Philologues & conteurs d’hier à aujourd’hui
1Thomas Gueullette et Joseph Bédier, tous les deux philologues et amoureux des contes, ont connu pour leurs travaux un relatif succès avant de faire face à un déclin relatif (même si Joseph Bédier reste une figure majeure, certains de ses travaux sont passés sur un plan secondaire : il faut passer commande aux États‑Unis si l’on souhaite acquérir les Études critiques !). Le rapprochement entre ces deux publications est ici relativement forcé, mais pourrait servir à attirer l’attention sur le traitement actuel de la question de la philologie : l’établissement des textes ne semble plus revêtir le même enjeu qu’à certaines époques voire qu’auprès de certaines personnes plus sensibilisées à ces pratiques (comme les médiévistes).
Bédier ou l’hygiène de la recherche
2Alain Corbellari, professeur à l’Université de Lausanne et auteur notamment d’un exhaustif (et particulièrement utile) Joseph Bédier, écrivain et philologue (Droz, 1997), fournit un volume Philologie et humanisme aux éditions Classiques Garnier, compilation d’articles et préfaces inédits en volume. A. Corbellari légitime la nécessité de cette publication en voulant réparer une injustice : les contemporains de Bédier avaient reçu un hommage similaire par la publication de Mélanges, pourquoi n’y aurait-il pas droit ? Or, ce raisonnement, qui semble anachronique (même s’il se maintient sous sa forme universitaire d’hommages ou de mélanges envers un professeur partant à la retraite), n’enlève pourtant rien au mérite de la résurrection de certains de ces textes. Si Bédier est essentiellement connu pour son travail éditorial notamment autour de Tristan et Iseult, le mérite de cette publication est d’accroître la diffusion de ses travaux philologiques (et de faire connaître la rigueur de la démarche de Bédier). Dans cette optique, une réédition des Études critiques serait également nécessaire (malgré le fac-simile proposé aux États‑Unis).
3A. Corbellari offre une édition proposant un ensemble de textes classés en sept grandes thématiques, suivant un ordre plus ou moins chronologique. Chaque classement ayant son inconvénient, celui-ci en vient à grouper des textes d’intérêts divers : des articles approfondis, des comptes-rendus ou des discours de circonstance. Le classement thématique est relativement utile dans l’optique d’une lecture selon l’angle de l’histoire littéraire. La septième et dernière partie est peut-être la plus contestable, « Histoire de la philologie et humanisme » : elle ressemble davantage à une partie créée par défaut ; la philologie reste d’ailleurs un des éléments majeurs que partagent la plupart des articles, et paradoxalement, les textes rassemblés dans cette partie sont souvent des textes de circonstances, qui nous renseignent moins sur les théories de la philologie que sur l’histoire des institutions. Ainsi, les textes qui s’intéressent le plus à la question philologiques ne sont pas forcément regroupés dans la section en question.
Quelques rares textes secondaires ?
4Parmi les textes de circonstance ou d’intérêt moindre (pour passer rapidement sur les faiblesses du contenu, qui restent tout de même peu nombreuses), outre certains discours comme celui « Pour le cinquième centenaire de l’Université du Louvain », on trouve ce qui ressemble à des commandes, comme la préface assez improbable au recueil L’Éducation poétique de Paul Quintal-Dubé : Bédier y joue incontestablement le rôle de prête-nom, pour un genre poétique pour lequel il n’avait jamais manifesté son attachement ; et la dernière phrase du texte fourni (rappelant la première) se manifeste par sa grandiloquence et surtout sa vacuité : « Voix d’outre-mer, voix d’outre-tombe, si vivante pourtant, si proche de nous, si bien accordée à nos âmes ». Improbable l’était encore le goût de Bédier pour l’œuvre d’Edmond Rostand : élu à l’Académie française, Bédier est contraint de faire l’éloge de son prédécesseur. Si l’analyse qu’il fait de son œuvre est certes rigoureuse, elle reste tributaire d’un exercice imposé. A. Corbellari croit (sans avoir l’air persuadé) voir dans cette analyse un Bédier précurseur de la psychocritique de Charles Mauron, alors qu’il s’agit davantage d’une solution trouvée par le philologue pour savoir quoi dire sur l’œuvre d’un auteur qui n’a jamais été l’objet de ses préoccupations, et sur les constantes de cette œuvre (qui ne sont que des prétextes pour l’analyse).
