Sous le regard absent de Balthazar
1Dans l’introduction à l’édition des Fables de la Fontaine, en 1985, Marc Fumaroli faisait l’hypothèse que le passage par l’animal propre à l’anthropologie pessimiste de La Rochefoucauld, Molière, La Fontaine, sensible encore dans les études de caractère de Charles Le Brun, aurait eu pour cause une défaite morale, conséquence notamment de l’échec de la Fronde, la fin de la dignitas hominis qui avait porté la Renaissance. Il se serait agi d’en référer à l’animal pour donner forme à une vérité : la « bassesse » humaine1. Au demeurant, cette morale ne modifiait pas les places respectives à l’intérieur d’une anthropologie centrée sur l’humain, au contraire du renversement ravageur que proposait Cyrano de Bergerac, quelques années auparavant, lorsqu’il faisait du narrateur des Etats et empires de la Lune à peine arrivé chez les Sélénites la « femelle du petit animal de la reine ».
2À quelques articles près, ces actes issus d’un colloque, Le Sens de l’animal, tenu à Poitiers du 3 au 5 février 2010 (MSH et Espace Mendès France) et qui s’intégrait à un cycle d’épistémologie des sciences accentuent ce face‑à‑face ancien de l’homme et de l’animal, mais sans plus caricaturer un homme toujours près de redescendre à la bête brute, plutôt en mettant celui‑ci sur la sellette, placé devant la menace tragique de la « fin des bêtes ». La morale se dit désormais en termes d’« éthique », et la question animale est d’abord, et principalement, question éthique, voire, avec insistance mais en fonction de contenus divers, question d’éthique animale… L’avant‑propos des organisateurs, Catherine Coquio et Jean‑Paul Engélibert, ressaisit les propositions du colloque et le « récit contemporain » que leur paraît dessiner l’ensemble, un récit « à la fois alarmant » (parce que l’animal est susceptible de disparaître) et « messianique », parce qu’il « appelle de ses vœux une autre politique de l’animal, nourri d’un partage d’héritage poétique » (p. 14). De politique, il sera bien peu question dans le volume presque entièrement occupé d’éthique — d’anthropologie moins encore, ce qui est beaucoup plus surprenant — et cette proposition apparaît du coup plus optimiste que l’impression laissée par la lecture de six sections développées sur deux parties, offrant un parcours disciplinaire, textuel, philosophique à travers la question animale.
3Un second avant-propos de Jean‑Christophe Bailly, « Les animaux sont des maîtres silencieux », s’intéresse à ce qui est en jeu dans le rapport contemporain des hommes aux animaux, la disparition, le vivant, la bordure de ce qui est semblable et tout à fait inaccessible. Il propose un emblème, un exemplum de ce rapport, dans le lynx que représente un beau dessin de Gilles Aillaud. D’autres animaux vont porter de manière emblématique les questions qui traversent le volume : frontières entre l’homme et l’animal, souffrance de l’animal, figuration par l’animal. Les domaines, les supports, les disciplines mêmes ont leurs bêtes topiques : les chimpanzés dans l’éthologie, les rats et les souris dans la littérature et les arts graphiques du xxe siècle, et il y a encore quelques porcs, quelques oiseaux de proie. Mais ici, tout ne parle pas, et les espèces sont parfois peu spécifiées, même si à l’évidence l’animal « nous » parle, nous regarde, nous figure.
4La première partie, Questions sur un contrat moral, se développe en trois sections : d’abord un premier ensemble de trois articles sur les « Cultures et créations animales », qui porte en fait sur ce que les expériences en éthologie ont montré d’un espace commun de vitalité, d’investissement et d’apprentissage entre l’homme et l’animal. Dans cette section, les chimpanzés sont sollicités deux fois, d’abord par Georges Chapouthier qui se demande si « en morale », nous « sommes des philosophes ou des chimpanzés », puis par Chris Herzfeld, qui interroge la « domestication des primates » et rend compte de tout un ensemble d’expériences qui ont consisté à faire vivre des chimpanzés avec les hommes, et à voir se réduire l’écart entre les uns et les autres. Le troisième texte, « Le progrès de la connaissance en cognition animale » de Dalila Bovet, parle de tout autre chose et entend montrer l’existence d’une « cognition sociale » chez les animaux (en dehors des chimpanzés et même des mammifères). Par contrecoup, il fait apparaître le véritable objet de cette section : soit la nature de l’expérience d’où découle l’observation destinée à produire une éthologie. Quoi de commun en effet entre le présupposé d’un espace partagé qui a permis à des singes d’être proprement élevés avec des hommes, de partager des expériences artistiques, des savoirs, des modes de comportement de la vie « en société », expériences qui interrogent la limite entre l’imitation et l’intégration (articles de G. Chapouthier et Chr. Herzfeld) et celui qui consiste à diviser les animaux en « dominants » et « dominés » pour créer des situations dont la restitution est problématique et l’analyse des résultats affligeante (D. Bovet) ?
