ou Stephen Dedalus qui s’égarent dans le dédale de la conscience et s’éloignent d’un monde sur lequel ils n’agissent pas. Le roman a pris le virage de la conscience. Un virage décisif où Kundera voyait une véritable césure dans l’histoire du roman en indiquant qu’entre l’acte et le personnage « une fissure s’ouvre ».
L’homme veut révéler par l’action sa propre image, mais cette image ne lui ressemble pas. […] Le moment arriva alors où le roman, dans sa quête du moi, dut se détourner du monde visible de l’action et se pencher sur l’invisible de la vie intérieure9.
13Le récit moderne s’est donc éloigné du romanesque pour se tourner vers l’introspection. L’écriture se modifie, la composition se complexifie et abandonne la linéarité de l’intrigue. Partant, il semble bien que s’ouvre l’ère d’une aventure de la conscience plus que de la conscience d’une aventure. Là se tient la gageure où s’est engagée la modernité à la suite de Flaubert : faire un roman sur des événements qui, usuellement, n’en sont pas, des événements de pensée.
14Pour souligner cette évolution, J.‑L. Chrétien s’appuie sur des nombreuses analyses portant sur l’œuvre de Flaubert, comme celle que propose Proust dans Contre Sainte-Beuve, en affirmant au sujet de L’Éducation sentimentale : « la révolution est accomplie ; ce qui jusqu’à Flaubert était action devient impression » (p. 39). S’il est une dette de Proust et de Joyce vis‑à‑vis de Flaubert, elle se tient ici. Mais l’important, plus que la présence de la subjectivité, est que, chez Flaubert, « elle y apparaît autrement » (p. 40).
Les œuvres de Flaubert sont des drames de la conscience, en ce sens précis que ce qui advient d’elle, en elle ou pour elle, forme le véritable ressort dramatique, reléguant au second plan les événements du monde. (p. 42)
15Pour sa démonstration, outre l’étude précise de nombreux extraits des romans, J.‑L. Chrétien recourt aussi aux réflexions éclairantes de Flaubert dans sa correspondance où l’écrivain évoque, pour Madame Bovary, la gageure de réaliser une « narration psychologique » (p. 43). Il s’agit, comme l’explique Flaubert, de « donner à l’analyse psychologique la rapidité, la netteté, l’emportement d’une narration purement dramatique » (p. 44). Bien sûr, le style indirect libre est au service d’un tel projet.
16Chez James aussi, l’accent porté sur la conscience tend, comme chez Flaubert mais selon des modalités et avec conséquences différentes, à modifier le centre de gravité du roman où l’action et l’événement ne sont plus directement dans le monde mais dans la conscience (p. 142). Même plus, l’action et l’événement deviennent ceux de la conscience, ceux de la prise de conscience qui s’opère chez le personnage. C’est pourquoi c’est principalement le possible qui règle le romanesque de James (p. 156), et ce, grâce au style indirect libre. Dans les limitations du réel, le possible, toujours envisagé par la conscience avec plus de relief que l’accompli, réintroduit « l’illimité dans la limitation » (p. 156), ce que le monologue intérieur effectuerait de manière moins efficace. C’est de ce fait le possible en lui‑même qui crée l’événement, qui est l’événement (p. 157). L’examen des possibles occupe souvent la conscience dans les récits de James, si bien que les possibles sont vécus par les personnages avec presque autant d’intensité que le réel : « le réel est toujours vu sous l’horizon du virtuel, ce qui a lieu est perçu dans l’atmosphère de ce qui pourrait ou aurait pu avoir lieu » (p. 231). L’œuvre de James se caractérise ainsi par un « perpétuel entrelacs » (ibid.) du manifeste et du caché, du dit et du non‑dit, du savoir et du non‑savoir, sans manichéisme. Il y a un échange silencieux entre les êtres, qui développe les possibles de la parole, à tel point que « le virtuel n’est pas un autre réel, possible, mais la profondeur même du réel » (p. 233). Le virtuel en vient à prendre une actualité et un relief fondateurs. Il ne s’agit pas alors d’un autre réel, parallèle, mais bien du dévoilement d’une autre dimension de notre univers.
17On pourrait alors prolonger la démonstration en comparant cet univers de possibles avec Emma Bovary qui, elle aussi, plonge dans le domaine du virtuel. Mais à la différence des personnages jamesiens, les possibles chez elle sont toujours identiques, car ils sont issus des clichés romantiques et du pré‑pensé, et non pas de la réalité elle‑même. Ils sont donc d’avance programmés et déterminés, si bien que leur nature de possible en est paradoxalement niée alors que, chez James, ils demeurent de vraies virtualités qui, chevillées étroitement au réel, l’enrichissent et l’ouvrent à la profusion et au divers. Chez Flaubert, les possibles ferment ainsi le réel, le réduisent et l’assèchent. Ils sont des carcans tous identiques qui nient toute autre possibilité, qui referment le réel dans une enveloppe unique et immuable. Conséquence directe et tragique : l’événement en lui-même, plus qu’éliminé au profit de l’événement de la conscience, n’est plus possible en tant que tel. L’ailleurs se bouche, la permanence s’instaure : le personnage retrouve alors les limitations du réel, l’ennui, par le biais de l’éviction totale de tout hasard ou renouveau. Il est condamné à la pétrification du même alors que la conscience chez James ouvre à la diversité de l’autre.