5Certains autres textes semblent d’un intérêt secondaire ou par excès de vulgarisation ou par (ce qui peut revenir au même) manque de développement, tels la « Préface à Gustave Michaut, Aucassin et Nicolette » (dans laquelle on appréciera toutefois l’éloge du travail philologique de Michaut, auteur par ailleurs d’une intéressante édition des Pensées de Pascal), le « Roman de Lancelot du lac » (pour lequel A. Corbellari reconnaît le « vague des considérations ») ou encore le « Jasmin d’argent », texte composé à l’occasion des jeux foraux d’Agen.
6Un autre article, comme la notice « Boileau » dénote des autres pour la méthode même suivie par Bédier, s’agissant d’un article d’Histoire littéraire ; on regrettera simplement que les éditions Garnier n’aient malheureusement pas (pour des raisons certainement financières) reproduit les deux illustrations que Bédier détaille et commente.
Les passions de la recherche
7Mais heureusement, le volume est loin de ne contenir que des textes de circonstance, ceux d’ailleurs qui à première vue peuvent le paraître révèlent souvent les préoccupations personnelles de Bédier. Ainsi du texte « La société des anciens textes français », qui échappe à la commande initiale, car la sincérité de l’éloge pour la Société en question témoigne de l’enthousiasme avec lequel Bédier voudra mêler son amour d’un corpus littéraire à sa rigueur philologique (et méthodique).
8Certains articles, mêmes s’ils n’apportent pas systématiquement de trouvailles philologiques, reflètent la passion de Bédier pour cette littérature : « L’esprit de nos plus anciens romans de chevalerie » présente l’originalité dont ont fait preuve les auteurs de chansons de geste tout en répondant à un esprit de système dans leur écriture.
9Là où la passion de Bédier s’affirme le plus est certainement cette « Préface à la Châtelaine de Vergy » : outre qu’il précise la méthode suivie pour l’édition, il rappelle quelques caractéristiques communes des personnages des fééries, ce qui devient l’occasion pour lui de faire au lecteur le récit d’un conte féérique : Trois chevaliers et del chainse. La présence de ce récit permet d’éviter de « disserter » et — par le rapprochement avec un conte bien différent qu’est la Châtelaine de Vergy — de montrer que dans ces contes règne « la même mystique du sentiment, le même paganisme ingénu et subtil ». Ce qui trahit surtout une profonde admiration de Bédier pour ces contes.
10Cette passion est bien évidemment présente lorsqu’il est question de Tristan et Iseut, dans les deux articles « La mort de Tristan et Iseut » (où il commente le manuscrit 103, alors peu étudié) et « Iseut la blonde, quelques-unes de ses métamorphoses ». Ce second article surtout, permet de mieux comprendre la préférence de Bédier pour la version de Béroul. Bédier part des éléments communs des différents conteurs du Tristan et Iseut, et s’attache à quelques variantes grâce auxquelles chaque conteur donne sa propre lecture de la légende (car pour « autant de poètes, autant d’Iseut »). Bédier précise les vues de trois versions en particulier : celles de Wagner, de Gottfried et de Béroul, le commentaire de la version de Béroul semblant répondre à ses préférences, celle-ci étant censées être « la plus largement humaine » et contribuant à donner à la légende une forme « racinienne », « chrétienne ».