5Dans les deux perspectives, il n’est évidemment pas question de la même société, il n’est pas même question des mêmes « savoirs et croyances », identifiés dans le second cas à la capacité à craindre, à anticiper un vol chez le congénère, à quelques mécanismes qui ne valent qu’à l’intérieur du postulat consistant à traiter les animaux en « compétiteurs »…, et à réduire les données de la morale humaine à telle définition simpliste (« l’empathie implique de comprendre les sentiments de l’autre. C’est un élément essentiel de la morale humaine puisque cela nous pousse à faire le bien des autres et à éviter de leur faire du mal » p. 46), à de vaines conclusions, comme celle qui consiste finalement à observer que c’est l’intelligence animale « suffisante » qui fait que l’animal peut « souffrir de mauvaises conditions physiques, mais aussi d’être privé de contacts avec des congénères ou de stimulations intellectuelles ». Ce serait donc des « capacités cognitives » (p. 49) qui permettraient de mesurer la souffrance animale, et par là, la cruauté humaine à l’endroit des bêtes. Si l’on en croit le premier article de la section suivante, « les principaux courants en éthique animale » de Jean‑Baptiste Jeangène Vilmer, une telle conception de la souffrance est une révolution par rapport à ce que les Lumières ont fait apercevoir du rapport entre sensibilité et droits de l’animal — droits à ne pas souffrir. Que cette « révolution » se fonde, dans une perspective cognitiviste, sur une pensée de la société aussi faible, ne laisse pas d’inquiéter le lecteur, presque autant que le fait la souffrance animale.
6La deuxième section de cette première partie développe la question éthique, « animale » ou « environnementale » et apporte des éléments d’historicisation de ce que l’on entend par éthique animale : ni philosophie animale, ni bien‑être animal, ni droits de l’animal. Les deux premiers articles font donc le point sur les courants de cette « éthique animale » qui traduit l’“animal ethics” puisqu’en ce domaine, tout vient des pays anglo‑saxons (utilitarisme, individualisme et holisme) — sans qu’aucun auteur ne semble sensible à l’équivoque produite par l’adjectif « objectif » dans la traduction française de l’anglais : il s’agit bien d’abord ici d’éthique à l’endroit de l’animal, et non des comportements moraux des animaux (question qui est en revanche abordée dans la première partie du volume). Alors que J.‑B. Jeangène Vilmer dessine un tableau des différents courants en éthique animale, Catherine et Raffaël Larrère rappellent le rôle d’un article de Callicott, paru en 1980, qui remit en cause « l’accord supposé entre éthique environnementale et éthique animale » (p. 94), en faisant ressortir « deux divergences » traversant la question de l’éthique animale : l’opposition de l’individualisme et de l’holisme (opposition qui fait surgir ce que ce domaine de la philosophie doit aux sciences sociales), et l’opposition, romantique, entre sauvage et domestique. Parce qu’il interroge les fondements de l’éthique animale et les modèles qui la traversent, leur propre article prend à revers la perspective apocalyptique qui parcourt le recueil et clarifie avec acuité les modèles de « communauté » qui servent à penser la place de l’animal (et des différentes espèces) et de l’homme dans le monde : si la communauté biotique (p. 96) ne s’intéresse aux animaux qu’en fonction de leur place dans un « écosystème », la communauté « mixte » pense les rapports de sociabilité entre l’homme et les animaux. L’exemple des « loups et des moutons » — qu’une fable avait associés chez La Fontaine dans le temps trouble d’un « parler ensemble » — sert ici à montrer comment le modèle de l’éthique écocentrique permet de régler des conflits — entre partisans de la protection des loups et défenseurs des troupeaux —, modèles qui au demeurant ne font que retrouver ce que les négociations ont « pragmatiquement » produit (p. 105) — le sens qu’il y a à prendre des mesures de protection des troupeaux. En d’autres termes, les auteurs se tournent résolument, et avec un certain humour, vers le règlement des problèmes concrets auxquels se trouvent confrontées les tensions de l’éthique animale et de l’éthique environnementale — plutôt que vers une satisfaction abstraite des modèles.