Situations de la conscience et visions du monde
18La lecture de l’essai de J.‑L. Chrétien dévoile ainsi un constat essentiel : faire du roman le roman de la conscience, modifie inexorablement la perception du monde. Si l’on demeure, avec Flaubert et James, comme ensuite avec Proust et Joyce, dans un paradigme mimétique, la métaphysique du récit s’est modifiée. Chez Flaubert, le réel saisit par l’intériorité s’ouvre à l’insignifiance, au rien, au vague, à l’impalpable du désir, du rêve, bref de la pensée et de ses flottements. Car on pourrait faire de la « cardiognosie » une sorte de phénoménologie romanesque en reprenant à Husserl le fait que « toute conscience est conscience de quelque chose ». La « cardiognosie » apparaît alors comme inséparable de l’exploration du monde où la conscience est inévitablement située. C’est bien ce que J.‑L. Chrétien révèle chez Flaubert où « la dramatique de la conscience se joue dans le sentir le plus quotidien » (p. 53).
19Il ne faudrait pourtant pas en conclure que la vision du monde chez les romanciers de la conscience s’unifie. Loin de là. L’ouvrage montre au contraire tout ce qui sépare la conscience, et, partant, le monde, de Flaubert et de James. Chez le premier, J.‑L. Chrétien rappelle la disparition de toute vérité et de toute transcendance dans la conscience (p. 50). Celle‑ci devient le lieu du faux et du vide. Madame Bovary est en effet l’œuvre qui s’attache à décrire l’échec irrémédiable de la tentative de refuser le quotidien, retombant toujours dans le banal, le pré‑pensé et le déjà‑dit. Si bien que jamais la conscience n’est plus fausse « que dans les efforts même qu’elle fait pour se délivrer de son vide et de son ennui » (p. 81). Chez Flaubert, puisque l’ici est refusé pour le là‑bas, « la conscience n’a plus aucun lieu ou être, elle cesse d’habiter le monde » (p. 83) : elle devient atopique, elle ne se situe plus. Dans ce sillage, J.‑L. Chrétien propose une analyse précise, étayée de nombreux exemples, de la dissolution et de la perte du défini qui affecte l’univers de Flaubert, aussi bien en ce qui concerne le temps que l’espace. Il propose un étude des moyens stylistiques au service de ce sentiment de dilution et de vide, à travers une véritable « rhétorique du vague » (p. 101) qui est l’expression de cette fausse conscience, recourant massivement à l’indéfini, au pluriel, à l’expression « quelque chose » ou au « comme » d’approximation (p. 96‑110). Certes, il demeure somme toute impossible de savoir si c’est le vide du monde qui condamne la conscience au vide ou l’inverse. De toute façon, puisque la conscience est dans le monde, qu’elle est partie du monde, elle partage avec lui le même vide.
20Chez James, en revanche, le monde conserve une certaine consistance et la conscience maintient sa situation. Car cette conscience « est toujours conscience de relation, et elle‑même relation : les personnages ne cessent de s’interroger sur les autres bien plus que sur eux‑mêmes » (p. 143). Les lieux et les choses ont dans ses romans une évidente consistance et forment une prise concrète où la conscience peut s’exercer (p. 148). La « cardiognosie » permet alors de révéler non un monde vide mais plutôt un monde opaque et mystérieux, que la conscience peine à déchiffrer, affrontant sa propre épaisseur et son obscurité. Todorov, dans une toute autre perspective, l’indique en affirmant que, chez James, le récit « s’appuie toujours sur la quête d’une cause absolue et absente. […] Il existe une cause : ce mot doit être pris ici dans un sens très large ; c’est souvent un personnage mais parfois un événement ou un objet. L’effet de cette cause est le récit, l’histoire qui nous est racontée. Absolue : car tout, dans ce récit, doit finalement sa présence à cette cause. Mais la cause est absente et l’on part à sa quête : elle est non seulement absente, mais la plupart du temps ignorée […]. Le secret du récit jamesien est donc précisément l’existence d’un secret essentiel, d’un non-nommé, d’une force absente et surpuissante qui met en marche toute la machine présente de la narration10. » Ce secret, c’est assurément la conscience qui l’entretient, qui le reflète mais aussi qui, par ses limites, par son tropisme pour les virtualités du possible, le crée.
21À monde vide et faux chez Flaubert répond donc une conscience vide et fausse, alors qu’à un monde mystérieux et partiellement opaque répond chez James une conscience mystérieuse et partiellement opaque.