De la philologie
11La philologie reste le liant principal entre les articles. Quelques-uns cherchent directement à sensibiliser non aux problèmes particuliers qu’elle peut soulever, mais à sa présence. Dans « De l’édition princeps de la Chanson de Roland aux éditions les plus récentes », composé à l’occasion de la commémoration de l’édition princeps du manuscrit d’Oxford, Bédier insiste moins sur la démarche spécifique menée par Francisque Michel que sur son parcours : il fait alors le récit des coulisses de cette entreprise éditoriale, ce qui a le mérite de ne pas cloisonner la philologie dans les théories pures, mais de montrer les impératifs souvent matériels et le poids des rencontres. Dans « Les lais de Marie de France », Bédier évoque également quelques philologues germanistes, avant de finir son article par une autre problématique sur laquelle se concentrent de nombreux articles : la question de la filiation entre les genres ainsi que les raisons de la genèse de ces mêmes genres. La quatrième partie de l’article s’ouvre ainsi sur le constat selon lequel « les grands romans de la Table Ronde proviennent de ces lais bretons ».
12Car la filiation entre les différents genres et leur apparition reste problématique, et Bédier de s’interroger sur les vérités que l’on croit avoir formulées. Les deux articles « La poésie en France au jour de la première croisade » et « Le Moyen âge », lesquels partagent des éléments textuels (on peut comparer des paragraphes p. 27 et p. 40), confirment cette attitude. Il s’agit, dans le premier article, d’examiner, à partir d’un vers écrit aux alentours de 1275, diverses hypothèses concernant l’écriture de la poésie : il remet notamment en cause l’hypothèse des « foules créatrices », pensant au contraire que les origines de la chanson de geste seraient aristocratiques voire cléricales (concernant plus précisément des clercs lettrés). Fait plus étonnant encore, il semble remettre en cause l’entreprise philologique tendant à retrouver les textes originels : « au lieu de nous épuiser à la recherche des hypothétiques versions primitives des poèmes qui sont entre nos mains, il fallait accepter ces poèmes tels qu’ils sont ». Surtout, le point qui préoccupe particulièrement Bédier est ce « miracle », à savoir le moment de l’émergence de la littérature en France. Il formule l’hypothèse de « l’éclosion simultanée de tous les genres », vers l’an 1075, doutant de l’influence de l’existence d’une pratique populaire de la poésie (supposant que l’influence des Croisades est certainement plus déterminante), ce qui remet en cause l’opposition idéologique que certains historiens ont proposé entre chanson de geste et délicatesse de la poésie courtoise. Bédier écrit donc « Le Moyen âge » en réaction contre une série d’articles contemporains sur cette littérature : l’article, de façon polémique, reflète son esprit critique.
13Une autre remise en cause figure dans l’article sur « Les plus anciennes chansons de France » (p. 217‑243) où, contrairement à ses contemporains qui voient dans ces chansons des formes anciennes du lyrisme populaire, Bédier pense que ces formes sont héritées de pratiques aristocratiques.
14L’article « Les fêtes de mai et la poésie lyrique au Moyen-âge » fait état d’autres remises en cause, formulées toujours avec prudence et sans arrogance, Bédier évitant de décrier un chercheur lorsque ses choix ne correspondent pas aux siens ; il en va ainsi dans le compte-rendu « Les anciens poètes de la langue d’oc », où Bédier s’abstient de toute critique blessante, évoquant ses visions sous la forme de regrets (notamment lorsqu’il revendique que les textes paraissent de façon bilingue).
15Enfin, il ne faudrait pas passer sous silence deux articles aussi efficaces que quelques-uns des articles (la contestation de paternité du Paradoxe sur le comédien et l’attribution d’un poème à Chénier) réunis dans le recueil Études critiques. Même s’ils examinent un cas précis, leur intérêt déborde largement le cas étudié, car le principe même de ces démonstrations est qu’elles répondent à une méthode, à une rigueur, qui peuvent s’appliquer à des textes a priori très éloignés.