7Dans cette première section, un seul article envisage véritablement la littérature, qui porte sur « la place de l’animal dans la littérature d’environnement américaine ». Yves‑Charles Grandjeat y rend compte d’une tradition qui innerve le transcendantalisme et la littérature contemporaine, les livres de Rick Bass notamment. Et c’est ce rapport avec l’environnement qui, semble‑t‑il, motive la place de cet article dans des pages plus spécifiquement consacrées à la rencontre entre éthique animale et éthique environnementale. Dans la troisième section, « De l’élevage à l’abattoir », l’article de Jocelyne Porcher (« Les éleveurs et leurs animaux ») prend la mesure de la disparition d’une pratique, l’élevage, dont elle décrit le contenu, et qui mettait l’homme en rapport avec l’animal suivant des modalités spécifiques, que l’agriculture « moderne » a rendues impossibles, tandis que Florence Burgat (« La disparition ») montre comment c’est la légitimité des pratiques et non pas leurs seules modalités que l’on interroge aujourd’hui alors qu’est poussée, à un paroxysme que montrait déjà pourtant, en 1949, Le Sang des Bêtes de Georges Franju, la question de la souffrance des animaux. Tout le discours de la disparition — d’un lien ancien, d’une « trace » oubliée (W. Benjamin) —, discours un instant suspendu par la réflexion sur l’éthique animale, envahit la fin de cette seconde partie, en un récit tragique, aveu mal dissimulé d’une impuissance.
8La seconde partie du volume, Mon semblable, mon frère, fait place aux textes — de littérature, de philosophie —, à quelques images réelles, de dessins animés ou de bandes dessinées, et à la question d’un rapport interrogé par la « figure ». C’est là, à côté de la question de la souffrance (animale, partagée ou ignorée), la seconde perspective que propose le volume — de manière plus ou moins aboutie.
9Une première section (la quatrième de l’ensemble donc) tente l’optimisme — la promesse d’une « Nouvelle alliance ». C’est d’abord l’article de Carine Trevisan (« L’homme et l’animal (19e-20e) : l’épreuve du semblable ») qui porte sur les translations du discours scientifique vers la littérature, la transformation du regard sur l’animal, et la constitution, au moment de la Première Guerre mondiale, d’une « nouvelle alliance ». Anne Simon travaille cette alliance à travers des textes dans lesquels les animaux, êtres de fuite, contraignent le chasseur à une herméneutique qui met l’homme en compétition avec l’intelligence animale (« Chercher l’indice, écrire l’esquive : l’animal comme être de fuite, de Maurice Genevoix à Jean Rolin »). J.‑P. Engélibert évoque pour sa part les beaux récits de Mario Rigoni Stern, et les fragiles pactes dont ils se font les recueils (« La guerre et la pitié. Hommes et bêtes dans quelques œuvres de Mario Rigoni Stern »). Enfin Lucie Desblache (« Sur la trace des bêtes. Nouvelles écritures caribéennes du vivant ») trouve dans la prose de Chamoiseau, Glissant, Maximin, une multiple présence des espèces qui va à l’encontre de « l’espécisme humain », et lui semble proposer une « poétique de la réconciliation entre différents êtres humains, tout autant qu’en êtres humaines et non humains » (p. 211).