22Cet accent porté sur la conscience et ses relations au monde semble ainsi être à l’origine d’une parenté chez Flaubert et chez James que l’essai de Jean-Louis Chrétien indique implicitement : chez tous deux, l’essayiste étudie la manière dont s’organisent les relations entre le dedans et le dehors. En effet, cette attention portée à ce jeu relationnel est à mettre en lien avec le déplacement du centre de gravité du roman, placé dans l’intériorité, entraînant d’inévitables confusions entre le dedans et le dehors. A travers de nombreuses nuances, l’essai suit toutes les modalités de ces relations, depuis l’expansion de l’intériorité dans le dehors jusqu’à sa dilution, dans la douleur ou dans la plénitude, oscillant entre libération et emprisonnement, que ce soit chez Flaubert ou chez James. Alors que chez Flaubert le monde perd de sa consistante dans un infini vague, auquel on pourrait rapporter entre autres la fréquence des termes horizon ou infini, James utilise la conscience et la prise de conscience dans l’optique d’une plus forte intellection du monde, avec des personnages qui « ont eux-mêmes conscience de leur acte d’interprétation » (147). A ce titre, on pourra prolonger l’analyse de Jean-Louis Chrétien en soulignant la radicale différence d’avec Flaubert où le personnage se laisse emporter dans les fantasmes sans demi-mesure de la rêverie vers l’ailleurs, l’indéfini et le vague, au détriment de l’action, et surtout de l’action qu’est la prise de conscience : la conscience chez Flaubert s’égare, s’aliène, perd conscience d’elle-même. Elle n’est plus conscience du monde ou d’elle-même mais conscience de chimères insaisissables. Le personnage subit ses rêveries au lieu de prendre conscience de lui et du monde. La conscience est alors flottement, anesthésie de la vigilance et de la réflexion, à l’exact opposé de ce qu’elle est parfois chez James.
23Avec Flaubert et James, ce sont donc bien le quotidien et « la profondeur du banal » (p. 295) qui font leur entrée dans le roman. Avec l’ère de la conscience, le roman et sa métaphysique basculent radicalement. L’œuvre de Joyce apparaît ainsi comme l’héritière des innovations de Flaubert et de James. Mais la suite du xxe siècle réagira contre cette omniprésence de la subjectivité : s’ouvre alors « l’ère du soupçon ». Une nouvelle ère ? Pas exactement en réalité. Car, si Sarraute, dans L’ère du soupçon, s’oppose à la facticité du monologue intérieur à la manière joycienne, elle semble finalement être redevable des innovations de James. Affirmant en effet que des actions souterraines échappent à la saisie par le langage, Sarraute rejoint l’exploration oblique et l’indirect de la conscience chez James. La « sous-conversation », terme que J.‑L. Chrétien utilise d’ailleurs au sujet de James, est, pour elle, ce dialogue muet qui se poursuit entre deux êtres au‑delà même de leurs paroles. C’est un ensemble de sensations, sentiments, images, souvenirs qui forme sa matière. La sous‑conversation, affleurant toujours dans la conversation, est guidée par les « tropismes », ces phénomènes infinitésimaux qui nourrissent la communication entre les humains. Il semble alors que le Nouveau Roman puisse lui aussi se comprendre dans l’orbe de ce roman de la conscience inauguré par Flaubert et James. Car même Alain Robbe‑Grillet, malgré ses premières déclarations péremptoires sur l’objectivité du romancier, paraît lui aussi prolonger cet héritage. La Jalousie, à cet égard, propose une nouvelle modalité d’exploration de la conscience réduite à un dispositif narratif : celui d’une focalisation d’apparence externe qui se révèle être interne afin d’exprimer autrement la subjectivité du narrateur-personnage. Aussi Duras, Robbe‑Grillet, Sarraute ou Simon procèdent‑ils tous à une « limitation de l’omniscience factuelle » (p. 242) à la manière de James, reflétant l’opacité du monde et de la conscience, et ouvrant un espace de possibles et de non-dits.
24Mais si le roman s’est ainsi modifié, ce travail de déplacement semble s’être poursuivi. En effet, si l’accent du roman a d’abord pu être placé sur l’événement, puis sur l’événement de la conscience, dans un mouvement d’intériorisation d’un réel plus évanescent et pluriel, le roman au xxe siècle, que ce soit avec les récits de Blanchot ou avec les Nouveaux Romanciers, semble ne plus pouvoir se défaire de la conscience que tout texte est et demeure récit. Aussi, le déplacement d’accent vers l’événement de la conscience pourrait bien s’être prolongé en portant le centre du roman vers l’événement du récit, à travers la voix de la conscience, devenue voix du texte. Et, puisque, comme l’indique J.‑L. Chrétien, le style indirect libre a cette capacité de nous rappeler ce qu’il est (p. 29), puisqu’il ne cherche pas à passer pour un décalque de la réalité de la conscience, il semble être l’un des instruments de cette nouvelle lucidité, exhibant le récit, et notamment le récit de la conscience, en tant que récit. C’est aussi la leçon qu’il faut retenir de La Jalousie : si la subjectivité se masque sous les oripeaux de l’objectivité et s’incarne en un dispositif narratif singulier lié à la focalisation, c’est bien qu’elle se « textualise », c’est bien que l’événement de cette conscience est devenu l’événement du récit.