16Le premier est l’article « La composition de la chanson de Fierabras. Dans l’optique de retrouver les origines de cette chanson, Bédier réalise une démonstration philologique presque mathématique (il est souvent d’ailleurs dans le langage de la déduction) : il part systématiquement de plusieurs constats, lesquels soulèvent diverses hypothèses, qui, discutées, sont résolues pour obtenir de nouveaux constats. Il s’interroge (après avoir constaté que la chanson de Fierabras a diverses sources) sur l’éventualité de l’existence d’une « chanson primitive » (l’équivalent en quelque sorte de la Qelle dans la philologie allemande). En s’appuyant sur les travaux de Philippe Mousket, il examine une source dont la chanson de Fierabras se serait inspiré. Mais, Bédier relativise l’influence de cette source et avance qu’elle présente des divergences notables avec la chanson de Fierabras, divergences qui s’expliquent par le contexte qui a commandé à son écriture, à savoir la foire de l’Endit à Saint-Denis. La démonstration est donc une lente enquête qui fait apparaître après une série d’hypothèses remises en cause des éléments initialement inattendus.
17Le second article est « Sur une pensée de Pascal ». Cet article reflète l’approche critique que Bédier met en œuvre dans ses Études critiques. Son analyse mériterait d’être perçue comme un cas d’école : à partir de l’étude du manuscrit, Bédier déduit que l’une des pensées, présente sur les manuscrits, ne serait pas de Pascal et devrait ainsi être rejetée des futures éditions des Pensées. L’attribution n’est pas contestée à travers un examen graphologique (puisque des Pensées de Pascal étaient transcrites de la main de sa sœur ou de celle de Mme Périer) lequel ne serait donc d’aucune utilité, mais grâce à un examen de la signification de la pensée elle-même, laquelle serait un commentaire explicite mentionnant un nom d’emprunt de Pascal, et que n’aurait pas pu formuler Pascal lui-même. La lecture des textes de Bédier n’est donc pas destinée uniquement aux intéressés des thèmes abordés, mais mériterait (notamment pour ces derniers) de figurer dans les corpus critiques des enseignements abordant la recherche littéraire et la philologie.
18Chaque article est suivi d’une notice où A. Corbellari apporte succinctement mais suffisamment des éléments sur le contexte et sur les principaux points d’intérêt des articles. On peut simplement regretter (néanmoins A. Corbellari explicite cette raison) que les théories de Bédier ne soient pas (ou plutôt rarement) mises en perspective par rapport aux théories ultérieures, éventuellement contradictoires. Les bibliographies accompagnant chaque article contribue cependant à minimiser cette lacune.
Les Contes de Gueullette
19L’édition des Contes de Thomas Gueullette en trois volumes sous la direction de Jean-François Perrin concerne également un philologue à ses heures, mais qui transmet les contes non en les examinant ou en les éditant mais en les recomposant. Ainsi, si Gueullette fut à certaines occasions un philologue, en revanche, lorsqu’il se fait Conteur, l’enjeu philologique est absent à ses yeux : il s’agit de se faire passeur de traditions orales ou écrites, de diffuser (et donc d’adapter) pour un nouveau public des textes réalisés pour d’autres sociétés.
20Une charte éditoriale est proposée par J.‑Fr. Perrin (le directeur de l’édition en trois volumes), qui régit l’établissement des textes et leur accompagnement. L’équipe réunit par J.‑Fr. Perrin est dans sa large majorité proche de l’équipe Féérie et sa légitimité peut ainsi difficilement être mise en cause.