10Une cinquième section, « Le littéral et le philosophique : écriture du hiatus », regroupe deux articles qui se prolongent l’un l’autre et interrompent ou déplacent un peu le récit tragique qui parcourt le livre, notamment parce qu’ils font soudainement apparaître la question de l’espèce (le rat, la souris, et non l’animal) et celle de ce qu’il figure. Henri Garric (« Quelques hommes à tête de souris. Réflexions sur le “dessin animalier” dans l’art et la littérature au xxe siècle ») étudie les jeux de neutralisation, d’effacements des différences que permettent certains textes (dont un récit de Kafka), le travail sur le « hiatus essentiel qui sépare dans l’homme, l’homme de l’animal » (p. 219) alors que les hommes à têtes d’animaux sont devenus « à partir du xixe siècle et surtout au xxe siècle, la représentation de loin la plus courante de l’animal dans la civilisation occidentale » (p. 220). De Mickey, qui se tient au plus loin du hiatus mentionné, aux souris d’Art Spiegelman (Maus, 1986 et 1991), cet article travaille « l’instabilité de l’identification » et le rôle de l’humour dans les mises à distance du pathos propre à l’évocation du génocide. Ce travail sur la figuration, l’article de Tiphaine Samoyault (« Littéralité des rats ») le pousse dans un sens un peu différent, qui s’intéresse à la présence des rats dans quelques textes de la littérature occidentale auxquels on revient toujours — la Lettre à lord Chandos, L’Homme aux rats, Hamlet principalement —, mais aussi dans une nouvelle d’Eugenio Montale et dans La Vie mode d’emploi. « Animal du siècle » (p. 241), le rat dé-figure ou « sur-figure » par une littéralité qui vient se situer toujours, dans les textes étudiés, là où une littéralité manque, au lieu du « lipogramme » si l’on veut (significativement, c’est la seconde référence au livre de Georges Perec dans le volume). L’article propose un parcours à travers ces « manques » que la présence du rat vient épouvanter ou combler (chez Bataille).
11La dernière section propose trois articles qui mettent la question animale « à l’épreuve de l’histoire ». Isabelle Poulin interroge les « mémoires d’outre-animal » dans trois textes (de Sepulveda, Pelevine, Gospodinov). La souffrance animale donne accès à l’entrée brutale dans la mort de masse, par les images qu’elle suggère, mais aussi par le choc que constitue, chez Kafka notamment — autre figure présente tout au long de l’ouvrage — le fait de se transporter dans la conscience d’un animal, « comme pour sortir de l’anesthésie qu’implique le fait, étant humain, d’être habitué à l’humain » (Pierre Pachet, cité p. 252). C’est le travail du déplacement vers « le versant animal » de la souffrance qu’examinent ces récits de barbarie. L’article de Lucie Campos en passe par une question de Jeremy Bentham sur la souffrance animale pour examiner les « poétiques philosophiques de l’animal » que proposent les textes de W.G. Sebald et J.M. Coetze, voire les perturbations que les figures animales introduisent dans l’œuvre littéraire. Un classement est proposé des enjeux de cette présence — pouvoir de la fiction renouvelée par les figures animales, leur rôle dans l’écriture de la compassion, une réflexion sur la traductibilité à laquelle conduit leur présence dans la littérature : ce qui semble au demeurant compris dans la notion même de « figures » animales. Une conscience historique se construirait ainsi autour de l’animal comme figure d’une « éthique restreinte », invitant à une interrogation critique sur un « partage du vivant » (p. 273).
12Il est significatif que le dernier article, proposé par Catherine Coquio, cherche les voies d’un sens de l’humour que le « sens de l’animal » lui semble contredire, mais aussi le « fondement de gravité » qui « en lieu et place d’une science de l’homme et de l’animal, produit un récit grave et même apocalyptique » (p. 280). Cette gravité, elle la date de l’entrée de l’animal en philosophie et en politique, des années quatre-vingts principalement, qui ont trouvé en l’animal une figure de la victime, au risque que la cause animale s’entache « d’esthétisme apocalyptique » (p. 285). L’animal, ici encore, comblerait un manque — « celui d’une culture en mal de nature, d’une éthique en mal de valeurs, d’une philosophie en crise » (p. 287). Mais l’éthique n’est-elle pas toujours en quête d’objets et de valeurs à produire… ? aurait-on envie de répondre. Ce qu’essaie plus justement de penser l’article de C. Coquio, c’est ce que fait la question animale à la philosophie, comment celle-ci s’y retrouve, revient à elle‑même ou à ce dont elle aurait été privée (le singulier, le pathos, l’informe…) et à « ce qu’elle imagine être la poésie » (p. 289). D’où les emprunts des philosophes à la littérature, qui lui permettent de « réouvrir le pathos », là où, dans la littérature, l’humour sait se rire de l’apocalypse. L’animal serait aujourd’hui le recours pathétique d’un homme privé de Dieu, privé d’un dieu pour le regarder… On y pense beaucoup en effet, au regard de Balthazar2, absent de ce recueil.