L’érudition du conteur
21Thomas-Simon Gueullette (1683-1766), avant d’être un homme de Lettres, devient très jeune un substitut du Procureur du Roi, siégeant aux jugements. Il s’intéresse à l’histoire criminelle et mène d’importantes recherches qui constituent les larges archives qui dorment aujourd’hui à la Bibliothèque de l’Arsenal. Cela témoigne d’une facette de la personnalité du conteur, à savoir un goût pour les récits souvent cruels (les Contes n’en manquent pas) mais aussi une grande expérience de lecteur. Un goût prononcé pour la lecture qui se trahit également par un souci, malgré le merveilleux, de recherche, qui se manifeste en particulier dans Les Sultanes de Guzarate où Gueullette apporte au lecteur (à travers ses annotations) de nombreuses précisions géographiques ou lexicologiques. Son érudition et sa bibliophilie se ressentent également dans le goût qu’il porte pour certains contes orientaux dans lesquels le motif du livre (notamment dans les Contes Tartares, motif qu’analyse efficacement Carmen Ramirez) tient une place importante, et accentue la mise en abîme déjà créée par le système de récits emboîtés.
22Car Gueullette, qui s’illustre dans la vogue que connaissent les contes, est autant un grand lecteur de ces textes qu’un prolifique conteur. Si bien que pour certains contes, l’authentification reste incertaine. Publiées de façon anonyme, l’attribution des Mille et une heures (Contes péruviens) à Gueullette est problématique, Gueullette n’ayant, dans le codicille de son testament, revendiqué que les dernières Heures : il s’agit en effet d’un recueil inachevé en 1733, dont l’édition de 1759 présente une version complète. L’éditrice du recueil, Marie-Françoise Bosquet, suppose que l’indication en couverture (« Nouvelle édition (...) par l’Auteur ») prouverait que le continuateur et l’initiateur ne sont qu’une seule personne (Gueullette), et ce malgré le codicille (reproduit p. 2115-2119), où Gueullette écrit : « Il [Thomas-Simon Gueullette parle à la troisième personne] a donné une nouvelle édition des Mille et une heure contes péruviens, D’un auteur inconnu, qui n’estoient pas finis, Le sieur Gueullette les a agencé 2 vol. in‑12 ». Toutefois, reconnaissant que cette probabilité n’est pas une certitude, Bosquet préfère prudemment parler de l’ « auteur » ou du « conteur » plutôt que de « Gueullette ».
L’examen des structures
23L’un des intérêts principaux de l’édition dirigée par J.‑Fr. Perrin est précisément de répondre à la caractéristique de ces contes, à savoir leur structure et leurs sources principales. Un examen exhaustif et assurément de longue haleine des différentes sources d’inspiration de Gueullette a été accompli par les différents éditeurs. Si chaque éditeur a sa manière pour présenter les sources, la présentation de ceux-ci reste pleinement convaincante, souvent à l’appui de reproductions d’extraits comparant l’hypotexte au texte des Contes (ce que fait Christelle Bahier-Porte, p. 163). Le lecteur pourra plus facilement juger le degré d’inspiration de Guellette, voire vérifier le caractère probable de l’hypotexte (p. 1650). Les influences sont parfois apportées en notes qu’elles soient ponctuelles (cf. p. 1006) ou plus conséquentes (p. 1031, 1235, 1239, 1244, 1252 etc. représentant des passages entiers, dont l’éditeur met en valeur les éléments repris), témoignant de l’effort de recherche des hypotextes réalisé par les éditeurs. Effort qui se retrouve également dans la vérification des sources données par Gueullette en notes de bas de page : le crédit qu’on ne pourra qu’apporter à cette édition tient donc au fait que les éditeurs ne se contentent pas d’accumuler les informations voire les indications données par Gueullette mais les vérifient (cf. p. 1218).
24Gueullette s’inspire de nombreux contes orientaux (et d’histoires avec pour la plupart des éléments de la tradition du monde musulman) desquels il puise généreusement les histoires voire les structures, produisant des sortes de patchwork, de superpositions de contes choisis. Gueullette répond parfaitement aux attentes du public et aux goûts des salons. Il présente ses contes comme des traductions de manuscrits retrouvés (pour Les Soirées Bretonnes), comme une sélection d’histoires (Contes Tartares), comme une succession d’aventures singulières et amusantes (Contes chinois) ou comme des récits inventés et orientalisés ou « habillés à la tartare » (Les Sultanes de Guzarate).
25Chaque recueil contient une histoire ou récit-cadre, dans laquelle s’encastre un nombre important de contes. À cet égard, Gueullette s’inscrit dans la vogue des « traductions » de Contes orientaux, n’hésitant pas à évoquer Galland (p. 1149) et ses Mille et une nuits (deux recueils s’intitulent d’ailleurs Les Mille et un Quarts d’Heure et Les Mille et Une Heures). La dimension orientale est flagrante, malgré les indications légèrement trompeuses de « Contes péruviens » par exemple (Marie-Françoise Bosquet explique parfaitement que l’expression « orientale » est à entendre dans un sens large, compte tenu des représentations géographiques). Chacun des éditeurs des différents Contes s’est largement attaché à examiner l’agencement des contes entre eux, et en particulier la structure du récit-cadre. Les notices accompagnant chaque recueil propose un examen détaillé des différents récits enchâssés et de l’histoire cadre.
La ligne éditoriale
26J.‑Fr. Perrin, pour l’édition des Contes de Gueullette, a confié chaque recueil à un responsable. Fonctionnement qui immanquablement conduit à des manières différentes d’éditer les textes et surtout de se représenter l’appareil critique que J.‑Fr. Perrin propose pour chaque recueil, à savoir : une « Introduction », une note sur l’ « Établissement du texte », une « Notice », une « Histoire éditoriale du texte », des notes de bas de page et des annexes.
27Paradoxalement, cette charte éditoriale imposée est à l’origine des (rares) points faibles de l’édition, car certains éditeurs ont pu interpréter différemment les consignes données. Ce qui est assez flagrant notamment pour l’ « Histoire éditoriale du texte » : dans l’édition des Mille et une heures (p. 2043), il s’agit d’évoquer les trois versions autorisées du texte (à savoir d’indiquer les matériaux de travail) ; pour celle des Soirées bretonnes, il s’agit d’une bibliographie matérielle des éditions 1712 et 1786, indiquant également la localisation des exemplaires existants (méthode notamment en vogue dans la textologie russe, et qui a prouvé son efficacité) ; pour celle des Contes chinois, mongols et tartares, cela devient une bibliographie de l’ensemble des éditions françaises et étrangères jusqu’à nos jours.
28Dans le cadre de l’établissement de l’évolution des recueils (quand évolution il y a eu), les choix ont été opérés également selon une approche personnelle et ne résultent pas d’une concertation voire d’une réflexion commune sur l’efficacité des appareils critiques. Ainsi, les Contes péruviens ont connus deux versions très différentes, entre 1733 et 1759, la seconde version ajoutant 66 heures ; l’indication de l’évolution entre les recueils est placée en note de bas de page (p. 1845) où l’éditrice, à la fin de l’heure xxiv, écrit que la deuxième édition compte « sept Heures de plus sans compter la conclusion du récit-cadre » : la localisation de cette information est-elle judicieuse, étant placée à l’endroit où se finissait la fin du volume 1 dans la première édition ? Une autre précision est apportée p. 1989 pour indiquer la fin du récit dans la première édition. Pour indiquer l’évolution entre des états des Mille et un quart d’heures, la solution adoptée est différente : dans les annexes (p. 2067), est reproduit un tableau à deux colonnes, intitulé « table des matières des éditions de 1715 et 1753 », à savoir un tableau permettant de suivre précisément (grâce à un usage simple mais efficace du gras) l’évolution du recueil. Ces informations sensiblement similaires ne sont donc pas proposées uniformément au lecteur.
29Les trois volumes se terminent par des annexes conséquents et divers outils pour le lecteur. Pour chaque recueil, des annexes sont apportées : des indications de sources des différentes récits (aspect sans doute le plus abordé par les différents éditeurs, particulièrement préoccupés par la genèse des contes), des comptes-rendus contemporains, des indications bibliographiques sur des publications contemporaines touchant à des thématiques largement abordés dans les récits, et surtout un aperçu de la réception des Contes du xviiie siècle à aujourd’hui. Pour les outils à destination du lecteur, des résumés pour chaque récit (qui aurait peut-être mérité d’être imprimé dans un corps typographique moindre) et un index des personnages (permettant de retrouver dans quel récit le personnage apparaît).
Le problème de l’établissement des textes
30Le texte des Contes est modernisé, et chaque volume est accompagné d’un large examen critique qui reflète le travail important accompli par chaque éditeur. Cette modernisation pose a priori un problème en raison de l’emploi de l’expression « édition critique » pour désigner la publication : il convient de constater que cette expression, qui désignait l’examen comparé des différents états d’une même œuvre, a définitivement perdu de son sens. Mais, sans juger pour autant cette évolution, on peut s’interroger sur les conséquences de ce changement : la modernisation est-elle préjudiciable dans la connaissance des textes ? Assurément oui, dans la stricte mesure ou un choix de variantes est donné, où l’établissement du texte peut varier d’un éditeur à l’autre et surtout dans la mesure où un chercheur ayant besoin de se référer à un texte « sûr » (pour des questions de philologie, de stylistique, etc.) aura certainement à se référer aux éditions originales. En revanche, cette modernisation est assumée par plusieurs raisons : tout d’abord, l’édition s’inscrit dans la collection « Bibliothèque des Génies et des Fées » qui précise que l’ensemble des textes de la collection sont modernisés ; ensuite elle se légitime par le genre des textes (des contes) qui sont, a priori, destinés à un public large et non obligatoirement érudit. La modernisation a donc pour principal avantage le confort de lecture (qu’on apprécie assez dans le cas de textes particulièrement longs), en particulier pour des textes pouvant être proposés à un large public. Mais il reste un écart relatif entre ce côté souvent savant de l’édition et l’accès facilité au texte. Cette modernisation ne suit d’ailleurs pas de règle précise qui serait imposée à tous les éditeurs et malheureusement, elle est parfois interprétée différemment : si la graphie est modernisée, quelques modifications supplémentaires sont apportées, souvent explicitées en notes de bas de page, essentiellement dues à un écart trop important entre la langue du xviiie siècle et la langue actuelle, voire résultant d’une volonté de corriger une erreur de grammaire ou d’accords (remplacement d’un conditionnel, p. 1861). Car l’établissement reste pour certains éditeurs une question secondaire, chaque éditeur explicitant le choix du texte de base, avec de rares exceptions légitimes (une leçon pouvant être préférée ponctuellement, cf. p. 1940, en raison de l’éventuelle coquille du texte de base).
31Malgré ces remarques, l’édition critique en trois volumes est le fruit d’un travail considérable et restera un outil de travail important pour tout dix‑septiémiste préoccupé par le merveilleux et plus largement (grâce aux différents examens accompagnant chaque recueil) pour tout chercheur travaillant sur l’intertextualité et la structure des contes.
32L’édition des Contes par l’équipe réunie autour de Jean-François Perrin et le recueil d’articles de Bédier par Alain Corbellari soulèvent involontairement la question de la philologie de façons différentes : l’édition critique des Contes en s’inscrivant dans une collection qui modernise ses textes et le recueil des articles de Bédier en orientant la lecture des articles concernés davantage selon l’angle de l’histoire littéraire que selon celui de la démonstration philologique ; ce qui témoigne d’un abandon contemporain relatif des problématiques de l’établissement des textes au profit de l’examen critique de ceux-ci et notamment de leur lecture intertextuelle, dont l’édition des Contes est un excellent exemple.